Impressionnistes et Nabis en gloire à Vienne
Que ne dira-t-on jamais assez l’importance zénithale des collectionneurs dans l’histoire de la peinture et plus généralement celle de l’histoire de l’art.
Mécènes, esthètes certes, évidemment à la manière des grands Italiens de la Renaissance florentine, défricheurs curieux, médiateurs entre les artistes, les marchands, la critique et le public, amoureux et souvent thésauriseurs épidermiques d’une idée du beau, amis et confidents d’artistes le plus souvent, le vingtième siècle ( très certainement de ce point de vue le siècle le plus riche et le plus fécond, sa mise à distance aujourd’hui nous permet plus simplement analyses objectives et recherches) qui a connu tant de bouleversements, de révolutions et d’évolutions dans l’histoire de la pensée et des sociétés humaines a été prolixe en personnalités ou familles qui rivalisaient de passion, de moyens et d’enthousiasme pour collectionner et acquérir les œuvres de leurs contemporains et tout particulièrement la peinture française parmi les œuvres des Impressionnistes, des Cubistes ou des Nabis
Ce phénomène au demeurant portait en lui-même les ferments de la mondialisation, ainsi des États-Unis d’Amérique, de France bien entendu, de Russie ou du Japon par exemple avec Matsukata Kōjirō 松方 幸次郎 ou Shōjirō Ishibashi 石橋 正二郎.
Vincent Van Gogh. Deux tournesols (1887) Huile sur toile, 50/60cm
L’Albertina de Vienne présente actuellement et jusqu’au 24 mai, une exposition consacrée à lacollection Hahnloser et l’on peut y admirer des œuvres de Pierre Bonnard, Ferdinand Hodler, Henri Matisse, Félix Vallotton, Henri Manguin et aussi de leurs devanciers tels Cézanne, Renoir, Toulouse-Lautrec, Van Gogh pas moins !
Déjà à Paris en 2015 le musée Marmottan avait consacré une exposition à cette prestigieuse collection.
Arthur Hahnloser (1870-1936) et son épouse Hedy Bühler étaient tous deux issus de familles prospères suisses zurichoises qui avaient faient fortune dans l’industrie du coton. Arthur Hahnloser choisit une autre voie, celle de la médecine et devint ophtalmologue. Ils firent construire à Winterthour leur résidence, la villa Flora qui devint célèbre tout à la fois comme pépinière d’artistes (ils avaient de nombreux amis peintres ou sculpteurs qui venaient leur rendre visite) mais aussi qui suscitait auprès des habitants de Winterthour une certaine pusillanimité, et dont on se tenait à l’écart car s’y trouvaient exposées des peintures de femmes nues qui choquaient la bonne morale bourgeoise conformiste pour n’en pas dire davantage ! La maison regorgeait de peintures où l’on ne savait plus les mettre, chaque pièce débordait de tableaux et jusqu’aux murs de la salle de bain. Le bon temps aussi où l’on aimait écrire et entretenir des correspondances ! Ainsi de celles d’Arthur Hahnloser avec Pierre Bonnard ou Félix Vallotton.
Quelques peintures parmi tant d’autres
Près de 120 œuvres à admirer. Un Enlèvement d’Europe par Félix Vallotton. La princesse Tyrienne est vue de dos et nue s’apprêtant à monter à croupe sur Zeus devenu taureau, tandis que dans le ciel lointain un nuage s’apprête à point nommé à dissimuler leur fuite. Europe est toute de chair et de volupté, d’une beauté toute rubénienne et sculpturale, et l’union en devenir de la belle et du dieu dans la fusion de leurs différences dionysiennes ne pouvait que provoquer le trouble pour ceux qui ignorent ou feignent de ne pas connaître les transports du désir, de la volupté et de la passion.
Félix Vallotton. L’Enlèvement d’Europe. 1908 Huile sur toile (130 × 162 cm)
Dans le même registre et toujours de Félix Vallotton, La Blanche et la Noire (114 × 147 cm) (illustration de l’entête). Deux femmes, l’une sommeillant allongée sur un lit recouvert d’un drapé d’une rare élégance, l’autre assise et fumant, le regard comme happé par le spectacle hypnotique de sa compagne alanguie, agencement des couleurs, le rouge du chapeau de la femme noire répond symétriquement au rose des joues de la belle endormie qui s’abandonne dans son sommeil, deux couleurs de peau comme dirait Claude Nougaro, deux positionnements, deux attitudes, double illustration, contraste des couleurs, horizontal contre vertical, l’on ne peut s’empêcher bien entendu de penser à Olympia de Manet. Le réel (terme on ne peut plus ambigu et inadapté) se frotte à l’abstraction du mythe. La nudité des corps dans leur primesautière et naturelle apparence quelque peu saphique, un contraste social doublé d’ un érotisme exacerbé par les diagonales.
Henri Manguin. Nu sous les arbres (1905)
Nu sous les arbres d’Henri Manguin. Ah le fauve, ah la bête ! (le peintre évidemment), et ces fesses voluptueuses, (car foin de pudeur et d’hypocrisie bigote ou bêtement partisane et de mode ! ), quelle appétence, quelles vibrations des couleurs, de la lumière qui éclate et aveugle sous le soleil de midi, et des formes rebondies et souriantes, la chair qui se fond avec la nature, un hédonisme parfait, une centralité même du sujet tandis que le visage est laissé dans l’ombre. Leçon de l’usage de la couleur directement issu des maîtres de l’Impressionisme et l’on ne peut ici qu’évoquer Auguste Renoir et le papillottement des tons et des nuances. Proximité aussi avec Henri Matisse dont il fut ami à l’atelier de Gustave Moreau qu’ils fréquentaient l’un et l’autre. On pourrait même aller à penser en voyant ce tableau de Manguin à une peinture de sculpteur
Édouard Vuillard. La partie d’échecs à Amfreville (1905°
Joueurs d’échecs sur le port d’Amfréville (1906). Édouard Vuillard, un autre Nabis, une peinture presque monochrome, quasi minérale, si ce n’était cette cravate rouge qui contraste avec cet échiquier qui appelle cet effet de lumière alternative.
Van Gogh. Le café de nuit en Arles. (1888). 70/89cm. ©Reto Pedrini
Et puis aussi ces Van Gogh, d’abord ce Café de nuit en Arles peint en 1888, une gouache de 44/ 63cm . « Je viens de terminer une toile qui représente un intérieur de café la nuit éclairé par des lampes. Quelques pauvres rôdeurs de nuit dorment dans un coin. La salle est peinte en rouge et là-dedans sous le gaz le billard vert qui projette une immense ombre sur le plancher. Dans cette toile il y a six ou sept rouges différents depuis le rouge sang jusqu’au rose tendre faisant opposition à autant de verts pâles ou foncés. » ou encore ces deux tournesols, huile sur toile de 50/ 60,7cm. Ils recèlent comme une vie intérieure, et leur dessin a quelque chose de quasi organique un peu à la manière d’un Dürer tant ils sont vivants et précis dans leur représentation, avec en plus cette touche de mystère nerveuse et vibrionnante, marque de l’Hollandais à l’oreille tranchée. Et tant d’autres œuvres superbes qu’on ne peut là toutes les citer…
Vous allez à Vienne, ne manquez pas cette exposition à l’Albertina et au passage donnez un grand bonjour à Sigmund Freud, Arthur Schnitzler ou Franz Kafka !