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La Catalogne en crise

par Jean-Pierre Pister

La « Generalitat »de Catalogne s’étend sur 31 950 km² au Nord-est de la péninsule Ibérique et compte 7 508 000 habitants, soit 17 % de la population de l’ensemble de l’Espagne. Les troubles qui ont marqué cette région, en octobre 2017, ont révélé à l’opinion européenne et internationale sa spécificité. Le pseudo référendum du 1eroctobre 2017, l’allocution du roi d’Espagne le 3 octobre suivant à la télévision, la fuite de certains leaders indépendantistes à l’étranger et la reprise en main de l’ensemble de la Généralité par le gouvernement espagnol ont constitué les temps forts de ce que qui fut considéré à Madrid comme un début de rébellion.

La crise catalane ne saurait se résumer à ces quelques moments. Elle revêt des dimensions identitaires, linguistiques, culturelles, et politiques. Cette région s’est, en effet, à tort ou à raison, souvent considérée comme plus spécifiquement catalane qu’authentiquement espagnole.

Les racines historiques du catalanisme (XIVe-XIXesiècle)

L’âge d’or de la Catalogne médiévale (XIIe-XVesiècle)

La Catalogne fut une des premières régions d’Espagne à vivre la Reconquista contre l’invasion arabe. Se fixèrent alors les bases du Catalan, langue médiévale proche du latin tardif et parente de la langue d’Oc pratiquée dans le sud de la France.

Olécio partenaire de Wukali

Les militants les plus engagés dans le catalanisme revendiquent, non sans excès, l’existence de « Pays catalans » – Els Països Catalans– qui s’étendraient sur 70 520 km² jusqu’au sud du pays valencien et engloberaient l’archipel des Baléares, regroupant ainsi presque 14 millions d’habitants[1]. Le théologien et philosophe franciscain Ramon Llull (1232-1315), originaire de Majorque, passe pour un des fondateurs de la culture catalane. 

La Catalogne a connu un âge d’or du XIIeau XVesiècle, avec l’union dynastique entre les comtes de Barcelone et la couronne d’Aragon et renforcée, en 1258 par l’annexion du Roussillon et de la Cerdagne. Cette principauté médiévale ne tarde pas à constituer une thalassocratie prospère, se dotant d’un système institutionnel en avance sur son temps : formation du premier Parlement catalan ou Cort General en 1283 ; création de la « Députation du Général » ou Generalitaten 1359. Cette Généralité comportait douze membres issus du clergé, de la noblesse et de la bourgeoisie, chargés de la répartition des impôts.

Une première soumission au pouvoir castillan

Carte de la Catalogne, Cataloniae principatus novissima et accurata descriptio, imprimée à Anvers en 1608 par Jan Baptist Vrients.

Cette large autonomie est,en partie, amputée dès 1469, par la soumission à l’autorité castillane incarnée par les « Rois catholiques ». Leur héritier, l’empereur Charles Quint, lui-même roi d’Espagne, laissera cependant aux Catalans le bénéfice d’un certain nombre de franchises, plus ou moins maintenues par ses successeurs. Au terme du conflit franco-espagnol conclu par le Traité des Pyrénées du 7 novembre 1659, la Catalogne perdit ses territoires les plus septentrionaux, le Roussillon et la Cerdagne.

Dans l’Espagne des Bourbons

En 1700, Charles II, dernier roi d’Espagne descendant de Charles Quint et appartenant à la dynastie des Habsbourg, était mort sans héritier. Louis XIV parvint alors à imposer son petit-fils, le Duc d’Anjou, comme nouveau souverain, sous le nom de Philippe V. Les Catalans refusèrent cette disposition. Ils craignaient, non sans raison, le centralisme et l’absolutisme des Bourbons. Le 11 septembre 1714, la Catalogne fut finalement soumise par la force au nouveau pouvoir royal. Cette date du 11 septembre est toujours considérée comme un jour de deuil et fait figure, pour les nationalistes catalans, de quasi fête nationale, sous l’appellation de Diada Nacional de Catalunya

Un premier frémissement : la Renaixença (1850-début du XXesiècle)

Blason de la Renaixença

Les désordres qui ont marqué l’Espagne des Bourbons au XIXesiècle ne pouvaient qu’encourager le réveil du catalanisme. La perte des derniers joyaux de l’Empire, Cuba et les Philippines, en 1898, aggravèrent encore le déclin irrémédiable de l’État espagnol. Dans le même temps, la Catalogne connaissait un regain de vitalité économique, sociale, culturelle, à tel point qu’on a pu parler de Renaissance, ou Renaixença,dès 1850. La Catalogne devient, ainsi, une des premières régions d’Espagne à connaître les retombées de la première révolution industrielle et à passer pour le poumon économique de l’Espagne. 

L’émergence d’un Catalanisme contemporain

Au même moment, se développe une réelle effervescence dans de multiples domaines. La notion de « catalanisme » désigne la nouvelle expression de l’identité catalane. Une langue catalane moderne renait, affranchie du catalan médiéval. Une première revue rédigée en catalan, L’Avenç, est ainsi éditée entre 1881 et 1893. Elle est fondée par Jaume Massó,  Narcís Oller et Valentí Almirall, qui se revendiquent comme écrivains de langue catalane. Parallèlement à ce réveil linguistique, apparaît un catalanisme politique à visée autonomiste. Valentí Almirall(1841 – 1904 ) passe ainsi pour un des pères fondateurs de ce catalanisme politique.

Aspect culturels de la Renaixença

Au même moment, Barcelone connaît une profonde mutation, en termes d’urbanisme, avec la mise en place d’un centre-ville moderne, le quartier de l’Eixample. Au tournant du siècle, plusieurs architectes catalans contribuent à donner à la cité un cachet particulier en faisant de Barcelone un des hauts lieux de « l’Art nouveau ». Antoni Gaudí (1852 – 1926) réalise ainsi la Casa Batlló sur le Passeig de Gràcia. Son nom est surtout lié à l’ambitieux projet de construction d’une nouvelle basilique, conçue dès 1882 : la Sagrada Família, (Temple Expiatori de la Sagrada Família)[2],qui sera consacrée comme cathédrale, seulement en 2010, par le pape Benoît XVI. Cet édifice est actuellement le monument le plus visité d’Espagne, avant même l’Alhambra de Grenade. 

Carte postale. La Sagrada Familia, le chantier de construction en 1900.

Une forte vitalité culturelle accompagne l’émergence du catalanisme, notamment dans le domaine musical. Au début du XXesiècle, plusieurs compositeurs, généralement considérés comme espagnols et dont la plupart feront carrière à Paris, sont nés en Catalogne. Ainsi, Isaac Albeniz(1860 – 1909) et Enrique Granados (1867-1916) sont d’authentiques catalans, même s’ils utilisent le castillan dans leurs œuvres vocales. De plus, on ne peut oublier le musicien le plus directement engagé dans la cause catalaniste, le violoncelliste, chef d’orchestre et compositeur Pau Casals (1876-1973)[3], sur lequel nous reviendrons.

La prospérité de la Catalogne se manifeste alors par l’organisation de deux expositions universelles, dont celle de 1929, sur les hauteurs de Montjuich. Mais ce dynamisme connut également une face sombre avec plusieurs révoltes ouvrières. Ainsi, la « semaine tragique » de juillet 1909, à Barcelone, déboucha sur cinq condamnations à mort. Cette insurrection exprimait, de plus, le refus d’aller combattre au Maroc, alors que l’Espagne recherchait, dans cette partie du Maghreb voisin, une compensation à ses pertes coloniales de 1898.

Dans les vicissitudes du XXesiècle (1931-1975)

Sous la Seconde République : une nouvelle Généralité de Catalogne (1931 – 1936)

Le 14 avril 1931, à la suite d’une victoire partielle des républicains aux élections municipales, le roi Alphonse XIII part en exil[4]et la République est immédiatement proclamée. Les Catalans croient pouvoir alors instituer une République confédérée à l’Espagne. Un premier statut d’autonomie est approuvé par référendum, le 2 août 1931. Mais il faudra attendre le 9 septembre 1932 pour qu’il soit validé, après une forte réticence, par les Cortès[5]de Madrid. Le vieux concept de Generalitat se trouve de nouveau officialisé. Il est confirmé en février 1936 avec la victoire des partis de gauche aux élections législatives et la formation, à Madrid, d’un gouvernement de Frente Popular. Pendant ces années particulièrement instables, la Généralité fut dirigée par deux présidents, Francesc Macià (1859 – 1933) puis Lluís Companys, né en 1882, qui restera en fonction jusqu’à la fin de la guerre civile. L’un et l’autre ont constitué le premier parti politique catalan : l’ERC ou Esquerra Republicana de Catalunya[6].

Au cœur de la guerre civile (1936 – 1939)

La guerre d’Espagne éclate en juillet 1936 et se prolonge jusqu’à la victoire du camp nationaliste, le 1eravril 1939. Elle n’a pas épargné la Catalogne. Dans les premières semaines, des excès anarchistes, d’inspiration anticléricale, avec profanations d’églises et exhumations de dépouilles d’ecclésiastiques ont durablement marqué Barcelone. Les autorités de la Généralité ne parvinrent pas à limiter ces actes sacrilèges. À partir de mai 1937, la capitale catalane est l’objet d’une fracture violente au sein du camp républicain. Des éléments du PCE – Parti Communiste Espagnol – s’affrontent avec les militants du POUM – Parti Ouvrier d’Unification Marxiste -, de tendance anarchisante, considéré à tort comme trotskiste par les communistes qui se réclament de l’obédience stalinienne. C’est en quelque sorte « une guerre civile dans la guerre civile » au terme de laquelle le PCE aura le dernier mot. Ce conflit interne au camp républicain est particulièrement bien décrit par l’écrivain britannique George Orwell dans un de ses ouvrages les plus connus : Hommage à la Catalogne.

Affiches du camp républicain pendant la Guerre civile en Espagne 1936.

Dès 1937, le gouvernement républicain, désormais dirigé par Juan Negrínet soumis de plus en plus à l’influence communiste, est contraint de quitter Madrid pour se replier à Barcelone. À partir de février 1939, toute la région est, progressivement, conquise par les troupes nationalistes. La frontière du Perthus avec la France voit défiler des milliers de réfugiés fuyant la nouvelle Espagne. La Généralité est immédiatement abrogée par le nouveau pouvoir franquiste dès le 1eravril 1939. Commence alors une période particulièrement sombre pour la société catalane.

La Catalogne à l’épreuve du régime franquiste (1939-1975)

Sous le long régime de Franco, la répression en Catalogne fut « à géométrie variable », en fonction du contexte général relatif à l’Espagne, à son développement socio-économique et à ses relations avec l’étranger. Elle a connu une réelle dureté, à la fois policière et judiciaire, jusqu’au début des années 1950. Le dernier président de la Généralité, Lluís Comapnys, en sera une des premières victimes. Réfugié en France et installé à La Baule, il fut livré par Vichy aux autorités espagnoles, incarcéré au fort de Montjuich, et fusillé au terme d’un procès expéditif, le 15 octobre 1940. Aujourd’hui encore, il fait figure de principal martyr du catalanisme. Une Généralité, en exil, s’installera en France, autour du président Josep Taradellas, jusqu’en1977.

La cause catalane se trouve désormais défendue par des intellectuels et des artistes qui ont choisi de quitter l’Espagne.

L’exemple le plus notable est celui de Pau Casals dont la réputation internationale de violoncelliste était, alors, à son apogée. On lui devait, en particulier, la redécouverte des Suites pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach.



À partir de 1939, Casals décide de boycotter définitivement l’Espagne. Il restera fidèle à cette résolution jusqu’à sa mort, en 1973. Dès la fin de la guerre civile, il choisit de s’installer dans la petite localité de Prades, dans les Pyrénées-Orientales. En 1950, pour le deux-centième anniversaire de la mort de Bach, il accepte de fonder un festival à Prades, attirant à lui les plus grands artistes internationaux. Il se consacre à la diffusion de ses propres compositions mettant en valeur la langue catalane, comme El cant dels ocells[7], harmonisation d’un chant populaire, et El Pessebre (la Crèche),oratorio construit autour du thème de la Nativité.

Militant infatigable, alors âgé de 95 ans, il prononce en 1971, à l’ONU, en présence du Secrétaire général U Thant, un discours exprimant son idéal pacifiste, enrichi par un éloge appuyé de sa chère Catalogne. Si Casals n’a pas eu d’héritiers directs, il n’est pas interdit d’affirmer qu’un Jordi Savall est désormais son lointain successeur, comme incarnation du catalanisme musical. 

Concernant la vie quotidienne, la répression franquiste s’exerce d’abord sur le plan linguistique, toute publication en catalan étant illégale. Une censure implacable est alors de rigueur. Une certaine évolution est cependant perceptible, à partir de la fin des années 50, lorsque le régime franquiste, désormais investi par des cadres de l’Opus Dei[8], lance un grand projet de développement économique et d’ouverture vers l’extérieur. Ce Desarollo[9]débouche sur un nouvel essor industriel. Barcelone est instituée en zone franche dès 1953. On assiste à l’installation des premières usines SEAT, filiales, à l’origine, de la FIAT italienne.

Le développement exponentiel du tourisme international profite d’abord au littoral catalan et, en particulier, à la Costa Brava. À un moment où l’Espagne intègre, en 1959, l’OECE[10]et ambitionne de rejoindre ce que l’on appelle, à l’époque, le Marché commun, la presse catalane, dont le quotidien La Vanguardia, toujours édité en castillan, exprime une certaine liberté de ton, du moins pour ce qui concerne l’actualité étrangère. Cette relative libéralisation ne doit pas, cependant, faire illusion. Ainsi, les retombées du Concile de Vatican II éloignent du régime certains membres d’un clergé jusqu’alors parfaitement loyal. L’Abbaye bénédictine de Montserrat, haut lieu de la culture catalane, devient un foyer de contestation implicite, à tel point qu’en 1963, le Père Abbé est expulsé vers Rome.

Les dernières années du régime sont marquées par un nouveau durcissement, qui culmine avec plusieurs condamnations à mort, dont celle du militant anarchiste catalan Puig Antich, exécuté en mars 1974. Tant que Franco fut au pouvoir, la conquête d’une nouvelle autonomie était impensable pour la Catalogne, cette notion lui étant totalement étrangère, eu égard à son milieu d’origine, à sa formation, et à son univers intellectuel. Selon certaines sources, le Caudillo, alors à l’article de la mort, aurait murmuré sur son lit d’hôpital, au Prince Juan Carlos, proclamé Roi quelques jours tard : « Altesse, avant tout, l’unité de l’Espagne ».

À la faveur de la Transición, une nouvelle Generalitat de Catalunya: le Statut de 1979

La Transición désigne ces quelques années qui, de 1977 au milieu des années 2000, voient le pays devenir une démocratie parlementaire, organisée en monarchie constitutionnelle, sous l’égide du roi Juan Carlos. Le refus du roi de cautionner la tentative de coup d’État militaire du 23 février 1981, lui confère une réelle légitimité.

Dans le cadre de ce processus renait une nouvelle Generalitat de Catalunya. Ainsi,  le 11 septembre 1977, en souvenir du 11 septembre 1714, la Diada Nacional de Catalunya, fut célébrée dans les rues de Barcelone avec une intensité particulière. Elle fut alors perçue comme une menace insurrectionnelle par le pouvoir central. Celui-ci, présidé par Adolfo Suárez[11], fait alors preuve de réalisme et d’une certaine sagesse politique en permettant le retour, depuis sa lointaine Touraine, de Josep Tarradellas, dernier président en exil de la Généralité. D’abord reçu à Madrid par le roi lui-même, Taradellas revient triomphalement à Barcelone le 27 octobre 1977. Devant une foule de plusieurs centaines de milliers de personnes, il s’exclame en catalan : « Ciutadans de Catalunyaja soc aquí[12] ».Immédiatement réinstallé comme président de la nouvelle Généralité, il jette les bases d’un futur statut régional et prépare les élections régionales de 1980. Mais, âgé de 81 ans, il se retire rapidement au profit de Jordi Pujol

Josep Tarradellas salue la foule à Barcelone venue l’accueillir 27/10 1977
©La Vanguardia

Ce nouveau statut comporte de nombreuses dispositions, souvent complexes. Un Parlement de Catalogne est élu au suffrage universel et fait figure de pouvoir législatif régional. Le Conseil exécutif est dirigé par un président élu par le parlement. Ce dernier, doté de larges attributions, est le plus haut représentant de la Généralité, le véritable homme fort de l’ensemble de la Catalogne. La Généralité a le pouvoir d’installer des représentations à l’étranger même si celles-ci ne sauraient avoir le rang de véritables ambassades. Paris, Perpignan, Bruxelles, Rome, Londres, Berlin Lisbonne, Washington, Vienne, Rabat, le Vatican, abritent ces délégations, ainsi que, de façon plus inattendue, Madrid !

Les compétences de la Généralité, assez peu clairement définies, concernent essentiellement les domaines administratif, linguistique, éducatif et culturel. Un certain flou demeure quant aux questions de police, de justice, de fiscalité. La Catalogne est reconnue comme « Nationalité », le catalan et le castillan étant mis sur le même plan comme langues « co-officielles ».

Prospérité et nouvelles pressions autonomistes (1980-années 2000)

J.O Barcelone 1992.

Les années 1980-2000 furent une sorte d’âge d’or pour la nouvelle Généralité. La croissance économique, les retombées du tourisme, l’organisation des J. O. de 1992, ont largement servi l’ensemble de la région. Barcelone, fortement remodelée en termes d’urbanisme, avec l’aménagement de ses parties littorales, a été peu à peu érigée en « ville monde ». Dotée d’un aéroport à vocation internationale, d’un port maritime adapté aux paquebots de grand gabarit, elle bénéficie du raccordement à un nouveau réseau ferroviaire à grande vitesse. L’éclat culturel du siège de la Généralité a pris un nouvel élan avec la multiplication de musées consacrés à l’art contemporain (musée Picasso, musée Miró), la tenue de nombreux salons, le rayonnement du Gran Teatre del Liceu, un des hauts-lieux de l’art lyrique européen. Au seuil de l’an 2000, Barcelone dispose de la plupart des attributs d’une véritable capitale et se place, sur bien des points, en rivale de Madrid. 

Succédant, en avril 1980, à Josep Taradellas comme Président de la Généralité, Jordi Pujol dirige la Catalogne, d’une main de fer, pendant presque un quart de siècle, jusqu’en 2003. Ses mandatures coïncident avec ces années de prospérité et de grand rayonnement. De sensibilité à la fois libérale et centriste, il dirige la CiU ou Convergence et Union.

Subissant l’usure inévitable du pouvoir, Pujol se trouve compromis dans une série de scandales financiers et de multiples affaires de corruption. Lui succèdent Pasqual Maragall, ancien maire de Barcelone, membre du PSC – Parti Socialiste de Catalogne – puis José Montilla, également membre du PSC. Le centriste Artur Mas est en place de 2010 à janvier 2016.

On assiste alors à une pression nouvelle du nationalisme catalan d’où un conflit ouvert avec le pouvoir central, destiné à se radicaliser. L’élection de Carles Puigdemont à la tête de la Généralité, le 12 janvier 2016, marque, à cet égard, un point de non-retour. Journaliste et ancien maire de Gérone, Puigdemont fonde alors sa propre formation, d’orientation strictement indépendantiste, le PDeCat ou Parti Démocratique de Catalogne.

Vers la crise catalane de 2017 

La crise de l’automne 2017 est l’aboutissement de onze années de tensions avec Madrid. En 2006, les Catalans ont cru pouvoir revendiquer une plus large autonomie en spéculant sur les apparentes bonnes dispositions du gouvernement présidé par le socialiste de Jose Luis Zapatero. Ils réclament notamment une nouvelle définition des « droits historiques catalans » et une révision des règles de redistribution fiscale, perçues comme inégalitaires, entre l’État espagnol et la Généralité.

 Le rejet d’un nouveau statut de la Généralité par Madrid (2006-2010)

Cette démarche débouche sur le projet du Statut de Miravet ou de la Moncloa[1], rendu public le 18 juillet 2006. La Catalogne est désormais définie comme une Nation. Le catalan bénéficie d’un caractère préférentiel sur le castillan. Mais ces changements radicaux sont récusées par le Tribunal Constitutionnel de Madrid, le 20 juin 2010, car non conformes à la Constitution. Ce rejet est largement inspirée par l’influence du Parti Populaire, dans l’opposition depuis mars 2004, mais qui revient au pouvoir en 2011. Mariano Rajoy succède alors à Zapatero comme chef de l’exécutif espagnol. Hostile à l’élargissement de l’autonomie de la Catalogne, il refuse de revenir sur l’arrêté du Tribunal Constitutionnel. On débouche donc sur une crise ouverte entre Madrid et Barcelone, qui n’ira qu’en s’amplifiant jusqu’en 2017.

Une revendication indépendantiste nouvelle (2010-2017)

On voit alors se multiplier, essentiellement à Barcelone, plusieurs manifestations de masse en faveur de l’indépendance. Celle du 10 juillet 2010 réunit des centaines de milliers de personnes sur le Passeigde Gracià,clamant : « Som un Nació. Nosaltres decidim »[2]Le 11 septembre 2012, à l’occasion de la Diada Nacional, deux millions de personnes défilent sur la Via Laietanaen criant :« Catalunya, nou estat d’Europa »[3].

Cette surenchère ne doit pas, cependant, faire illusion. Plusieurs pseudo-référendums d’autodétermination sont organisés, tous contraires à la Constitution espagnole et avec des résultats mitigés. Celui du 9 novembre 2014, proposé par Artur Mas, réunit 80 % de suffrages positifs, mais avec une participation limitée à 30 % du corps électoral. Aux élections régionales du 27 septembre 2015, seuls 47 % des votes sont en faveur de l’indépendance. En dernier ressort, tout dialogue avec Madrid reste impossible. 

11 septembre 2012, manifestation à Barcelone.

Les événements d’octobre 2017

La situation se radicalise avec l’avènement de Carles Puigdemont comme président de la Généralité, le 12 janvier 2016. Après plusieurs mois d’escalade verbale, celui-ci annonce pour le 1eroctobre 2017, un nouveau référendum en faveur de l’indépendance. Cette consultation se déroule dans un réel désordre, sans aucune rigueur en termes de tenue des listes électorales, avec, de surcroît, quelques bavures policières. Le surlendemain, 3 octobre, le roi, gardien de la constitution et se souvenant, sans doute, de l’exemple de son père, lors de la tentative de coup d’État du 23 février 1981, s’exprime à la télévision pour dénoncer une tentative de « rébellion ». Le dimanche suivant, 8 octobre, une contre-manifestation de plusieurs centaines de milliers d’unionistes affirme son attachement à l’Espagne et son hostilité à toute tentative de sécession.

Couvertures de la presse espagnole au lendemain de la déclaration d’indépendance de Carles Puigdemont

Les médias européens prennent alors conscience des fractures qui divisent la société catalane. Rapidement, plus de 2000 entreprises ayant leur siège social à Barcelone choisissent une délocalisation vers Valence ou Alicante. Cependant la Catalogne parvient à conserver pour l’année une progression de son PIB de 3,3 % (région de Madrid, 3,4 % ; ensemble de l’Espagne, 3,1 %).

De même, la fréquentation touristique ne sera que très partiellement compromise. Le 10 octobre, Puigdemontannonce une « indépendance différée », confirmée, le 28 octobre, par le parlement catalan qui proclame l’avènement d’une « République catalane ».

Le gouvernement espagnol réagit immédiatement en appliquant l’article 155 de la constitution. Il suspend l’autonomie de la Généralité placée sous sa propre tutelle. Sont arrêtés plusieurs des organisateurs du référendum du 1eroctobre, dont Oriol Junqueras et Raül Romeva. Ils sont inculpés de rébellion, de même que Carles Puigdemont qui a pu quitter la Catalogne et parvient en Belgique le 5 novembre. De nouvelles élections , organisées en décembre, donnent encore une majorité aux indépendantistes.

Un compromis impossible entre Barcelone et Madrid

La mise sous tutelle de la Généralité sera provisoirement abrogée le 14 mai 2018. Un nouveau président, Quim Torra, proche des positions de Puigdemont, est aussitôt investi. Mais toute négociation avec Madrid reste d’autant plus impossible que le gouvernement central se trouve de plus en plus fragilisé. Rajoy est contraint de démissionner en juin 2018. Le socialiste Pedro Sanchez lui succède, sans obtenir de véritable majorité.

De 2015 à 2019, les Espagnols ont été convoqués à quatre reprises à des élections générales. L’investiture d’un nouveau gouvernement Sanchez n’a été rendu possible, début 2020, que par l’abstention de quelques députés de la gauche catalane appartenant au vieux parti de l’ERC[4]. Une telle situation rend impossible toute recherche de compromis.

En octobre 2019, le Tribunal Constitutionnel prononce des peines d’emprisonnement de treize années pour sédition et malversation à l’encontre d’Oriol Junqueras et de douze de ses compagnons compromis dans les événements d’octobre 2017. Cela provoque une vague d’affrontements violents dans les rues de Barcelone durant plusieurs nuits. Entre-temps, les élections européennes du printemps 2019 ont introduit un élément inattendu dans ce scénario. Ont été, en effet, élus députés européens Puigdemont et Junqueras. Celui-ci est finalement déchu de ses droits. Mais Puigdemont, est admis à siéger, à Strasbourg comme à Bruxelles,  les autorités belges ayant refusé de l’extrader.

Pour conclure à titre provisoire

L’histoire et le patrimoine culturel de la Catalogne sont d’une richesse qui ne sont plus à démontrer. Est-ce suffisant pour considérer cette partie de la péninsule Ibérique comme une Nation à part entière, étrangère à l’Espagne et apte à constituer un État indépendant ? En ce début d’année 2020, il n’est pas interdit de dire que l’avenir de la Catalogne apparaît imprévisible.

Le catalanisme politique et culturel n’a jamais imprégné qu’une partie d’une société qui reste divisée et fracturée. La population de l’ensemble de la région s’est récemment enrichie avec l’arrivée d’éléments exogènes : travailleurs andalous, immigrants marocains et sud-américains. Malgré sa renaissance incontestable, la langue catalane est loin de représenter un idiome majoritaire. Selon une estimation établie en 2008, plus de 55 % des habitants de la Catalogne auraient encore le castillan comme langue maternelle. 

Le quotidien La Vanguardia.11/05/2020, le déconfinement.

Comme les Flamands et les Italiens de la Ligue du Nord, les indépendantistes catalans ont cru parvenir à un « avenir radieux » dans une future « Europe des régions ». Hélas, eu égard aux présentes difficultés d’une Union Européenne de vingt-sept États, on peut mesurer, à loisir, la part d’utopie consubstantielle à un tel projet. Osons, pour terminer, citer cette réflexion attribuée naguère au Président Pompidou : « L’Europe des régions ? Elle a déjà existé, c’était au Moyen-Age ».


Notes et références

[1]Cette affirmation relève, pour une large part, de la propagande, d’autant plus que, contrairement à la région de Barcelone, la question linguistique est loin de se poser avec la même acuité, à Valence comme aux Baléares.
[2]Temple expiatoire de la Sainte-Famille.
[3]Le prénom de Casals est souvent mentionné, dans les ouvrages spécialisés et sur les pochettes de ses enregistrements, dans sa forme castillane, Pablo.
[4]Il ne s’agit pas d’une abdication, au sens institutionnel du terme, mais d’une suspension du pouvoir royal.
[5]Le Parlement espagnol.
[6]Gauche républicaine catalane.
[7]Le Chant des Oiseaux.
8]L’Opus Dei, ou Œuvre de Dieu, est un Institut séculier de l’Église catholique, ouvert aux laïques, fondé en 1928 par Josemaría Escriváde Balaguer et qui regroupe, dans l’Espagne de la fin des années 1950, une jeune génération de technocrates et d’économistes.
[9]Substantif espagnol qui exprime la notion de développement.
[10]Organisation Européenne de Développement Economique ; devenue l’OCDE – Organisation de Coopération et de Développement économiques – en 1960.
[11]Adolfo Suarez avait été désigné par le roiPresidente del Gobierno, le 2 juillet 1976.
[12]« Citoyens de Catalogne, maintenant je suis ici ».
[13]Le palais de la Moncloaest le siège de la Présidence du gouvernement espagnol à Madrid.
[14]« Nous sommes une nation. Nous seuls décidons ».
[15]« Catalogne, nouvelle État d’Europe ».
[16]La gauche républicaine de Catalogne, ancien parti de Lluis Companys, cf. supra, p. 7.

 Illustration de l’entête: tableau de Picasso, musée Picasso, Barcelone.


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