Nos secrets trop bien gardés, le dernier roman de l’écrivaine américaine Lara Prescott, serait-ce donc un roman dans la pure tradition ou alors un roman d’espionnage? Probablement un peu des deux. C’est en tous points une histoire véridique avec des espion(ne)s qui est romancée avec talent.
Nous sommes en pleine guerre froide, la jeune CIA vient de connaître un échec retentissant avec la révolution avortée en Hongrie. En plus, les États-Unis d’Amérique se sentent humiliés quand les Russes lancent avec succès le premier satellite, Spoutnik.
Leur réplique va passer par la culture : déstabiliser l’URSS avec un livre, montrer que les mots peuvent être mille fois plus ravageurs que les armes. Et c’est un succès, complet. Voilà l’histoire. C’est l’histoire d’un monument de la littérature mondiale, de sa gestation, de sa diffusion malgré le veto ferme du Kremlin. Ce roman c’est Le docteur Jivago de Boris Pasternak.
Aujourd’hui on ne se souvient plus de cette genèse, des risques vitaux qui ont pesé sur son auteur et son entourage. Qui se souvient qu’il fut obligé de refuser le prix Nobel (que son fils finira par accepter au nom de son défunt père des années plus tard) ? Que cette œuvre n’a failli jamais être éditée ? Que si le monde entier a pu le lire, c’est grâce à un milliardaire italien, membre du parti communiste, qui a préféré la culture à l’idéologie ?
Qui se souvient aussi que Le docteur Jivago ne fut publié officiellement en Russie qu’au début des années 90. Les seuls exemplaires en circulation (et il y en eut beaucoup) ne se diffusant que « sous le manteau », et ce grâce à une action de la CIA. En effet le manuscrit russe avait été photographié secrètement par les Anglais qui donnèrent les microfilms aux Américains. Ceux-ci firent une première édition avec un éditeur hollandais (surtout ne pas remonter jusqu’ à eux) qui est donné à des Russes venant visiter l’Exposition universelle de Bruxelles de 1958. Et ils les distribuent dans le pavillon… du Vatican.
Tout cela est vrai, fait partie de l’histoire. Quelques centaines d’ouvrages qui vont porter un rude coup au Kremlin. Car, si Pasternak est considéré à cette époque comme le plus grand poète russe, qui a réussi à ne pas être éliminé comme bien de ses confrères lors des terribles purges staliniennes, il a osé écrire un roman qui ne correspond pas du tout aux canons officiels sur la révolution. On va même jusqu’à l’exclure de l’Union des Écrivains.
La moitié de ce roman est consacré à l’Est (l’autre partie, comme par hasard, à l’Ouest). C’est l’histoire de Pasternak, mais surtout de sa maîtresse, de sa muse, de la Lara du roman : Olga qui sacrifie sa vie par amour. Elle est arrêtée une première fois, part au goulag car elle refuse de faire pression sur son amant pour qu’il cesse d’écrire ce roman. Elle va y rester trois ans et à sa libération, elle part vivre non loin de son lieu de résidence avec ses deux enfants. Elle va devenir son agent, le lien entre lui et les autorités. Mais elle ne peut empêcher Pasternak de donner le manuscrit à un Italien ni que ce dernier ne le publie. Et elle en paiera chèrement les conséquence après le décès de l’écrivain.
A l’Ouest, il y a Irina, américaine d’origine russe, dont le père a disparu dans la tourmente des purges. Elle arrive à décrocher un poste de dactylo à la CIA. Or elle n’est pas recrutée du fait de sa maestria sur le clavier d’une machine à écrire, mais de par sa hargne qu’elle voue aux communistes russes. En fait, elle devient une espionne, son enseignement est fait par le beau Teddy qui tombe vite amoureux d’Irina et surtout par la belle et stylée Sally qui a fait ses preuves lors de la Seconde Guerre mondiale. Irina participera activement à l’opération Jivago.
Au-delà de l’opération autour du roman, au-delà de l’histoire d’amour et de sacrifices d’Olga pour Pasternak, il y a les dactylos de la CIA. En effet on y trouve une demi-dizaine de femmes qui interviennent tout au long du roman, sorte de chœur antique qui scande les évolutions de l’histoire. On suit leurs jalousies, leurs aspirations personnelles, leurs visions souvent mordantes qu’elles portent à leurs supérieurs.
Observons que nous sommes à la fin des années 50, les femmes alors n’ont qu’un rôle marginal. Peu importe si certaines ont accompli des exploits lors de la guerre, au mieux, elles ne sont que des exécutantes, sûrement pas des stratèges méritant d’occuper de hautes fonctions dans la hiérarchie de l’agence. Au pire, elles sont là pour assouvir les besoins sexuels de certains, le patron en tête. On est très très loin de l’idée de l’égalité des sexes et encore plus du mouvement « me too ».
Alors quand deux femmes deviennent amoureuses l’une de l’autre, la seule solution s’est de se débarrasser au moins de l’une d’entre elles. Quitte à ce qu’elle se vanne. Une histoire vraie, une histoire « secondaire » : deux critiques de sociétés permissives, l’une à l’Est et l’autre à l’Ouest.
Surtout, oui surtout, à la fin de la lecture de cet excellent roman Nos secrets trop bien gardés, une seule envie : lire ou relire le livre initial Le docteur Jivago (le livre, pas le film qui malgré toutes ses réelles qualités, est bien loin du génie de Pasternak).
Nos secrets trop bien gardés
Lara Prescot
Traduction: Christel Gaillard-Paris
édition Robert Laffont. 22€50