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Le sexe et le sacré

par Armel Job

Ces derniers temps, nous avons assisté à une surenchère dans la dénonciation des crimes sexuels. Après les violences faites aux femmes, après la pédérastie, voici l’inceste, abus si odieux que la plupart d’entre nous ont peine à l’imaginer. Ces révélations pourraient faire croire à un brusque accroissement de ce genre de turpitudes, qui n’auraient été que des exceptions rarissimes naguère. Rien n’est plus faux.  L’inceste a toujours existé, mais il restait – et restera encore longtemps sans doute – un secret de famille. Boris Cyrulnik dans Les nourritures affectives[1]estime que seuls trente pour cent des incestes des pères sur leurs filles aboutissent devant les tribunaux. Le plus grand nombre relève du linge sale, dont on sait où il se lave, et bénéficie même souvent du silence du voisinage, comme on le voit dans la récente étude d’Eléonore Le Caisne[2]. Boris Cyrulnik ajoute encore que certaines formes d’inceste – les mères sur les fils, par exemple – ne sont jamais dénoncées. 

L’émoi provoqué par un livre récent à propos d’un cas au sein d’une famille très en vue s’explique sans doute par le goût du public pour les scandales sexuels, en particulier chez les grands de ce monde[3]. Néanmoins, on peut penser qu’il témoigne aussi d’une évolution de la sensibilité générale. Comme Norbert Elias[4]l’a montré, les sentiments individuels dépendent pour une large part de l’affectivité globale de la société. Comment l’atmosphère sociale se transforme, pour quelles raisons, sous quelle impulsion, rien de plus difficile à cerner, selon l’aveu d’Elias lui-même, d’autant que les changements interviennent en général de manière insensible. 

On ne peut donc qu’être frappé par les brusques remous de la culture occidentale à l’égard de la sexualité en quelques décennies. Dans les années 1970, de nombreux intellectuels français pétitionnaient en faveur de la dépénalisation des relations sexuelles des adultes avec des enfants de moins de quinze ans, revendication que l’un d’eux – M. Jack Lang – qualifie aujourd’hui de « connerie ». Ce mouvement, au dire des signataires repentis, participait innocemment de la vague libertaire qui déferlait à cette époque. 

S’agissant de sexualité, cependant, il serait plus adéquat, me semble-t-il, de parler de désacralisation plutôt que de libération. En effet, de tout temps, la sexualité a été entourée de mystère, de respect, de crainte, d’interdits qui lui conféraient un caractère véritablement sacré. Au cours du XXe siècle, cette sacralité a été battue en brèche dans le mouvement général de « désenchantement du monde » décrit par Max Weber. La virginité, la fidélité conjugale, les anathèmes frappant la masturbation, la prostitution, la pornographie, l’homosexualité, tout a été balayé avec l’abandon des morales liées aux croyances, l’appétit de jouissance des golden sixties, la popularisation de la contraception, l’émancipation féminine, pour ne citer que les facteurs les plus apparents.

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Au résultat, on aurait pu imaginer l’éradication totale et définitive du tabou dans la sexualité enfin réduite à une activité banale. Mais ç’aurait été sans compter sur la puissance du sacré qui n’avait pas dit son dernier mot. Quoi qu’on en pense, en effet, le sexe ne nous appartient pas. Il émane du flux irrépressible de la vie qui se sert de nous pour se perpétuer obstinément, il nous relie à l’énigme de notre apparition dans le monde, qui n’a d’égale que celle de notre disparition. Instinctivement, nous sentons qu’il n’est pas une pratique anodine. Et ce ne sont pas les religions du Livre qui en ont décidé ainsi. Relisons Michel Foucault[5] : la sexualité chez les Grecs était empreinte d’une révérence qui n’avait rien à leur envier. 

Ainsi, l’émotion qui nous étreint depuis quelque temps devant certains abus, dont le dernier en date est l’inceste, relève sans doute de ce que les anciens appelaient horror sacerla sainte horreur, l’effroi sacré à la pensée de porter un coup fatal à ce que nous malmenons quelquefois, mais dont nous savons intimement qu’il est l’un des fondements intangibles de notre humaine condition.


Bibliographie
[1]Cyrulnik, BorisLes nourritures affectives, Odile Jacob, 2000
[2]Le Caisne EléonoreUn inceste ordinaire,   Belin, 2017
[3]A ce sujet, voir Bronner GéraldApocalypse cognitive, PUF, 2021
[4]Elias NorbertLa société des individus, Pocket, 1998
[5]Foucault MichelHistoire de la sexualité, vol. 1-3, Gallimard, 1986-1984

Illustration de l’entête : Balthus, Thérèse, 1938, Huile sur carton sur bois, 100,3 x 81,3 cm, The Metropolitan Museum of Art, New York, Légué par Mr. et Mrs. Allan D. Emil, en l’honneur de William S. Lieberman, 1987 © Balthus Photo : The Metropolitan Museum of Art/Art Resource/Scala, Florence

Dernière parution d’Armel Job : « Sa dernière chance » (Robert Laffont, février 2021). La recension-critique de ce nouveau roman d’Armel Job sera publiée dans WUKALI dans les tous prochains jours.

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