Accueil Actualités Tous à l’ouvrage! Pauvre, riche aujourd’hui? Armel Job pose les questions

Tous à l’ouvrage! Pauvre, riche aujourd’hui? Armel Job pose les questions

par Armel Job

Évoquer la pauvreté aujourd’hui, c’est évoquer un mal qu’il faut éradiquer. La pauvreté est une plaie ; être pauvre, une honte. Les proverbes, sagesse des nations, ne sont pourtant pas de cet avis : « Pauvreté n’est pas vice », dit le proverbe français et « Pauvreté n’est pas honte, mais d’en avoir honte est pauvreté », confirme le proverbe anglais. 

C’est que la pauvreté n’a pas toujours été considérée comme une anomalie. Pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, la société a été fondamentalement divisée en deux : les pauvres, qui constituaient l’immense majorité, et les riches, une infime minorité. Étaient pauvres ceux qui ne disposaient que du nécessaire pour vivre. Ceux qui n’en disposaient même pas constituaient la subdivision des miséreux. Mais dans la pauvreté elle-même, on ne voyait pas un état d’exception. Aucune indignité ne s’attachait à la pauvreté. Au contraire, on pouvait communément observer un sentiment de fierté d’appartenir à la classe des pauvres. Les riches souvent passaient pour des profiteurs. De la sorte, jusqu’il y a peu, la richesse représentait l’état anormal de la condition sociale.

Comment les pauvres s’assuraient-ils le nécessaire pour vivre ?  La plus grande partie trouvait sa subsistance dans le travail de la terre. Quelques-uns dans la transformation des ressources naturelles au moyen de l’artisanat. On vivait de son « ouvrage[1] », pour employer le terme exact, c’est-à-dire de la chose produite ou créée par l’action individuelle. Le « miséreux » était celui qui n’œuvrait pas, par exemple parce qu’il souffrait d’un handicap le réduisant à la mendicité. 

Le riche, en revanche, était celui qui n’avait pas besoin d’œuvrer pour vivre. Il possédait des biens dont les revenus lui permettaient d’acheter sa subsistance et il pouvait tout aussi bien acheter la force de travail d’autres personnes. Le riche était ainsi à même d’accumuler plus que le nécessaire. C’est le superflu qui distinguait le riche du pauvre : maison, mobilier, vêtements, etc.

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 Aujourd’hui, qu’est-ce qu’un pauvre ? Selon la définition de l’Organisation mondiale du commerce, c’est une personne qui gagne moins de deux dollars par jour. Définition qui fait comprendre immédiatement l’abîme qui sépare l’ancienne pauvreté de la pauvreté actuelle. Aux yeux de l’OMC, il n’est plus question de produire sa subsistance, mais de gagner de l’argent. Autrefois, un pauvre pouvait vivre presque sans argent, de son potager, de sa vache, de ses moutons, par exemple. L’argent était rare et peu utile.[2]  À présent, pratiquement plus personne ne produit sa subsistance : même dans les pays en voie de développement, le prétendu développement consiste à produire des biens à vendre à l’extérieur pour obtenir des devises. Sur la planète entière, tout le monde vend désormais son travail pour avoir de l’argent. La subsistance n’est plus ce que nous créons individuellement, elle s’achète. « L’ouvrage » est mort.

L’économie monétaire a profondément transformé les conditions de vie de l’humanité. Si elle a entraîné un nouveau mode de vie plus opulent – sinon plus heureux – pour nombre d’Occidentaux, globalement, elle a ravagé la planète. Les pauvres sont désormais à la merci du marché international. Ils ne peuvent plus compter sur la constance de « l’ouvrage », ils vendent leur travail dont la valeur fluctue en permanence. Ils sont sans cesse menacés de devenir « miséreux ».

En même temps, l’argent n’a cessé d’accroître son rôle séculaire de pourvoyeur du superflu.  De ce fait, la privation d’argent récurrente chez les pauvres s’accompagne d’une frustration exacerbée. Le manque d’argent signifie non seulement la privation des subsistances, mais la renonciation aux biens de consommation que le marché jette en pâture à toutes les convoitises. Être pauvre, c’est désormais aussi ne pas pouvoir disposer d’un téléphone portable. Bien des pauvres préféreront donc se nourrir mal, pourvu qu’ils aient un smartphone.

Quelle est la solution à cette situation ? Dans la perspective de l’OMC, c’est évidemment de faire en sorte que les pauvres gagnent plus de deux dollars par jour. Trois, par exemple, ou quatre en sorte qu’ils puissent en économisant acheter un Huawei dernier cri et soutenir le commerce mondial… 

L’apparition du Covid, avons-nous appris, est liée à la destruction des écosystèmes qui favorise la migration des virus des animaux vers les hommes et leur mutation. Et ce ne sera pas qu’un épisode vite oublié, paraît-il. L’agriculture intensive qui dévore les terres, les élevages industriels, la production effrénée et le commerce de biens non durables, autant d’entreprises grosses de nouvelles épidémies, prédisent les scientifiques. 

Juré, promis, on va y remédier ! Le monde va changer ! Le tout est de savoir comment. Il n’y a que peu de voix pour plaider en faveur d’un retour à l’honnête pauvreté d’autrefois. C’est pourtant la vraie solution. Les ONG, par exemple, qui tentent de remettre à l’honneur les cultures locales dans les pays en voie de développement travaillent en ce sens. 

Mais ici, en Europe, que faire ?  Un retour général à la société de « l’ouvrage » est évidemment impossible. Pour autant est-il totalement utopique de chercher des solutions qui ne soient pas uniquement monétaires et qui revalorisent partiellement « l’ouvrage » ? Il y a des centres sociaux qui réintègrent les personnes démunies en les initiant au travail artisanal. Dans certaines conditions, une allocation de chômage ne pourrait-elle être partiellement remplacée par un lopin de potager ? Et, au lieu de demander des efforts aux autres, ne pourrions-nous, chacun de notre côté, chercher à vivre plus modestement, nous abonner au panier de légumes d’un producteur voisin, admirer la nature à nos portes plutôt que de commettre un vol Ryanair pour aller nous ennuyer un week-end à l’étranger ?


[1] J’utilise le vieux mot « ouvrage » du latin « opus » qui désigne l’œuvre au sens noble, encore utilisé dans les campagnes et correspondant à des équivalents dialectaux (en wallon, par exemple « ovrèdge). Le français « travail » vient du latin « tripaliare », torturer, qui s’est imposé dès lors que le labeur en usine par exemple est devenu une sorte de torture quotidienne.
[2] D’où la stabilité de la monnaie autrefois. Le franc germinal, créé en 1803, resta stable jusqu’à la guerre de 1914.

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