Si un amateur d’opéra de mauvaise humeur (à Dieu ne plaise !) s’inquiétait de savoir en quoi consiste l’activité d’un critique musical spécialisé dans l’art lyrique, peut-être le présenterait-il comme un être étrange dont l’enthousiasme ne s’éveille que lorsque l’objet de son admiration vient de rendre l’âme.
Pendant la plus ou moins longue retraite du défunt, il se sera parfois peu soucié d’aller recueillir auprès de lui quelques confidences sur son art et sa façon d’aborder les rôles qu’il aura interprétés. Autant de témoignages précieux pour les futures générations d’artistes et de mélomanes, trop souvent ignorantes des mérites de l’école de chant française. La faute en revient à un certain snobisme anti-hexagonal qui valorise tout ce qui vient d’ailleurs. Plus encore, l’absence de rééditions de disques lyriques gravés par nos chanteurs nationaux dans les années 1930 – 60, est préjudiciable à la connaissance de ces artistes à l’extérieur de nos frontières.
Cependant, sachons-le, l’Allemagne et l’Angleterre sont plus soucieuces de préserver la mémoire de leur passé lyrique. Aussi sommes-nous presque surpris par le nombre d’articles parus à l’annonce du décès de Renée Doria, tant cette cantatrice semblait oubliée. Puisse cet engouement apparent présager de prochaines rééditions discographiques.
La soprano nous a quittés le 6 mars 2021, quelques semaines après avoir atteint, le 13 février, son centième anniversaire. Elle suit de près Andréa Guiot, disparue le 15 février dernier, à 93 ans (lire article dans WUKALI). C’est toute une génération de chanteurs lyriques français qui s’éteint en moins d’un an, après les décès de Gabriel Bacquier (lire article )et de Mady Mesplé (lire article), en mai 2020. Tous ces artistes avaient vu le jour dans le Midi de la France – à Perpignan pour Renée Doria -, c’est-à-dire dans ces régions où l’on chante aussi naturellement que l’on respire.
Née dans une famille de musiciens, elle développa ses dons par des études musicales très complètes (piano, solfège, harmonie) avant de privilégier le chant. Elle bénéficia des leçons de chanteurs célèbres – Maria Barrientos, Lucien Muratore et Vanni-Marcoux -, héritiers de l’école de chant du XIXe siècle dont elle va chanter les œuvres des grands compositeurs lyriques, français et italiens, ces derniers en traduction française, bien qu’elle maîtrisât quatre langues. Ainsi au cours d’une carrière de presque quarante années, elle aura chanté 76 rôles à la scène et 125 à la radio (à l’époque, les prestations sont diffusées en direct), pour un total d’environ 2 500 représentations et concerts.
Dès l’âge de dix-huit ans, elle se produit à Cannes dont le casino était alors connu pour la qualité de ses spectacles lyriques, et à Monte-Carlo. Sa première prise de rôle sur scène, dans un opéra, a lieu à Marseille, le 18 janvier 1942, avec la Rosine du Barbier de Séville de Rossini, réservé à cette époque à des sopranos légers coloratures. Son triomphe est tel qu’on lui propose de remplacer au pied levé une cantatrice malade, dans l’Olympia des Contes d’Hoffmann. Lyon, Toulouse l’appellent et bientôt Paris. Elle y arrive avant la fin de la guerre et chante Lakmé, d’abord à la Gaîté-Lyrique dont elle dira que la salle était verte, car le parterre était occupé par des officiers allemands, puis à l’Opéra-comique, le 20 octobre 1944. Ainsi Reynaldo Hahn, qui l’avait entendue à Cannes, l’engage au Palais-Garnier dont il est devenu le directeur à la fin de la guerre, pour incarner, le 4 janvier 1947, la Reine de la Nuit, rôle qu’elle n’appréciait guère.
En outre le nombre d’ouvrages qu’elle interprète est impressionnant tant par la quantité que par les difficultés vocales qu’ils réservent à la soprano : Gilda, Lucia, Norina, Fiordiligi, Olympia, Manon (Massenet), Leïla, Philine dans la Mignon d’Ambroise Thomas dont elle assure la deux millième à l’Opéra-comique en 1955, et du même compositeur, l’Ophélie d’Hamlet. À cela il faut ajouter Philémon et Baucis de Gounod, Les Indes galantes – dont elle assumait, parfois d’un jour à l’autre, les rôles d’Hébé ou de Fatime -, Gwendoline de Chabrier, L’Ambassadrice d’Auber, Le Comte Ory de Rossini. Sans oublier Rigoletto (Gilda, 1955), La Traviata (Violetta, 1956), Le Chevalier à la rose (Sophie, 1957) et Thaïs, dont elle couronnait l’air du miroir d’un superbe contre-fa.
Au nombre important de rôles à son répertoire, il faut ajouter la multiplicité des lieux où la cantatrice se produit. En effet en dehors de la France métropolitaine, elle chante à Alger, Oran (où l’auteur de ces lignes l’a entendue dans Gilda), Tunis, Genève, Baden-Baden, les Pays-bas, l’Italie, où elle aborde la Marguerite de Faust, Lucia di Lammermoor, Roméo et Juliette et les trois héroïnes des Contes d’Hoffmann (dont elle exigera par la suite, de chanter les trois rôles pour accepter de se produire dans cet ouvrage).
Parfois, cela tourne au marathon, ainsi écrira-t-elle: « Une semaine, j’ai pu chanter, grâce aux hasards du calendrier, deux Manon à Genève, deux Contes d’Hoffmann à Strasbourg et deux Lucie de Lammermoor à Rouen. D’autres fois, j’ai pu chanter, et sans fatigue, (pour pallier la défaillance d’une artiste un dimanche en matinée) trois Mireille en un week-end et, de la même manière, trois Manon (six tableaux – cinq costumes différents !) ».
N’oublions pas pour comprendre le poids de cette dernière précision que les chanteurs devaient fournir leurs propres tenues de scène qu’ils transportaient d’un lieu à l’autre. En conséquence, arrivant parfois très tard à destination, ils se voyaient obligés de traîner leurs malles jusqu’à un hôtel plus ou moins proche de la gare où ils débarquaient. Mais rien ne semble abattre notre héroïne qui précise : « Certaine semaine, j’ai joué Salle Favart Rosine le vendredi, à Garnier Violetta le samedi et le lendemain, en matinée, Thaïs à Strasbourg. Ce rythme est exaltant, il entretient et lubrifie la voix, quand elle est bien placée. La technique, c’est l’abolition du hasard ! » Sans aucun doute, encore faut-il que cette maîtrise atteigne un niveau exceptionnel pour que cordes vocales et santé n’en pâtissent pas.
Elle affirmait ne pas regretter d’avoir peu chanté à l’étranger : « Que ferais-je sur d’autres continents ? Être la spécialiste de quatre ou cinq personnages ? Alors qu’ici la liste est presque illimitée. Delmas, Fugère, et tant d’autres, ne se sont-ils pas fixés à Paris ? D’ailleurs je pense qu’à de rares exceptions près (Endrèze, Bidù Sayào), qui sont venus travailler longtemps en France, on ne peut réellement bien chanter que dans sa langue maternelle. Les plus grands : Stignani, Pagliughi, Rosvaenge, Merli, Lemeshev, ne chantèrent que dans leur langue, et de ce fait ils excellèrent toujours. Ils évitèrent maladresses et contresens. Latine, je pratique l’italien et l’espagnol. On m’a proposé plusieurs fois de chanter, (et de parler !), des rôles en russe et en allemand, j’ai refusé.»
En peu de mots, elle vouait une admiration sans bornes à Ninon Vallin, moins pour le professeur que pour l’artiste et la femme, et appréciait Lotte Lehmann, Barrientos, Tetrazzini, Calvé, Boninsegna dont elle partageait la même tecnique vocale.
Chez elle en outre, le don naturel et l’acquis technique vont de pair. Ainsi sa voix est d’une longueur exceptionnelle : aux notes suraiguës qu’elle émet sans perdre la puissance du souffle, il faut ajouter son art des sons filés qui semblent ne devoir jamais cesser, comme sur la dernière syllabe de l’adieu de Thaïs à Athanaël qui l’a conduite jusqu’au couvent où l’héroïne va expier sa vie de pécheresse et qu’elle s’éloigne sur une promesse de retrouvailles : « Dans la maison du père, nous nous retrouverons ! ». Tout cela, sans être dépourvue, comme bien des sopranos d’agilité, d’un registre grave. Ainsi, elle était capable de mêler, dans le grand air de Rosine du Barbier de Rossini, la version pour soprano léger et celle pour mezzo. Par ailleurs le charme particulier de sa voix tenait également au miroitement d’un timbre qui ne trouvait sa véritable plénitude que dans l’espace et la réverbération acoustique d’une salle d’opéra car, en studio, en cas d’une prise de son techniquement médiocre, la voix pouvait paraître trémulante. Ajoutons à ces qualités, une articulation parfaitement claire qui rendait le texte chanté totalement compréhensible sur toute la tessiture de la voix.
Intransigeante avec elle-même, Renée Doria décida seule de mettre fin à sa carrière sur scène, alors qu’elle aurait pu adapter son répertoire à son évolution vocale : « Quand vous ne pouvez plus faire les choses comme vous voulez, il vaut mieux arrêter. Ça n’est pas rigolo de se lever le matin et de se dire : Allez, c’est parti pour trois quarts d’heure de vocalises. En travaillant l’air de Thaïs, je faisais d’abord le si, puis le contre-ré, et enfin le contre-fa : vers 1981, un matin, le contre-fa n’est pas sorti, donc c’était fini ! ». Elle précise : « Je n’ai pas fait d’adieux parce que je trouve ça stupide. La dernière chose que j’ai chanté, c’était Suzanne dans Les Noces de Figaro, à Limoges. »
Elle se consacre alors à l’enseignement, au Conservatoire, mais refuse les master class dans lesquelles elle voit plus d’exhibition que d’efficacité. Ajoutons, avec le tempérament que l’on devine à travers la verdeur de ses propos, qu’elle ne se contentait pas d’éblouir le public par ses seules qualités vocales : elle se voulait aussi actrice. À cette époque, ce n’était pas toujours le souci majeur de tous les artistes lyriques, d’autant plus que les metteurs en scène n’étaient pas encore devenus plus importants que le chef d’orchestre.
Ainsi ses enregistrements, nombreux pour l’époque, ont été reportés sur CD et, pour l’essentiel, repris aujourd’hui sous l’étiquette Malibran, collection fondée par Guy Dumazert (1922 – 2004), l’époux de Renée Doria. Cependant, c’est Naxos qui a réédité, en 2002, l’intégrale des Contes d’Hoffmann (Doria y chante Olympia), parue chez Pathé en 1948, dirigée par André Cluytens, avec le Canadien Raoul Jobin, l’inattendu Bourvil et le vétéran André Pernet.
Un Barbier de Séville, paru chez Vogue en 1955, chanté dans la version française – qui diffère parfois de l’original italien -, a été repris chez Malibran. Le Comte Ory (avec Michel Sénéchal, Robert Massard, Xavier Depraz), sous l’étiquette Bourg, reste difficile à trouver.
Renée Doria a enregistré avec Alain Vanzo, Adrien Legros, Robert Massard, dirigés par Jésus Etcheverry, dans les années 50, des extraits, et quelquefois des intégrales, de Manon, Faust, La Bohème, Rigoletto, Les Pêcheurs de perles (dont on peut écouter une sélection sur le site internet de la « BnF Collection sonore », dans un son excellent, ainsi que l’intégrale des Noces de Jeannette), Le Pré aux clercs. Par ailleurs Malibran a réédité, sous formes d’extraits ou de compilations, des duos de Renée Doria avec Alain Vanzo.
On retiendra, avant tout, les intégrales stéréophoniques de Mireille et de Thaïs, sorties au début des années 60, toujours avec le même chef Etcheverry, le même baryton, Massard. Elle fait preuve d’une remarquable maîtrise technique, tout en traduisant, avec émotion, l’évolution tragique de ces deux héroïnes. Autre enregistrement intégral important, celui de la Sapho de Massenet, une première mondiale qu’elle enregistre en 1978, à l’âge de 57 ans, avec une voix intacte.
Enfin elle n’a pas pour autant négligé l’opérette (Les Mousquetaires au couvent, La Veuve joyeuse, La Vie parisienne, Le Pays du Sourire (avec Tony Poncet), La Chauve-Souris, Le Baron Tzigane. S’y ajoute, en 1980, un programme d’opéras-comiques français. Moins connus sont ses enregistrements, en 1993, de nombreuses mélodies de Reynaldo Hahn, Francis Poulenc et Claude Debussy, qui achèvent le portrait de la musicienne qu’elle était. Ajoutons qu’elle aura chanté sur scène avec les plus grands interprètes de son temps : outre Vanzo, Crespin, Gedda, Schipa ou Gigli.
Il est temps de redécouvrir l’art du chant français selon Renée Doria