Dans un article récemment paru dans le New Yorker, son auteur, Daniel Mendelsohn, relate l’histoire du Bataillon sacré, à l’occasion d’un livre écrit par James Romm et à paraître prochainement*. Une histoire qui remonte à l’Antiquité grecque, une histoire d’hommes, d’amour et de sang versé. En voici la trame.
My Kingdom for a horse… déjà!
En juin 1818, lors d’une visite dans le centre de la Grèce, un jeune architecte anglais du nom de George Ledwell Taylor sortit à cheval avec des amis afin d’explorer les ruines d’une ville ancienne appelée Chéronée Χαιρώνεια. Alors que l’équipe de Taylor approchait de sa destination, son cheval fit une embardée impressionnante sur une pierre de la chaussée. Après avoir mis pied à terre pour inspecter les pattes de l’animal et voir si tout allait bien pour lui, il s’aperçut en fait que la pierre sur laquelle son cheval avait buté, faisait partie intégrante d’une sculpture. Avec ses amis, George L Taylor entreprit aussitôt in situ de fouiller le lieu, ce qui se révéla judicieux puisqu’il mit à jour une tête d’animal de près de six pieds de haut – ou, comme il le dit par la suite, une «tête colossale de lion».
C’est alors que Taylors se rendit compte qu’il venait de découvrir un monument célèbre, mentionné par certaines sources historiques mais perdu depuis, et connut sous le nom de Lion de Chéronée. L’ Anglais avait étudié un ouvrage intitulé «La description de la Grèce», de Pausanias Παυσανίας, un géographe du IIe siècle après J.-C., qui déclare que la gigantesque figure de l’animal assis avait été érigée pour commémorer une unité militaire remarquable qui y avait péri. Le lion, supposait Pausanias, représentant «l’esprit des hommes».
Quand Athènes et Thèbes se battent pour la démocratie
À vrai dire, l’unité à laquelle ces hommes appartenaient était connue sous le nom de Bataillon sacré ἱερὸς λόχος Composé de trois cents guerriers de la ville de Thèbes, il faisait partie des forces combattantes les plus redoutables de la Grèce. En effet, il n’avait jamais subi de défaite et ce, jusqu’à ce qu’il soit anéanti à la bataille de Chéronée, en 338 av.J.-C. Ce fut une bataille épique, de sang, de force et de courage. Un de ces engagements guerriers qui transcendent tous ceux qui y participent, marquent l’histoire et survivent dans la mémoire flottante des hommes. Somme toute, un moment clé où l’histoire bascule et où le silence se fait.
Sur ce point, Chéronée, ce fut un engagement au cours duquel Philippe de Macédoine et son fils Alexandre (le futur Alexandre le grand Ἀλέξανδρος ὁ Μέγας ), écrasèrent une coalition de cités-États grecques dirigées par Athènes et Thèbes. Un temps où Démosthène Δημοσθένης célébra la mémoire de ces héros. Les érudits voient Chéronée comme le glas de l’ère classique de l’histoire grecque.
Selon Diodore de Sicile, l’armée macédonienne compte 30.000 fantassins et 2000 cavaliers. Les effectifs de l’armée grecque sont moins connus, mais sont probablement supérieurs à ceux des Macédoniens. Les plus gros contingents viennent d’Athènes (environ 10.000 hommes) et de Thèbes (12.000 hommes) dont les 300 soldats d’élite du Bataillon sacré. D’autres cités sont représentées : Corinthe, Mégare, les îles de Corcyre, l’Eubée et Leucade, pour un total d’environ 8000 soldats. L’armée grecque était complétée par un contingent de 5000 peltastes mercenaires (infanterie légère), soit un total approximatif de 35.000 hommes ( Sources Wikipédia)
Mais si Chéronée (338 av J-C) a traversé l’histoire et ses commentaires, cela passe outre les narrations de conquêtes de pouvoir ou la littérature attenante entre les villes grecques et la Macédoine, mais d’un fait unique que voici…
Ce Bataillon sacré ἱερὸς λόχος, ce corps d’élite, était entièrement composé de couples d’hommes amoureux. De fait, nous en connaissons précisément le nombre: cent cinquante couples. Une fraternité d’armes et de coeur. Les Grecs estimaient ainsi que la valeur de cette troupe était due au fait qu’aucun homme qui faisait partie de cette unité ne ferait jamais preuve de lâcheté ou n’agirait de manière déshonorante devant son bien-aimé. Bien au contraire, la force du lien et du sentiment décuplerait la force de l’un pour l’autre. L’abandon de soi pour une cause et pour la défense et la protection de l’être chéri. L’homosexualité comme force d’énergie, de bravoure et de courage. Don ultime de soi et jusqu’à la mort pour son aimé, l’autre, son »même« . Dernier barrage de volonté et de courage pour accomplir la mission, au péril de sa vie pour sauver la chair de sa chair, celui que l’on a choisi en partage de volupté ultime et transcendée. Offrande toute humaine consentie et holocauste sacrées.
L’ amour, »Plus fort que la mort » dans une autre tradition.
Le chemin d’Aristote et de la liberté
Cela étant, l’amour homosexuel est un pseudo secret connu de toutes les armées du monde et de leurs hiérarchies, et aussi bien sûr de tous les temps et de tous les lieux, hier comme aujourd’hui, jadis, naguère et parallèlement comme eût dit Verlaine… Et quelles qu’en soient les anathèmes hypocrites, violents et tartuffes des pseudo pères « la vertu » qui fustigent et vitupèrent !
Au demeurant, quand on se réfère au Banquet de Platon, un dialogue sur l’amour, un personnage fait remarquer qu’une armée composée de tels amants «conquerrait toute l’humanité». Pour l’historien Albert Schachter et dans son livre paru aux Presses de Cambridge, Boiotia in Antiquity (2016), cet amour masculin et homosexuel était de mise à Thèbes. Aristote reprit par Plutarque en rend compte. On apprend qu’après cette bataille de Chéronée, dans cet espace de temps quand tout alors s’arrête et que le soleil se fige dans le ciel, Philippe découvrant les corps de ces couples d’hommes rassemblés, morts, tous tombés au combat, enlacés pour certains dans le trépas, fondit en larmes.
Somme toute, soixante ans après la chute du cheval de George Taylor, de nouvelles fouilles ont révélé un grand site funéraire rectangulaire près du Lion. Les dessins réalisés sur le site montrent sept rangées de squelettes, deux cent cinquante-quatre en tout.
Dans «The Sacred Band»*, un livre à paraître le 8 juin 2021 chez Scribner editions, du classiciste James Romm, professeur à Bard College et à Princeton, l’illustrateur Markley Boyer a rassemblé ces dessins du XIXe siècle pour produire une reconstitution de l’ensemble de la fosse commune. Les marques noires indiquent des blessures. Un certain nombre de ces virils guerriers ont été enterrés avec leurs armes; si vous regardez de près, vous pouvez voir que certains se tenaient la main.