Les vœux que nous formulons au début de l’année, s’ils s’adressent bien à nos proches, ne sont finalement que ceux que nous formons pour nous-mêmes. « Bonne santé ! » souhaitons-nous autour de nous, tout en espérant conjurer les maladies qui pourraient d’abord nous tomber dessus. Cette année, pour la plupart, nous aurons soupiré après un retour à la vie normale, songeant sans doute aux inconvénients de la pandémie pour les autres, mais surtout pour notre quotidien. Car, inutile d’insister, nous en avons plein le dos de ce virus. Nous sommes tous en train de broyer du noir, il faut que cela cesse, sinon nous allons devoir consulter un psy, du moins si c’est possible, car les salles d’attente sont déjà pleines.
Modestement, je proposerais volontiers un autre remède. Calons-nous dans notre fauteuil et regardons un bon vieux film en noir et blanc des années 1940. Un chef-d’œuvre plus exactement dû à Frank Capra : La vie est belle. Aux États-Unis, au moment des fêtes, de nos jours, le film est encore populaire et même diffusé en boucle.
Le personnage principal du film est George Bailey incarné par James Stewart. C’est un chic type qui s’est toujours sacrifié pour sa famille. Il s’occupe d’une société de crédit mutuel qui permet aux gens modestes d’accéder à la propriété. Mais il est victime d’une escroquerie et se retrouve au bord de la banqueroute. Menacé de prison, il se dirige vers la rivière, où il est décidé à se noyer. Cependant, le Ciel a entendu les prières de ses proches et de ses nombreux amis, et il dépêche sur les lieux un ange nommé Clarence, un apprenti qui n’a pas encore gagné ses ailes. II vient alors à Clarence une idée géniale. Il se jette à l’eau avant George et lui fait croire de cette façon que quelqu’un est en train de boire la tasse. Il faut dire que pour un ange, c’est sans danger. Aussitôt, George plonge à son tour dans l’eau où il voulait se perdre et le ramène sur la berge. Ce sera pour lui le retour à la confiance en soi, à l’espoir, au bonheur de vivre, illustrés par la deuxième partie du film, que je ne veux pas divulgâcher.
Il est facile évidemment de taxer ce film d’angélisme ! N’empêche qu’il exprime, revêtue de féerie, une expérience que nous avons tous faite une fois ou l’autre dans notre vie. C’est que nous oublions nos propres tourments lorsque notre cœur nous pousse à considérer ceux des autres. Qui, par exemple, s’occuperait de ses états d’âme en voyant son enfant en danger ? En nous penchant sur quelqu’un qui souffre, nous reléguons aussitôt nos propres ennuis au second plan ; en lui rendant courage, nous nous reprenons courage ; en le réconfortant, nous nous réconfortons.
Pourquoi cette voie de la vie heureuse ne se présente-t-elle pas spontanément à notre esprit ? Peut-être à cause de la morale du salut diffusée pendant des siècles par le christianisme. L’être humain doit sauver son âme, c’est le défi de son existence entière. Il se replie sur lui-même, il redoute ses péchés, il s’introspecte. Toute activité tournée vers l’extérieur n’est finalement, selon l’expression de Pascal, qu’un divertissement, une manœuvre de diversion pour oublier la misérable condition humaine. À telle enseigne, nous restons accablés de nous-mêmes, exposés à l’angoisse et au désespoir.
À l’origine du christianisme, pourtant, la règle n’était pas « Sauve qui peut », mais « Aime ton prochain comme toi-même », précepte qui vient de la Torah, et qu’on retrouve dans de nombreuses traditions de sagesse. Tant il est vrai, semble-t-il, que les humains ont une propension naturelle à se soucier de leurs semblables.[1] Ainsi les Chinois font-ils de cet instinct le fondement de leur morale, comme l’a bien montré François Jullien[2] à travers l’œuvre de Mencius, un penseur du IVe siècle avant notre ère. « Qui, dit Mencius, voyant un enfant près de tomber dans un puits ne se précipiterait pas aussitôt pour le rattraper ? »
En nous tournant vers les autres, nous accomplissons tout simplement notre nature, ce qui nous apporte du même coup le bonheur. Tel sera donc mon souhait pour 2022 : sequere naturam, suivons notre nature, allons avec confiance vers les autres et nous serons heureux !
[1] Voir ma chronique « La Compassion » dans WUKALI, 15, 04, 2021
[2] François JULLIEN, Dialogue sur la morale, Le livre de poche, 1995
Illustration de l’entête: Fleurs (1909), Odilon Redon. Huile sur toile 81/100cm. Fondation Beyeler