Une sympathique petite équipe !
Que l’on se retourne, même brièvement, vers le défunt XXème siècle, et l’on est envahi d’un irrésistible sentiment d’humilité. Ce siècle, qui ne fut pas celui des Lumières, mais celui du triomphe d’idéologies mortifères, a laissé derrière lui des torrents de sang et des dizaines de millions de morts. Pire encore, il a leurré des millions de gens qui ont cru que ces idéologies allaient permettre à l’humanité de vivre des vies meilleures, devenant parfois, et souvent en toute bonne foi, les complices de crimes épouvantables. A cet égard, le bilan de l’intelligencia française est affligeant, celle-ci se rangeant si immanquablement du mauvais côté qu’il suffit presque de s’aligner sur ses adversaires pour être sûr de ne pas se tromper. Commençons par Staline, tel que décrit dans «La cour du Tsar rouge» (*), de l’historien Simon Sebag Montefiore (**).
Oh, quelle belle époque…
Ils étaient jeunes, ils avaient la trentaine et ils étaient au pouvoir au Kremlin. Nous sommes dans les années 1930, Staline, leur chef, à 20 ans de plus que cette joyeuse bande.
Ce petit groupe de bolcheviks idéalistes était impitoyable, ils avaient mis en marche une vaste et terrifiante révolution. Ils se prenaient pour dieu, et créaient un monde nouveau dans un délire de violence et de meurtres. Ces hommes, membres du Politburo pour la plupart, possédaient, en principe, les qualités du commissaire stalinien, à savoir dévotion au Parti, moralité, exigence, vigilance, et surtout, comme le disait Staline en personne, «des nerfs d’acier». Un de ces potentats, Lev Kopelev, à la recherche de grain dissimulé par les koulaks, déclarera : «j’ai vidé les garde-manger de vieux paysans en me forçant à ne pas entendre les pleurs des enfants et les gémissements des femmes. J’étais convaincu que j’accomplissais la grande et nécessaire transformation des campagnes». Comme d’habitude, l’enfer…etc…
Même Staline était plus sensible à l’amitié qu’on ne pourrait le croire. A la suite d’une expédition de réquisition en Ukraine organisée par Molotov, Staline lui dit :«je pourrais te couvrir de baisers de gratitude pour ce que tu as fait». En un mot, ces hommes, parfois sensibles, commettaient les pires crimes au nom d’une utopie, croyant agir pour le bien de l’humanité.
Ils habitaient au Kremlin, et le Kremlin, à cette époque, était un endroit convivial. «Oh, quelle belle époque c’était, raconte la femme de Vorochilov dans son journal. Quelles relations simples et amicales !». Staline à cette époque n’inspirait pas la terreur, on l’appelait familièrement «Koba», et on pouvait s’opposer a lui sans problème. Mikoïan, qui l’appelait «Sosso», lui écrivit un jour «Si tu n’est pas trop paresseux, écris-moi». Les familles se rendaient visites les unes chez les autres, les enfants jouaient ensemble, le Kremlin était un joyeux village.
Staline se rendait souvent chez les Kaganovitch pour jouer aux échecs, et la fille des Kaganovitch allait souvent au cinéma avec Staline. Quand Staline n’était pas chez lui, on lui glissait un mot sous la porte : «Quel dommage que vous soyez parti. Je suis venu chez vous et personne n’a répondu», lui écrivit un jour Vorochilov.
On dinait souvent chez Staline après le travail. Une soupière était placée sur le buffet et chacun allait se servir. Les menus étaient simples, raconte Mikoïan dans ses mémoires : soupe pour commencer, puis viande ou poisson, puis quelques fruits pour le dessert. Nadia, la femme de Staline, était là.
Tous étaient inspirés par leur «modestie bolchévique», dont ils étaient fiers. Etant donné qu’aucun salaire ne pouvait dépasser celui d’un ouvrier spécialisé, tout le monde était en permanence à court d’argent, y compris Staline. Les épouses avaient du mal à s’habiller. Mikoïan, l’un des douze personnages les plus importants de l’État, avait du mal à boucler ses fins de mois avec ses cinq garçons plus des enfants adoptés; il empruntait à tout le monde.
Les Molotov étaient plus snobs, critiqués parce qu’il n’invitaient jamais leurs gardes du corps à leur table. Molotov était différent. Agé de 39 ans, il était le seul d’entre tous ces hommes à avoir serré la main de Lénine, Hitler, Himmler, Göring, Roosevelt et Churchill; il était surnommé «cul d’acier», parce qu’il travaillait sans cesse et ne se levait jamais de son bureau. Il rectifiait souvent son surnom, disant que c’était Lénine qui l’avait baptisé «cul de fer». Petit, trapu, le regard glacial, il était une sorte de Robespierre au sein de la joyeuse bande du Kremlin. Cruel, rancunier, recommandant la mort à tout ceux qui s’opposaient à lui, il était dur avec ses subordonnés comme avec lui-même; il disait par exemple a ses adjoints «je vais faire une sieste de 13 minutes», et il se réveillait au bout de 13 minutes. La porte de son appartement était fermée à ses camarades.
Le grand frère
Staline régnait sur ce petit monde, non pas par la terreur, mais par le charme. Ce n’était pas un bureaucrate, mais il pesait soigneusement chaque décision, pouvant travailler jusqu’à 16 heures par jour. «Il était, comme on dit, un homme de contact, écrit Montefiore…bien qu’incapable de vraie sympathie, il savait susciter l’amitié comme personne…Il sortait constamment de ses gonds, mais quand il décidait de charmer quelqu’un, il était irrésistible…le visage de Staline était expressif et mobile, ses mouvements félins, souples et gracieux…tous ceux qui le voyaient aspiraient à le revoir parce qu’il vous faisait sentir que désormais un lien vous unissait à lui pour toujours».
Après sa première entrevue avec Staline, le futur maréchal Joukov écrivit : «L’apparence de J.V. Staline , sa voix posée, le pragmatisme et la profondeur de ses jugements, l’attention avec laquelle il écoutait mon rapport produisirent une forte impression sur moi». Soudoplatov, un tchékiste, dit «qu’il était difficile d’imaginer qu’un tel homme puisse vous tromper, ses réactions étaient si naturelles, sans la moindre affectation visible». Voilà le Staline des années 1930.
De plus, il ne manquait pas d’humour. Quand il nomma Isakov commissaire à la Marine, ce dernier lui dit que ce poste était trop dur pour lui car il était unijambiste. Staline répondit «que la Marine avait été dirigée par des gens sans tête, une jambe n’est pas un handicap».
Mais attention, Staline à cette époque n’était pas intouchable, et il le savait parfaitement. Ses camarades du Politburo auraient parfaitement pu le mettre en minorité et le chasser du pouvoir. Staline était parfaitement conscient de cela; car la révolution qu’il était en train de mettre en place, transformant les campagnes en un véritable enfer ne faisait pas l’unanimité. Staline sentait que la déloyauté à son égard était en train de monter. Il se mit à ruminer, a devenir peu à peu paranoïaque; sa politique radicale entraînait des oppositions qui le rendait méfiant jusqu’à l’extrême. «Vous ne pouvez pas me réduire au silence ou m’obliger à garder mes opinions pour moi, écrivit-il un jour à Vorochilov. Quand ces attaques contre moi cesseront-elles ?».
L’horreur
Car pendant que la fine équipe du Politburo (Политбюро), au Kremlin, se chamaillait mais prenait du bon temps, on déportait et on massacrait dans les campagnes. Pour eux, le plan quinquennal ferait de l’Union Soviétique une puissance que l’Occident ne pourrait plus humilier, et pour réussir il fallait éliminer l’ennemi intérieur, c’est-à-dire les paysans riches, les koulaks (кулак,). Lénine avait dit : «Lançons une terreur de masse impitoyable contre les koulaks…mort aux koulaks ! ». Bref, il fallait faire la guerre aux campagnes et liquider les koulaks en tant que classe.
La police secrète s’en mêla, menant à des pillages, des brutalités, à la mise à mort de millions de personnes.
En 1930-1931, 1,68 millions de personnes furent ainsi déportées. Kaganovitch et Mikoïan organisèrent des expéditions avec des cavaliers de la Guépéou (ГПУ) et des trains blindées…Désespérés, les paysans détruisirent leur bétail, 26 millions de têtes de bétail et 15 millions de chevaux furent massacrés, et les bolcheviks décrétèrent que les biens des koulaks seraient confisqués s’ils abattaient leur bétail. La terreur et le désespoir régnait dans les campagnes.
On s’en prit alors aux saboteurs. A propos d’un fonctionnaire du Gosplan (Госплан) qui était dans le collimateur, Staline griffonna à l’adresse de ses collègues du Politburo : «Pour tous ses péchés passés, actuels et futurs, le pendre par les couilles, et si les couilles sont solides et ne lâchent pas, lui pardonner et lui donner raison, mais si elles lâchent, le jeter dans la rivière». Charmant…Un des membres du Politbureau, qui était un excellent caricaturiste, exécuta un dessin illustrant les propos de Staline, ils éclatèrent de rire. Le fonctionnaire du Gosplan fut arrêté et exécuté.
Mais même Staline avait parfois des doutes : «Qu’est-au juste qu’un koulaks?», griffonna t-il un jour.
Pourtant, escadron de la mort, et camps de concentration se multiplièrent. Molotov classa 5 à 7 millions de personnes en trois catégories : «La première catégorie est à éliminer immédiatement. La deuxième est à emprisonner dans les camps, la troisième est à déporter». Mais quels critères définir ? Il n’y en avait pas. «Les lettres manuscrites de ces potentats à Staline, écrit Montefiore, vibrent de l’émotion fraternelle que leur inspire la guerre qu’ils mènent pour le bien de l’humanité contre les paysans sans armes : «Nous prenons toutes les mesures voulues pour les vivres et le blé», signale Mikoïan à Staline, en soulignant la nécessité d’éliminer les saboteurs. «Nous nous heurtons à une forte résistance. Nous devons détruire la résistance». Dans l’album de photographies de Kaganovitch, nous le voyons parcourir la Sibérie avec son détachement de brutes en blousons de cuir, interrogeant les paysans, fourrageant dans les meules de foin, déportant les coupables et poursuivant sa route, épuisé, s’endormant entre les arrêts. «Molotov travaille vraiment très dur et est très fatigué, écrit Mikoïan à Staline. La masse de travail est si énorme qu’il faut une force de bœuf de labour».
Ah, quelle sympathique équipe…
Sources et bibliographie
(*) «Stalin : The Court of the Red Tsar», Simon Sebag Montefiore. Weidenfeld and Nicholson, 2003.
En version française : «La Cour du Tsar rouge», Simon Sebag Montefiore. Editions des Syrtes, 2005.
(**) Simon Sebag Montefiore est un historien britannique éduqué à Cambridge et spécialiste de le Russie. Son livre, traduit ,en 25 langues, a obtenu le British Book Award en 2004.
Le XXème siècle, un siècle de fer et de sang
Jacques Trauman
Cette série d’articles a été publiée de novembre 2020 à février 2021 dans WUKALI
Saison 1
Staline
1/1 Une sympathique petite équipe
mise en ligne à partir du vendredi 6 novembre 2020
1/2 Un dîner qui finit mal
mise en ligne à partir du vendredi 13 novembre
1/3 Le tribunal des flagrants délires
mise en ligne à partir du vendredi 20 novembre
1/4 Une improbable rencontre
mise en ligne à partir du vendredi 27 novembre
1/5 Un mélomane passionné
mise en ligne à partir du vendredi 4 décembre
Saison 2
Hitler
2/1 Dans la tannière du diable
mise en ligne à partir du vendredi 11 décembre
2/2 Le style c’est l’homme
mise en ligne à partir du vendredi 18 décembre
2/3 Hitler chef de guerre
mise en ligne à partir du vendredi 25 décembre
2/4 Le commencement de la fin
mise en ligne à partir du vendredi 1er janvier 2021
2/5Vingt-quatre heures avant l’apocalypse
mise en ligne à partir du vendredi 8 janvier
Saison 3
Mao Zedong毛泽东
3/1 La momie de Zhongnanhai
mise en ligne à partir du vendredi 15 janvier
3/2 Mao et Staline
mise en ligne à partir du vendredi 22 janvier
3/3 Dans la tannière de la louve
mise en ligne à partir du vendredi 29 janvier
3/4 Guerre et Paix
mise en ligne à partir du vendredi 5 février
3/5 Nous sommes informés de tout, nous ne savons rien
mise en ligne à partir du vendredi 12 février