Du 7 septembre 2022 au 2 janvier 2023 le Centre Pompidou présente une rétrospective de l’œuvre de Gérard Garouste comprenant environ 120 tableaux, des sculptures et des dessins inspirés de son passage au « Palace » parisien, de ses lectures, ses rêves et sa folie.
En parcourant les dix-huit salles où sont accrochés des tableaux, pour la plupart immenses, le visiteur est embarqué dans un parcours visuel autant que littéraire organisé en ordre chronologico-thématique qui fait écho aux différentes inspirations de l’artiste.
Enracinée dans le chaos d’une histoire singulière, racontée par Judith Perrignon dans L’Intranquille paru en 2009 et réédité depuis augmenté d’un épilogue, l’œuvre se nourrit de traumatismes secrets, de perceptions indicibles, de vécus hallucinatoires, de délires mystiques et de rêves. La peinture de Garouste puise dans une histoire élevée au rang d’une mythologie individuelle, transfigurée dans la peinture à travers les grands mythes de notre civilisation, qu’il s’agisse des textes sacrés (Bible, Torah, Talmud), des grandes épopées de la littérature, de la Divine Comédie de Dante, de Don Quichotte de Cervantès ou de Gargantua de Rabelais, ou des contes de fées.
Né en 1946, Garouste a vingt-cinq ans à la fin de ses études à l’école des Beaux-Arts de Paris (1965-1972) où, dit-il, il n’a rien appris. Désœuvré, ne sachant que faire de son rêve de peinture, il dessine des décors de théâtre et réalise quelques installations. Pour gagner sa vie, il travaille comme coursier dans le magasin de meubles de son père, un petit bourgeois pétri de préjugés, antisémite notoire, spoliateur des biens des Juifs et collaborateur pendant la dernière guerre.
Deux événements vont marquer une rupture avec le monde de ce père : son mariage avec Élisabeth, une jeune femme juive qui le soutiendra toute sa vie, et sa décision de quitter le magasin paternel pour devenir peintre.
Un rêve déterminant, fait à l’âge de trente ans, va donner une orientation décisive à son œuvre : il croise un homme sur une route de campagne qui s’arrête et lui explique que l’humanité se divise en deux types d’individus : les Classiques et les Indiens. Ils sont inséparables et marchent toujours par paires car les uns ne peuvent se passer des autres. Le Classique est un homme pétri de norme, qui n’inventera jamais rien et ne fera qu’obéir et suivre le mouvement en rêvant d’ascension sociale. C’est son père. L’Indien est un intuitif, un insoumis, un créatif. C’est son oncle Casso, marié à la sœur de sa mère, un homme fantasque et sécurisant, qui fera partie de ses plus beaux souvenirs d’enfance et l’entraînera sans le savoir vers la mythologie d’un Cervantès ou d’un Rabelais. Si Casso représente le bonheur loin des apparences, l’extrême Indien, par contre, court vers la folie, et Garouste le sait pour avoir croisé quelques Apaches dans les hôpitaux psychiatriques lors de ses nombreux internements. Adhara son premier grand succès a été inspiré par ce rêve.
La phrase entendue dans le rêve s’impose soudain comme une vérité qui ne sera découverte qu’au terme d’une errance totale, en acceptant de se perdre pour se trouver. Cette découverte d’une vérité prend en compte les deux parts indissociables de tout humain et permet à Garouste d’articuler la dualité de sa bipolarité en construisant son propre mythe nourri de légendes, de fables, de contes de fées liés à son enfance en Bourgogne auprès de son oncle Casso. Il devra désormais faire son chemin entre ces deux aspects contrastés de lui-même, déclinés dans les personnages mythiques qui deviendront les thèmes récurrents de ses toiles. La fonction du mythe étant d’organiser les antagonismes primordiaux en transformant la réalité à partir du chaos.
Dans l’une de ses premières expositions, « La Bourgogne, la famille et l’eau tiède », en 2008, à la galerie Templon, le peintre déploie les figures inquiétantes de sa propre mythologie familiale sous les traits de personnages drôlatiques dans lesquels alternent animalité et humanité.
En 2010, une rétrospective de son œuvre est organisée à l’Académie de France à la Villa Médicis à Rome. L’exposition s’ouvre sur une série d’autoportraits, dont certains sont des doubles autoportraits, et de portraits qui marquent un retour à la figuration classique et à la tradition, une confrontation au réalisme et à la ressemblance de ses modèles.
Les corps désarticulés, les visages déformés des personnages qui hantent ces œuvres évoquent les figures grimaçantes de Bosch ou les corps émaciés aux mains démesurées d’El Greco, mais aussi le mouvement et l’audace des toiles de Tintoret auxquelles on ne comprend rien, ou encore l’humour grinçant d’un Goya ; autant de peintres dont il apprécie à la fois la modernité, la dérision et le côté parfois fantastique, que l’on retrouvera dans ses toiles dérangeantes voire subversives, laissant au regardeur le choix de l’interprétation.
Le thème du double est omniprésent dans son œuvre, d’abord sous les figures du Classique et de l’Indien, puis de Faust et de Méphistophélès, et du clown blanc et d’Auguste : deux figures complémentaires dont l’une dévoile la part cachée de l’autre.
Puis viennent des œuvres abordant les différents thèmes déployés par l’artiste durant plus de vingt ans, inspirées par des textes classiques et des grands récits mythologiques mêlés à des séquences de son histoire personnelle.
Dans les dernières salles, le peintre s’inspire d’une littérature plus moderne offrant des portraits poétiques de Frank Kafka par exemple.
Entre raison et folie, l’œuvre de Garouste s’inscrit dans le prolongement de la peinture baroque, voire maniériste italienne et espagnole, par sa démesure et son goût pour les corps tourmentés, les extases et l’humour grinçant, que l’on retrouve dans certaines gravures de Goya.
Les toiles exposées dans cette rétrospective se déploient autour des thèmes du dévoilement, l’alternance du caché et du révélé et de la mise en forme du chaos.
Comme tout grand créateur Garouste est un passeur capable de capter les forces du chaos et de produire des formes qui soient les plus fidèles aux forces transformatrices à la fois créatrices et destructrices qui le constituent pour conjurer et manifester le chaos, car l’œuvre vraiment créatrice effectue une synthèse entre le chaos et le cosmos.
Garouste, qui a l’enfance et la folie à ses trousses, a un contact particulier avec le chaos. Ce fond de la réalité, ce reste non symbolisable, irreprésentable consubstantiel à l’humain sera traité de façon différente dans la folie, par des passages à l’acte, des délires et des hallucinations, et dans la création, qui implique une dépossession volontaire ouvrant la voie à une imagination première, archaïque, fondatrice, à une force qui dépasse l’artiste et le pousse à créer un monde transfigurable dans une œuvre.
La création chez Garouste comme chez tout créateur authentique est une tentative de figurer l’infigurable, de schématiser l’irreprésentable, dans une sorte de tension permanente entre ordre et désordre, qui vise à ramener la surabondance à une figure unique et strictement déterminée et à rétablir une continuité avec soi que la folie avait interrompue.
Pour saisir la portée du chaos dans certaines œuvres de l’artiste, il faut préalablement se défaire de la connotation morale à laquelle on a coutume de le rattacher et admettre, en chacune de ses tentatives, une mise en œuvre de l’immense, de l’infini mais aussi la reconnaissance de cette part innommable de la mort dans l’être qui, loin de toute maîtrise et de toute domination, ouvre à une radicale fragilité. L’artiste est celui qui assume cette fragilité car il sait de manière intuitive que la dépossession de soi est consubstantiel à l’expression artistique.
Garouste peint à partir de ses rêves, de ses hallucinations, de ses délires, mais dans une mise à distance qui lui est offerte par les personnages mythologiques glanés au fil de ses lectures, de ses recherches et dans sa propre mythologie. Il organise le chaos de la matière picturale, des pigments mélangés, pour le mettre en forme. Ce phénomène appartient à la structure ontologique de l’art et non à quelques démarches ontologiques de l’homme, qu’il s’agisse de l’artiste ou de ses personnages, car « tout art de grand style risque le chaos » (Nietzsche).
Comme toute œuvre authentique, l’œuvre de Garouste est issue du geste créateur ex nihilo. Elle « dit non au néant » en nous confrontant à ce néant par la mise en forme du chaos dans les figures bizarres, torturées, fantastiques et souvent ironiques de ses toiles qui participent à la création renouvelée du monde.
L’artiste est celui qui affronte le chaos, là où il s’offre comme attrait de l’abîme, celui qui l’accueille sans le juger, sans le condamner, sans le faire comparaître au tribunal de la raison pratique ; il le peint.
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