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Monet et Turner vus sous le prisme de la pollution de l’air de leurs temps

par Pierre-Alain Lévy

Voici une manière originale et pour le moins intéressante de traiter de l’histoire de l’art. De quelle manière tant chez Turner que Monet plus tard, les effets de la pollution atmosphérique ont ils été à l’origine de leurs visions picturales et ont retenti dans leurs peintures. Tel est l’angle d’attaque examiné par deux chercheurs français et américain, Anna Lea Albright, du Laboratoire de météorologie dynamique de Paris, et Peter Huybers, de l’université de Harvard.

Tel est le sujet de l’article publié dans la revue PNAS (The Proceedings of the National Academy of Sciences) et que nous avons traduit pour nos lecteurs de WUKALI. Superbe occasion pour nous étant au demeurant donnée d’illustrer l’article des oeuvres de ces artistes

Pierre-Alain Lévy


Anna Lea et Peter, qu’est-ce qui a suscité votre intérêt pour les œuvres de Turner et de Monet en particulier ?
Albright : Mon intérêt personnel pour ce sujet vient de mes promenades au Tate Britain Museum à Londres, au musée d’Orsay à Paris et aux Harvard Art Museums. En parcourant ces musées, on s’aperçoit qu’au fil de leur carrière, les contours de leurs peintures deviennent plus flous. La palette devient plus blanche et le style passe d’un style plus figuratif à un style plus impressionniste. Ces changements stylistiques correspondent aux attentes physiques concernant l’influence de la pollution atmosphérique sur la lumière.

William Turner Claude Monet brouillard pollution atmosphérique peinture Londres
Claude Monet. Waterloo Bridge

Huybers : J’ai donné un cours sur les reconstructions climatiques en partenariat avec les musées d’art de Harvard et j’ai vraiment essayé de tirer parti de leur connaissance des techniques historiques et de la préservation des différents types de peinture. Cela nous a permis de mieux comprendre comment nous pouvions examiner attentivement les œuvres d’art pour discerner des caractéristiques qui, je pense, avaient déjà été appréciées, mais en leur apportant une perspective scientifique quantitative supplémentaire.

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William Turner. The Great western railway

PNAS : Dites-nous ce que vous avez observé sur l’évolution des styles de Turner et de Monet au fil du temps.
Albright : La pollution atmosphérique absorbe et diffuse la lumière, ce qui rend les objets éloignés plus flous. De plus, en diffusant la lumière de fond de toutes les longueurs d’onde dans la ligne de vision, la pollution atmosphérique donne aux images une teinte plus blanche. Nous utilisons une technique mathématique appelée ondelettes pour estimer le contraste et des modèles de couleur pour estimer l’intensité ou la blancheur d’une peinture. Pour une centaine de peintures de Turner et de Monet, nous avons suivi le passage d’un style plus figuratif à un style plus impressionniste à l’aide de ces deux mesures de contraste et d’intensité.

Nous avons ensuite comparé ces estimations provenant des peintures avec des estimations indépendantes des émissions historiques de pollution atmosphérique, et nous avons utilisé le dioxyde de soufre comme indicateur de la pollution atmosphérique en général. Ces émissions de dioxyde de soufre ont augmenté rapidement au début du 19e siècle à Londres, connue sous le nom de «Big Smoke» ou «Big Smog». À cette époque, Londres était responsable d’environ 10 % des émissions de dioxyde de soufre du Royaume-Uni, bien qu’elle occupe moins de 1 % de la superficie du pays.

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Claude Monet. Londres, le Parlement, trouée de soleil dans le brouillard. 1904
Photo (C) RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Huybers : Si vous regardez un bâtiment au loin et que vous comparez sa couleur à celle du ciel, par temps clair, vous pourrez voir cette limite nette entre le ciel en arrière-plan et ce bâtiment qui se trouverait quelque part au premier plan. Mais s’il y a beaucoup d’aérosols entre vous et ce bâtiment, il se produit une dispersion de la lumière dans votre ligne de mire. Il disperse également la lumière qui provient de ce bâtiment et qui s’éloigne de vous. Ainsi, la distinction entre l’arrière-plan du ciel et le bâtiment lui-même devient de plus en plus floue. Il devient de plus en plus difficile de détecter la présence d’un bord. Nous nous sommes donc dit que si nous pouvions mettre au point une métrique qui mesure réellement le contraste entre ces types de bords, cela permettrait de poser un diagnostic.

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Claude Monet, 1840 – 1926 The Thames below Westminster about 1871 Oil on canvas, 47 x 73 cm
Bequeathed by Lord Astor of Hever, 1971 NG6399 National gallery.org.uk/paintings/NG6399

PNAS : Quelles étaient les tendances de la pollution atmosphérique à cette époque ?
Albright : Si nous comparons le contraste et l’intensité estimés à partir des peintures avec ces estimations indépendantes des émissions, nous constatons que les deux varient de manière synchronisée à partir des peintures et de ces estimations indépendantes, alors que la relation est moins cohérente si on l’examine en fonction du temps plutôt que de la pollution de l’air. Nous sommes en mesure de distinguer les tendances temporelles du style artistique des tendances de la pollution atmosphérique en raison des différences de niveaux de pollution entre Londres et Paris au cours du 19e siècle.

William Turner Claude Monet brouillard pollution atmosphérique peinture Londres
Joseph Mallord William Turner 1775-1851. Fire at the Grand Storehouse of the Tower of London 1841
Accepted by the nation as part of the Turner Bequest 1856 http://www.tate.org.uk/art/work/D27847

En effet, Londres s’industrialise plus tôt et plus rapidement que Paris, l’industrialisation de Paris accusant un retard d’environ 50 ans sur celle de Londres. Nous constatons également que différents peintres, à différents moments de l’histoire, peignent de la même manière lorsqu’ils sont exposés à des conditions environnementales similaires.
En fin de compte, le génie créatif ou l’inspiration d’un artiste restent inconnus, mais nous sommes en mesure de fournir une base empirique pour montrer que ces peintures impressionnistes et brumeuses capturent avec précision des éléments d’une réalité polluée.

PNAS : Vous faites état de corrélations intéressantes. Pouvez-vous préciser pour nos auditeurs les réserves et les limites de votre étude, ainsi que les limites de l’interprétation et des conclusions qui peuvent en être tirées ? Comment avez-vous contrôlé les autres facteurs susceptibles d’avoir influencé le style de peinture des artistes ?

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Joseph Mallord William Turner 1775-1851. La Tamise au-dessus du pont de Waterloo c.1830-5
Accepted by the nation as part of the Turner Bequest 1856 http://www.tate.org.uk/art/work/N01992

Albright : Étant donné que nous ne pouvons pas dater toutes les peintures au mois près, nous ne tenons pas compte des effets saisonniers. Or, la pollution atmosphérique est souvent plus élevée en hiver qu’en été. Il existe également une chimie atmosphérique complexe qui pourrait entraîner une relation non linéaire entre ces émissions précurseurs de dioxyde de soufre et la concentration finale de la pollution atmosphérique.

Huybers : La question plus générale qui me préoccupe est que cette notion de déterminisme environnemental ne fonctionne tout simplement pas. Ce qu’un artiste a choisi de représenter et la manière dont il l’a représenté sont tellement complexes qu’il ne suffit pas de dire que l’air était plus pollué pour qu’il y ait automatiquement de l’impressionnisme d’une manière ou d’une autre.

Un autre élément d’analyse que j’ai trouvé très intéressant a été d’examiner quand Monet choisissait de peindre lorsqu’il était à Londres, parce qu’il y a ces relevés météorologiques à long terme et nous avons pu voir, eh bien, quel genre de conditions recherchait-il ? Et en effet, c’est dans ces conditions que l’on s’attend à avoir des charges d’aérosols plus élevées dans l’atmosphère, parce qu’il ne pleuvait pas, parce qu’il n’y avait pas trop de vent.

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Claude Monet. Le Parlement à Londres. Effet de brouillard (1904). Huile sur toile
Museum of Fine Art St. Petersburg. Florida. USA

Albright : Une autre hypothèse souvent évoquée est que la baisse de la vue a conduit à ces œuvres plus floues chez Turner et Monet, et Monet a lui-même souffert de cataracte plus tard dans sa vie.

Cela dit, Monet a commencé à peindre de manière impressionniste des décennies auparavant, à une époque où d’autres chercheurs ont affirmé que Monet n’avait pas encore de cataracte. En outre, Turner et Monet peignent toujours des détails au premier plan de leurs œuvres, ce qui suggère que ce ne sont pas des problèmes de vue qui sont à l’origine de ces effets brumeux.

PNAS : Jonathan Ribner est historien de l’art à l’université de Boston et n’a pas participé à l’étude.
Jonathan, comment cette étude s’inscrit-elle dans ce que les historiens de l’art savaient auparavant sur les œuvres de Turner et de Monet en ce qui concerne les associations et les influences environnementales ?

Ribner : Cette importante étude corrobore un argument que j’ai avancé, à savoir que l’environnement visuel, en l’occurrence la pollution, avait un effet sur les œuvres des artistes du XIXe siècle. J’ai présenté cet argument dans un essai intitulé «La poétique de la pollution».

William Turner Claude Monet brouillard pollution atmosphérique peinture Londres
Claude Monet. Charing Cross Bridge (1903). Huile sur toile 73,5×100,5cm
 photo © Sotheby’s

Ce qui fait de l’étude d’Anna Lea et de Peter la première du genre, c’est qu’elle est scientifiquement fondée sur des données quantifiables. Mon travail sur l’art, la dégradation de l’environnement et les contrastes s’appuie donc sur l’art et la littérature. Il relève des sciences humaines et de la culture visuelle. Mais nous partageons le même intérêt pour l’achat de quelque chose qui est vraiment éphémère – le brouillard, la fumée, tout cela n’existe plus.

PNAS : Du point de vue d’un historien de l’art, cette étude apporte-t-elle des éléments intéressants au débat sur l’art pendant la révolution industrielle ?
Ribner : Cette étude met vraiment en évidence les effets visuels de l’atmosphère polluée. Elle enrichit ainsi notre compréhension de l’impact de l’industrialisation européenne sur l’art du XIXe siècle. Le fait que cette étude le fasse de manière scientifique ouvre vraiment l’art à un nouveau public. Je suis ravi de pouvoir apprendre quelque chose d’une autre discipline, en particulier d’une discipline aussi éloignée de la mienne que la science de l’atmosphère.

PNAS : Alison Smith est conservatrice en chef à la National Portrait Gallery de Londres et n’a pas participé à l’étude. Alison, qu’est-ce que cette étude ajoute à votre compréhension des styles artistiques de Turner et de Monet ?

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Claude Monet. Le parlement vers 1900. Huile sur toile, 81,2×92,8cm
Mr. and Mrs. Martin A. Ryerson Collection. Art Institute of Chicago.

Alison Smith : Je pense que cette étude ajoute beaucoup à ce que les historiens de l’art savent des réactions de ces artistes à la pollution industrielle. Ils savaient probablement que les effets de la combustion du charbon étaient nocifs, en particulier dans les grandes villes comme Londres. Mais je ne pense pas que ce soit vraiment le point spécifique qui ait intéressé les historiens de l’art. Je pense que ce qui a vraiment compté, c’est que les artistes ont trouvé ces effets poétiques. Ils s’en sont inspirés et les ont trouvés esthétiquement excitants et fascinants. Il faut trouver un juste milieu entre l’analyse scientifique et ce que les artistes cherchent à réaliser dans leurs œuvres.

Bien entendu aussi parce que les artistes réfléchissent de même manière à la composition, à la couleur, ils pensent évidemment aux autres peintres, à ce qu’ils ont réalisé dans le passé. Je pense donc qu’il s’agit vraiment du schéma visuel, du langage de l’art, et de la manière dont il doit être adapté ou ajusté en fonction de ce que l’œil perçoit. Je pense donc que l’on peut tenir compte d’une partie de ce rapport, mais il y a bien sûr d’autres facteurs à prendre en considération.

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Illustration de l’entête: Claude Monet. Impression, soleil Levant. 13 novembre 1872. 48X63cm.
Musée Marmottan Monet. Paris

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