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Anna-Eva Bergman au musée d’Art moderne de Paris

par Suzanne Ferrières-Pestureau

Trop peu connue du grand public malgré de nombreuses expositions de son vivant dans le monde entier, notamment au Musée d’art Moderne de Paris en 1977, en Italie, en Allemagne et en Norvège, Anna-Eva Bergman (1909-1987) est une figure majeure de la peinture d’après-guerre. 

Anna-Eva Bergman dans son atelier à Antibes, 1975.
Epreuve gélatino-argentine, Fondation Hartung-Bergman.
Anna-Eva Bergman. N°2 1964. Stèle
Tempera et feuille de métal sur toile. 195/97cm

L’exposition Anna-Eva Bergman, Voyage vers l’intérieur qui se tient actuellement au Musée d’Art Moderne de Paris, du 31 mars au 16 juillet 2023, apporte un éclairage décisif sur l’œuvre de cette artiste majeure en proposant un panorama de toute sa production. À cette occasion, le musée présente N°2-1964 Stèle, une toile acquise du vivant de l’artiste ainsi que la centaine d’œuvres provenant du don exceptionnel consenti par la Fondation Hartung-Bergman au MAM en 2017. 

Cette première grande rétrospective composée de plus de 300 œuvres, archives, documents visuels et audiovisuels dont de nombreux inédits, a été réalisée en étroite collaboration avec la Fondation Hartung-Bergman à Antibes et le Nasjonalmuseet à Oslo qui lui consacrera à son tour une exposition du 16 novembre 2023 au 25 février 2024. L’occasion de redécouvrir une œuvre au langage pictural singulier, fondé sur des formes simples inspirées essentiellement par les paysages nordiques mais aussi méditerranéens. 

Une récente biographie[1] de l’artiste, écrite à partir d’archives très documentées conservées à la Fondation Hartung-Bergman à Antibes, décrit une vie « lumineuse » bien que chaotique, faite de joie mais aussi de grande tristesse. Séparée très tôt de sa mère après le divorce de ses parents, elle ne reverra que très rarement son père sur lequel elle ne pourra jamais compter. Son enfance passée loin de sa mère dans le Sud-Est de la Norvège chez son oncle et sa tante sera marquée par la précarité autant affective que matérielle, à laquelle elle tentera d’échapper en se réfugiant très tôt dans le dessin, encouragée par son oncle. Elle débute une formation artistique à Oslo en 1927, qu’elle complète à Vienne l’année suivante auprès d’Eugen Steinhof à l’École des arts appliqués. En 1929, lors d’un séjour à Paris où elle suit pendant deux mois l’enseignement d’André Lhote qui ne semble pas avoir été à la hauteur de ses attentes, elle rencontre Hans Hartung, un jeune peintre encore inconnu.

Olécio partenaire de Wukali
Anna-Eva Bergman El generalissimo vers 1935
Mine de plomb sur papier, Fondation Hartung-Bergman

Le coup de foudre est réciproque. Ils se marient en Allemagne et Anne-Eva acquiert, de ce fait, la nationalité allemande ce qui lui posera des problèmes pendant la Seconde Guerre mondiale quand, revenue à Oslo en 1939, elle fera des dessins antinazis pour dénoncer l’occupation allemande en Norvège et se moquera du « Caudillo » Francisco Franco, le dictateur espagnol dans El generalissimo, un dessin à la mine de plomb sur papier, dans lequel elle le représente sous les traits d’un général de pacotille, bouffi, grotesque, tripotant son argent en se curant les dents[2]

Pour l’heure, la guerre est encore loin, ils sont heureux, insouciants, ils voyagent, peignent et échangent autour d’une préoccupation commune « la section d’or » qui les passionne tous les deux, et fréquentent les cercles d’artistes engagés de Dresde

Au cours de ses nombreux voyages en Europe, Anna-Eva Bergman fait des reportages illustrés et des caricatures, oscillant entre la satire et l’ironie plus feutrée, qu’elle envoie aux journaux norvégiens. Elle commence à publier ses caricatures dans des périodiques viennois et à exposer avec son mari à Dresde en 1931, puis à Oslo en 1932.

La mort du père de Hans met fin à cette période d’insouciance et à l’aide financière qu’il apportait au jeune couple. Sur les conseils de la mère d’Anna-Eva ils partent s’installer à Minorque à la fin de l’année 1932, où la vie est moins chère.

Non titré. 1933. Huile sur toile
Fondation Hartung-Bergman

Ils vivent chichement et se consacrent à la création : Hans à l’abstraction, Anna-Eva à la peinture[3] et au dessin, deux formes artistiques intimement liées chez elle. Pendant cette période de répit relatif, elle contracte le thyphus et est opérée à plusieurs reprises. Sous la pression toujours plus forte des autorités républicaines espagnoles qui soupçonnent Hans d’être un espion allemand, ils quittent Minorque pour Oslo où ils organisent une exposition qui devait avoir lieu en 1934. Elle sera annulée pour des raisons administratives, les œuvres ayant été bloquées à la frontière.

La situation s’assombrit avec la montée du national-socialisme, les artistes fuient, certains se suicident, d’autres profitent de la situation pour occuper les postes vacants. Hans est de nouveau devenu suspect, au point d’échapper de justesse à une arrestation par la gestapo en Allemagne. 

Anna-Eva Bergman, est une nouvelle fois opérée en Allemagne. Accompagnée de sa mère elle part en convalescence en Italie. La correspondance entre les époux, à cette époque, témoigne de la dégradation de leur relation qui aboutira à une rupture initiée par Anna-Eva en avril 1937. Soucieuse d’indépendance, souhaitant se consacrer entièrement à son activité picturale inséparable pour elle d’une recherche d’absolu dans la continuité de maîtres comme Fra Angelico, Tintoret, Bach, Goethe, Turner ou Munch, elle retrouve sa liberté et s’installe en Norvège. Elle y restera 13 ans avant de revenir définitivement en France où elle se remariera avec Hans Hartung en 1957.

Pendant son séjour scandinave elle gagne sa vie comme illustratrice pour la presse et rencontre l’architecte Christian Lange, un homme très cultivé qui a passé une grande partie de sa vie à rénover des d’églises gothiques avec lequel elle reprend ses études sur le nombre d’or et travaille à une approche très personnelle de la peinture fondée sur le primat de la ligne, la spiritualité, la construction au nombre d’or et l’usage de la feuille de métal qu’elle personnalise en employant d’abord le bol d’Arménie sur lequel les feuilles sont polies avec une pierre d’agate, puis la dorure à la mixtion, vernis gras qui facilite l’adhésion du métal. Elle épouse le fils de Lange en 1946 et à partir de 1947 abandonne l’huile trop visqueuse pour la tempera[4] qui permet des glacis plus légers. Elle renonce à la peinture figurative, à l’illustration et aux caricatures pour se lancer dans l’abstraction. Ce bouleversement artistique la rapproche de Hans Hartung avec lequel elle reprend une correspondance autour de son évolution artistique et tourne définitivement le dos à son œuvre passée qu’elle ne voudra plus jamais exposer.

Un voyage dans l’extrême nord de la Norvège, en 1950, le long de la côte norvégienne au cours duquel elle visite les îles Lofoten, le Finnmark, s’avèrera déterminant dans l’évolution de sa peinture. Avec la technique de la tempera, elle retrouve la transparence des paysages et la lumière du soleil de minuit et ses effets sur ces paysages dépouillés.

Anna Eva Bergman. N° 4 1967. Montagne transparente
Vinylique et feuille de métal sur toile.
Fondation Hartung-Bergman

L’originalité de son œuvre réside dans l’usage très spécifique d’un matériau devenu sa signature : la feuille de métal[5] qu’elle utilise dès les années 1940, inspirée par les retables des églises norvégiennes du Moyen-Àge, dont le caractère irradiant fait jaillir la lumière de la matière sur laquelle l’artiste va travailler. Il serait d’ailleurs plus juste de parler des lumières d’Anna-Eva Bergman car l’éclat qui émane des œuvres elles-mêmes est autant diurne que nocturne à l’instar de cette alternance entre le soleil de minuit qui éclaire jour et nuit la Norvège et la nuit polaire où l’obscurité se mue en lumière crépusculaire permanente. Ce sont ces phénomènes « magiques » qui la fascinent et qu’elle tente de nous faire éprouver en contemplant ses œuvres. 

Bien qu’elle fût une grande voyageuse elle restera toute sa vie marquée par les paysages du nord de la Norvège où elle a passé la première partie de sa vie et par la lumière si particulière des ciels dont elle captera l’éclat dans ses œuvres. « C’est du Finnmark et de la Norvège que je rêve. La lumière me met en extase. Elle se présente par couches, et donne une impression d’espaces différents qui sont en même temps très près et très lointains. On a l’impression d’une couche d’air entre chaque rayon de lumière et ce sont des couches d’air qui créent la perspective. C’est mystique[6] ».

Anne Eva Bergman. Fragment d’une île en Norvège. 1951.
Tempéra et encre de Chine sur papier
Musée d’art moderne de Paris

En 1951 à la suite de trois étés passés dans le Sud de la Norvège, elle réalise des peintures et des dessins sur la structure des rochers usés par la mer. La série, Fragments d’une île en Norvège[7], issue de ce premier motif, marque une transition capitale dans l’évolution de sa peinture vers la recherche d’un nombre restreint de formes simples : lune, astre, planète, montagnes, stèle, tombeau, vallée, barque, proue ou miroir. Ces archétypes inspirés de la nature scandinave et méditerranéennes constitueront désormais le vocabulaire symbolique qui irriguera toute son œuvre.

En 1964 le couple, remarié depuis environ 7 ans, voyage le long de la côte Nord de la Norvège jusqu’au cap Nord d’où ils rapporteront un millier de photos dans lesquelles Anna-Eva puisera son inspiration pour réaliser ses premiers grands formats à la peinture vinylique[8] puis à l’acrylique[9] avant de s’attaquer, dans les années 1979, à la matière même de l’œuvre en arrachant les feuilles de métal pour faire apparaître des strates sous-jacentes ou en apportant du volume et de la texture à la matière pictural avec le Modeling paste[10].

Anna-Eva Bergman. N° 45. Crête de montagne (1971)
Acrylique. Modeling paste et feuille de métal sur toile
Musée d’Art moderne de Paris

Portée par sa passion des immensités désertiques, des mythes anciens et des avancées scientifiques de son temps notamment en matière d’archéologie et d’astronomie ,elle tente d’en retranscrire la dimension cosmique et spirituelle dans des formes monumentales de plus en plus épurées aux couleurs restreintes, laissant toute la place à un imaginaire foisonnant, nourri par une profonde connaissance de l’âme humaine mais aussi de la nature et porté par un désir nostalgique d’éternité symbolisé dans l’œuvre par la ligne d‘horizon, l’infini, l’au-delà du connu, là où on passe à l’inconnu[11].


[1] Thomas Schlesser, Anna-Eva Bergman, Vies lumineuses, Editions Gallimard, 2022.

[2] El generalissimo, 1935, mine de plomb sur papier, Fondation Hartung-Bergman.

[3] Deux paysages, Non titrés, vers 1933, Huile sur toile, Fondation Hartung-Bergman.

[4] A tempera signifie en italien « à détrempe ». La technique de la tempera consiste à utiliser l’eau pour dissoudre les pigments qui se présentent souvent sous forme de poudre et à utiliser une substance (amidon, gomme arabique, colle, caséine ou jaune d’œuf) pour les agglutiner et permettre au mélange d’adhérer au support.

[5] Feuille d’or ou d’argent, d’aluminium, d’étain, de cuivre, de plomb ou de bismuth.

[6] Anna-Eva Bergman, A-Magasinet, 21 avril 1979.

[7] Fragments d’une île en Norvège, Série réalisée vers 1951, Tempera et encre de chine sur papier, Musée d’Art Moderne de Paris.

[8] N°4-1967, Montagne transparente, vinylique et feuille de métal sur toile, Fondation Hartung-Bergman.

[9] N°32-1973, Ciel noir, 1973, Acrylique et feuille de métal sur toile, Collection privée, Paris.

[10] N°45-1971, Crête de Montagne, Modeling paste et feuille de métal sur toile, Musée d’Art Moderne de Paris.

[11] Carine Chichereau, Anna-Eva Bergman. De la caricature à l’abstraction ou Voyage des îles Lofoten à Antibes publié dans Peintresses en France (14), Peinture et tagué Anne-Eva Bergman, Diacritik, Fondation Hartung-Bergman. 

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Illustration de l’entête : Composition 1951. Tempera et feuille de métal sur panneau de bois contreplaqué. The National museum of art, architecture and dessins. Oslo

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