Les Femmes d’Alger dans leur appartement, sublimissime tableau d’Eugène Delacroix, vient d’être restauré et a retrouvé ses couleurs. Un tableau que Renoir considérait comme « le plus beau tableau du monde« , tandis que Cézanne quand il en parle écrit: « ces roses pâles et ces coussins brodés, cette babouche, toute cette limpidité […] vous entrent dans l’œil comme un verre de vin dans le gosier, et on en est tout de suite ivre« . Charles Baudelaire, dont on connait l’acuité et la justesse de sa critique, picturale ou musicale au demeurant ( rappelons-nous sa critique de Tannhauser), le compare à « un petite poème d’intérieur« . Quant à Matisse au siècle suivant, il s’empare avec une jubilation admirative du sujet et va même jusqu’à reprendre dans une temporalité nouvelle les éléments constitutifs du décor qui fait écrin. Picasso suivra…
Après quelques mois de restauration le tableau est à nouveau accessible au public et présenté dans la salle Mollien au Louvre. Il rejoint ainsi Les Massacres de Scio, lui-même restauré en 2019.
Delacroix est de ces rares artistes dont le génie créatif pouvait s’exprimer dans des formes différentes. Ainsi fut-il tout à la fois ce » phare » qui faisait vibrer la couleur à rendre vivantes et passionnées, quasiment musicales, toutes les scènes qu’il peignit, de même il fut aussi et en même temps cet épistolier quasi écrivain qui se plaisait à rédiger, son Journal et sa Correspondance en attestent. Victor Hugo lui aussi sera de cette trempe d’hommes, celle d’artistes protéiformes, et ses dessins et autres peintures résonnent avec son oeuvre littéraire et romantique.
Delacroix découvre le Maroc
En janvier 1832, Eugène Delacroix, alors âgé de 34 ans, accompagne un diplomate français en ambassade au Maroc, le comte de Mornay. Pour l’artiste ce voyage sera avant tout une révélation, un choc, à la fois culturel et esthétique. En effet, non seulement découvre-t-il la lumière, le soleil, mais plus que tout il découvre les Arabes vivant leurs traditions, habillés de djellabas, et vivant avec sérénité le moment présent. Il est impressionné par leur dignité, leur noblesse. Le peintre jusqu’alors héritier du néo-classicisme de David ou de Guérin, est bouleversé.
Il écrit à son ami Pierret: « Imagine mon ami ce que c’est que de voir couchés au soleil, se promenant dans les rues, raccommodant des savates, des personnages consulaires, des Caton, des Brutus, auxquels il ne manque même pas l’air dédaigneux que devaient avoir les maîtres du monde« .
D’un coup Delacroix saisit l’instant, il découvre sous le soleil marocain l’expression vivante d’une antiquité, jusque là essentiellement célébrée par l’art statuaire. Aux figures comme figées du néo-classicisme, il trouve le mouvement, il ressuscite la vie qui manquait jusqu’alors, une réincarnation en un mot. Ses nombreux carnets du Voyage au Maroc ( Cabinet des dessins du Louvre), ses aquarelles et dessins rendent compte de son éblouissement de peintre, les notes qui les accompagnent renseignent. A son retour en France il se met au travail et en 1834 le tableau Femmes d’Alger dans leur appartement est présenté au Salon.
Delacroix est lui aussi un « fou du dessin« , comme Hokusaï à peu près à la même période au Japon. Il accumule dans ses carnets qui le suivront toute sa vie une multitude de croquis de tout et de rien, des aides-mémoire en quelque sorte, un répertoire des formes. Par exemple la petite pantoufle, la babouche que l’on aperçoit en bas des Femmes d’Alger dans leur appartement, est croquée dans l’un de ses carnets, elle avait déjà d’ailleurs servi pour La Mort de Sardanapale
De l’interprétation des faits
Il arrive quelquefois que la mémoire historique vacille, et l’interprétation des faits peut ne pas être conforme à la réalité. Un choix de sources documentaires mal calibrées peut conduire à des considérations fausses, et le processus de l’inutrition qui en découle répercute dans le temps ce qui n’est pas et n’a jamais été. Qui plus est l’interprétation historique à contretemps, l’uchronie, est un écueil sur lequel tout chercheur devrait prendre garde.
La réflexion académique, l’essence même du travail d’analyse du chercheur, se doit de s’appuyer sur les corpus notamment écrits, les archives en quelque sorte. C’est ce processus qui définit l’intellectuel auquel bien entendu il convient d’ajouter le doute. C’est à cette aune de vigilance que Maurice Sérullaz, le plus grand spécialiste de Delacroix, conservateur en chef du Cabinet des dessins du Louvre, formait ses élèves (l’auteur de cet article fut l’un d’eux). Le travail de l’historien d’art utilisant les mêmes outils méthodologiques que ceux utilisés par les historiens du champ politique des pays et des sociétés.
Alors quand il s’agit de Delacroix, quelle aubaine! Ainsi on peut le suivre quasiment à la trace et ce grâce à la lecture de sa correspondance, ou de son Journal. Au Maroc, en Espagne, à Alger. Jamais pourtant n’écrit-il qu’il a pu entrer ou être invité dans une maison musulmane, encore moins un harem dans la cité barbaresque où il ne restera que deux jours ! Pas une seule ligne, jamais. La présence d’un européen sur les terres du Dey est soulignons le à cette époque rare et insolite. À cet égard la présence d’un dhimmi, fut il juif ou chrétien, est tout bonnement impossible dans l’intimité d’une maison arabe. Pourtant certains noms d’ottomanes qui auraient servi de modèles pour le tableau du peintre sont avancés ! Cette supputation (qui curieusement sera reprise) est le fait d’un critique Philippe Burty (1830-1890).
Bien sûr, et il n’est pas utile de le préciser, Les Femmes d’Alger, comme nous l’avions déjà évoqué, est une oeuvre d’atelier. Il ne s’agit pas le moins du monde d’un document ethnographique. C’est avant tout une peinture quasiment polyphonique, une mélopée nostalgique, chaude et sensuelle dans un intérieur oriental. Le médaillon centrale en arrière plan indique la formule coranique جوهرة الروح ce qui laisse supposer un intérieur arabe, une façon d’orienter la vision du spectateur.
S’il ne réussira pas à être reçu malgré ses efforts pour se perdre dans la foule et rentrer dans l’intimité des foyers marocains, Delacroix en revanche sera accueilli dès son arrivée au Maroc par des familles juives.
Il faut savoir que son interprète, son drogman, qui lui servira de guide, Abraham Benchimol, est un marchand juif de Tanger. Ce dernier l’invitera chez lui dans sa propre maison, une amitié se nouera entre les deux hommes. En outre, Delacroix sera sensible à la beauté de l’épouse et de la fille de son hôte.« Sa femme, sa fille, et en général toutes les juives sont les femmes les plus piquantes du monde et d’une beauté charmante. Sa fille, je crois, ou celle de sa sœur, avait des yeux très singuliers d’un jaune entouré d’un cercle bleuâtre et le bord des paupières teint en noir. Rien de plus piquant. Leur costume est charmant » écrira-t-il. Les carnets de voyage au Maroc de Delacroix, avec les croquis de femmes juives, illustrent cette émotion ressentie par le peintre. En 1841 Delacroix présentera La Noce juive.
Restauration des Femmes d’Alger dans leur appartement
Voici ce qu’écrivent les services de la restauration du musée du Louvre : La couche picturale du tableau est restée en bon état, sans usure et avec très peu de retouches au fil du temps. Mais son appréciation visuelle s’était dégradée depuis plusieurs décennies, en raison des nombreuses couches de vernis oxydés qui le recouvraient. Cet écran épais provoquait un jaunissement, un assombrissement et un aplanissement optique de la composition : les blancs, pourtant très variés, étaient ramenés à la même teinte ocre, l’opacité des vernis réduisait l’illusion de profondeur de l’espace, tandis qu’on distinguait avec peine les objets évoqués à l’arrière-plan (le meuble d’encoignure, les tissus roulés en boule, les variations du carrelage mural).
Or une visibilité aussi altérée réduisait progressivement l’œuvre à son seul sujet ; on perdait de vue la virtuosité coloriste qui avait fait des Femmes d’Alger un modèle pour la génération des peintres impressionnistes et néo-impressionnistes. Fantin-Latour l’a copié, Renoir l’a imité, Paul Signac l’a érigé en leçon « d’application de la méthode scientifique » du contraste simultané des couleurs.
Après avoir fait l’objet d’une campagne d’imagerie scientifique permettant de mieux comprendre son histoire matérielle, l’œuvre est passée entre les mains expertes de Bénédicte Trémolières (pour la couche picturale) et de Luc Hurter (pour le support en toile) dans l’atelier du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF).
La restauration d’une icône de la peinture moderne
La majeure partie des vernis altérés a été otée ; l’aspect de certaines gerçures de matière a été atténué. Un nouveau vernis naturel a achevé de rendre la saturation et le contraste des couleurs. L’œuvre peut aujourd’hui être appréciée en comprenant ces lignes du peintre Paul Signac : « Dans les Femmes d’Alger, […] toutes les teintes chaudes et gaies s’équilibreront avec leurs complémentaires froides et tendres en une symphonie décorative, d’où se dégage à merveille l’impression d’un harem calme et délicieux » (D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme, Paris, 1899). ».
La campagne se poursuivra au premier semestre 2022 avec l’étude préalable à la restauration d’un autre chef-d’œuvre de Delacroix, la Mort de Sardanapale — restauration qui sera réalisée grâce au mécénat de Mme Isabelle Ealet.
Les Scènes des massacres de Scio et les Femmes d’Alger dans leur appartement sont à découvrir ou redécouvrir côte à côte dans la salle 700, au premier étage de l’aile Denon.
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– Article initialement publié le 17/02/2022