La vie est un champ de bataille. La société est un champ de bataille. L’entreprise est un lieu où les conflits sont exacerbés, et là pour y réussir, pour progresser, il vaut mieux ne pas avoir d’état d’âme, connaître parfaitement les codes et surtout les appliquer rigoureusement, même au détriment de sa propre personnalité. Quand on est en guerre, le summum de l’art c’est de soumettre et vaincre son adversaire sans le combattre de face, sans lui montrer que l’on souhaite son élimination.
Victor Laplace est un jeune homme ravagé depuis le suicide de son père alors qu’il n’avait que 17 ans. Ce dernier, est un des nombreux cadres de France télécom qui s’est suicidé suite à la politique de la société qui voulait se « débarrasser » des anciens, de ceux jugés incapables de prendre le tournant des nouvelles technologies. Pour arriver à ses fins, rien de tel que de missionner une agence de conseil audit. Parmi eux Stanislas Dorsay (Stan pour les intimes). C’est lui qui a détruit le père de Victor, qui, depuis ce drame, n’est mu que par sa soif de vengeance, par un unique but : détruire Stanislas.
Il se donne les moyens pour y parvenir : des études d’ingénieur en informatique où il brille et réussit à se faire embaucher dans le cabinet de conseil où Stanislas a gravi quasi tous les échelons. Pour attaquer, il faut bien connaître sa cible : les recettes de ses succès, sa façon d’être, ses forces et ses faiblesses. Patiemment, Victor se rapproche lentement de lui, l’écoute, analyse, cumule le plus d’informations sur ce qui le distingue. Victor a pour lui une connaissance approfondie des algorithmes, des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle. Il arrive a se rendre indispensable aux yeux de Stan, aussi Victor le suit quand il part dans une banque puis dans une start-up dans la Silicon Valley.
Pour y parvenir, Victor a du assimiler tous les codes nécessaires pour sortit de la masse. Il n’est, à la base, qu’un ingénieur, un technicien, pas un chef, encore moins un seigneur. Pour réussir, il doit assimiler des codes sociaux, étrangers à sa nature profonde. Il arrive à les mettre en équation, à les assimiler et devient ainsi Victor Newman, son « avatar » dans le monde virtuel qu’il s’est créé mais qui l’aide à progresser dans le monde réel. C’est le prix à payer pour assouvir sa vengeance, quitte à sacrifier les personnes qu’il aime et dont il est aimé. Grâce a ses sacrifices, il monte de plus en plus haut pour s’apercevoir qu’il y a toujours un étage supérieur, un étage au-dessus occupé par un chef qui n’est pas prêt à partager son pouvoir et encore moins ses privilèges.
Pour parvenir à ses fins : détruire Stanislas sans que ce dernier ne puisse imaginer qui est l’auteur de sa déchéance, la route de Victor est parsemée de renoncements. A la fin n’a-t-il pas perdu son âme ?
De fait, nous demande Bruno Markov, qu’est-ce que la réussite ? Quelles souffrances dissimule-t-elle ? Jusqu’où est-on prêt dans les sacrifices pour y aboutir ? Et surtout : y arrive-t-on ? De fait la volonté de la réussite n’a-t-elle pas pour moteur l’envie ? L’envie d’être comme celui qui est au-dessus de nous, qui dispose de plus de pouvoir, de plus de privilèges, plus de ce que l’on désire. Quoiqu’il en soit, pour y parvenir, il faut renoncer à sa personnalité, mettre un masque, répondre parfaitement à l’image que les autres ont de vous mais aussi d’eux-mêmes si vous voulez faire partie du cercle de leurs pairs. Ce qui importe ce n’est pas le fond de l’histoire, mais la façon dont on la dit. Ce qui importe, c’est l’image et non le fond. Chaque étage est ainsi composé de clones.
Mais ce roman c’est aussi pour l’auteur (et il connait bien son monde), la dénonciation de l’échec d’internet et des réseaux sociaux qui au lieu d’améliorer la société, d’élever les hommes, ont eu pour résultat de les déchirer, de les isoler, de les opposer les uns contre les autres sans discussion, sans recherche de consensus possible. De fait le constat est terrible, dans la Silicon Valley, le but, c’est de créer, d’être innovant : « L’essentiel c’est d’avancer, de faire, d’être en mouvement, en marche vers un nouveau monde, quel qu’il soit ». Ah ! Science sans conscience c’est la ruine de l’âme n’est-ce-pas?. L’âme, l’Homme, voilà des concepts qui n’existent pas dans le monde que décrit Bruno Markov. Et quand il essaie de faire surface, alors les autres clones vous détruisent pour prendre votre place avant de finir, tôt ou tard par chuter.
L’entreprise, son univers impitoyable, après René-Victor Pilhes ou Tom Wolf, un nouveau roman décrit ce fait à l’heure d’internet et des réseaux sociaux, à l’heure des algorithmes qui changent le réel non pour le rendre plus « vivable », meilleur, mais pour le bénéfice exclusif de ceux qui son au dernier étage du monde.
Le dernier étage du monde est le premier roman de Bruno Markov qui a travaillé plus de dix ans comme consultant en intelligence artificielle, c’est dire qu’il maîtrise parfaitement le sujet. Parfois même, un peu trop, car il oublie de temps à autre certains termes techniques connus des seuls « initiés ». Peut-être un lecteur tatillon trouvera bien des répétitions, voire quelques lourdeurs dans ses démonstrations, or il n’en demeure pas moins qu’il nous alerte sur les dangers que représentent certains algorithmes, toujours présentés comme allant améliorer la condition humaine, alors qu’ils la déconnectent de plus en plus du « monde réel ».
Le dernier étage du monde
Bruno Markov
éditions Anne Carrière. 23€
Mise en vente le 25 août
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