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Nicolas de Staël, exposition au Musée d’Art Moderne de Paris 2023-2024

par Suzanne Ferrières-Pestureau

Vingt ans après la rétrospective organisée par le Centre Pompidou en 2003, l’exposition consacrée à l’œuvre de Nicolas de Staël (1914-1955) en ce moment au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, jusqu’au 21 janvier 2024, propose un nouveau regard sur le travail de l’artiste en prenant en compte des expositions thématiques plus récentes[ayant mis en lumière certains aspects méconnus de sa carrière. 

Deux cent toiles, dessins, gravures et carnets venus de nombreuses collections publiques et privées, d’Europe et des États-Unis, présentées dans un ordre chronologique, permettent de suivre le parcours de Nicolas de Staël depuis ses premières toiles figuratives sombres et riches en matière de la fin des années 1930 jusqu’à ses tableaux peints peu de temps avant sa mort en 1955

Issu d’une des familles les plus vieilles d’Europe, Nicolas Vladimirovitch de Staël von Holstein naît le 5 janvier 1913 à Saint-Pétersbourg, dans la forteresse Pierre et Paul dont son père, le général de Staël von Holstein a été nommé vice-gouverneur en 1905. Il a deux sœurs Marina, née en 1912 et Olga en 1916.

En 1917 après la prise de pouvoir des bolcheviks, le père est mis à la retraite pour cause de maladie. Les Staël quittent la forteresse et s’installent dans la maison de la belle-famille pendant deux ans avant de fuir la Russie pour la Pologne où elle arrive 1920.  Son père meurt l’année suivante suivi de sa mère, foudroyée par un cancer généralisé à l’âge de quarante-sept ans. Nicolas se retrouve orphelin à huit ans. En 1922 les trois enfants sont recueillis par l’industriel belge Emmanuel Friceco et son épouse Charlotte qui les élèvent avec leurs deux enfants.

Nicolas entre au collège Saint-Michel à Bruxelles chez les jésuites où il fait un premier cycle d’études gréco-latines jusqu’en 3e. Il visite les musées avec sa jeune sœur Olga et découvre notamment James Ensor, Memling, Rubens, Martin de Vos et à la cathédrale de Gand L’Agneau mystique de Van Eyck. Il poursuit ses études secondaires au collège Cardinal-Mercier à Braine-l’Alleud avec d’excellents professeurs qui lui font découvrir la littérature française, allemande, les tragiques grecs et les auteurs latins mais aussi Dante ainsi qu’en témoigne la chronique qu’il publie dans la revue du collège intitulée « Cecini Pascua Rura Duce » dans laquelle se révèle son souci de l’harmonie et de la forme annonciatrices d’une vocation d’artiste. Ce choix s’affirmera au moment où il décidera, contre le souhait de son tuteur, de devenir peintre.,

Olécio partenaire de Wukali

Au cours d’un voyage en Hollande il découvre Vermeer, Rembrandt et aussi Philip de Koninck. À son retour en Belgique il peint sa première aquarelle le long du canal de Nieuport et la vend à un patron-pêcheur. Il se lie d’amitié avec Madeleine Haupert ancienne élève de l’école des Beaux-Arts de Paris qui lui fait découvrir la peinture abstraite.

Nicolas de Staël, Composition grise, 1949, Huile sur toile, Genève, Fondation Gandur pour l’Art

En 1933, il s’inscrit à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Gilles-lez-Bruxelles, au cours d’architecture dans l’atelier du professeur Charles Malcause et à celui de décoration dans la classe de Georges de Vlamynck qui enseigne la composition avec lequel il entretiendra une correspondance au cours de ses voyages. Il réalise avec lui les panneaux décoratifs pour le Pavillon du Verre d’art de l’Exposition universelle de Bruxelles ainsi que ceux du Pavillon de l’Agriculture.

Il s’inscrit également à l’Académie royale des Beaux-Arts en deuxième année de dessin antique avec le professeur Henri van Haelen auquel il doit beaucoup dans sa pratique de la ligne. Ces années de formation sont jalonnées de voyages qui auront un rôle déterminant dans le renouvellement de ce peintre toujours en quête de nouvelles lumières, des nouveaux mondes.

Nicolas de Staël

Pendant deux étés il sillonne à bicyclette le sud de la France avec son ami Benoit Gibsoul et découvre Paul Cézanne, Henri Matisse, Chaïm Soutine, Georges Braque, puis l’Espagne où séduit par la beauté des paysages, il veut tout voir, tout sentir. À partir de Madrid il poursuit sa route avec Emmanuel d’Hooghvorst jusqu’en Andalousie. 

De retour à Bruxelles, il réalise des icônes qu’il expose, avec quelques aquarelles faites en Espagne, à la Galerie Dietrich parmi lesquelles deux icônes sont achetées par Jean de Brouwer, un mécène qui lui commande la décoration d’une des pièces de sa résidence de Ville-Pommeroeul à proximité de Mons et financera son voyage au Maroc.  

 Il part pour le Maroc où il rencontre Jeanne Guillou en août 1937 à Marrakech, une peintre qui deviendra sa compagne et avec laquelle il poursuivra son voyage avant de revenir un temps à Marrakech. Obsédé de couleurs il travaille avec acharnement à la recherche de son style. Il crée avec la même obstination qu’il détruit, en proie à cet « inévitable besoin de tout casser quand la machine semble tourner trop rond »[2]. Il cherche sa voie, dessine, écrit et lit beaucoup. Obsédé par la couleur dans son carnet de voyage il note « Le feu vert de l’herbe consume sa propre lumière, allume un tronc, une silhouette de paysan, donne une expression magique au visage des arbres. Les feuilles des oliviers scintillent légèrement. Ce n’est pas la lumière du jour. Ce n’est pas la lumière de la nuit. Dans l’ombre, un homme s’est arrêté. Il regarde les olives, petits points noirs dans le ciel vraiment foncé, le nimbe d’argent qui brille autour de l’arbre, le ciel profond, bleu. » Il sait déjà que « (sa) vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine »[3]. Il sait aussi qu’il la vouera à la peinture et que ce corps à corps passionné avec la matière, la couleur et la lumière, il le mènera jusqu’au bout. 

Ce voyage d’un an et demi au Maroc marque un tournant décisif dans la vie du peintre avec le surgissement des couleurs et des formes, l’étude de la vie et de son mystère.

NIcolas de Staël, Agrigente, 1954,
Collection privée . Courtesy Applicat-Applicat-Prazan, Paris

Accompagné de Jeannine, Nicolas de Staël quitte le Maroc en octobre. D’Alger, où Staël obtient un visa pour l’Italie, ils partent pour Naples en janvier 1938, visitent Pompéi, Sorrente, Capri, Rome. La vie devenue trop rude en Italie sans le soutien des Fricero, sa famille d’accueil, Staël rompt tout lien avec la Belgique et décide de s’installer à Paris avec Jeannine. Dès son arrivée à la fin de l’hiver 1938, Il s’inscrit à l’Académie d’art contemporain fondée et dirigée par Fernand Léger. Il essaie d’obtenir un permis de séjour tout en copiant les œuvres du Louvre et fait la connaissance de l’historien d’art suisse Pierre Courthion qui jouera un rôle important dans la suite de sa carrière.

Rares sont les tableaux de cette époque à ne pas avoir été détruits par l’artiste. Restent quelques dessins et aquarelles et ce Pont à Bercy (1939) peint sur contre-plaqué, jamais vu en France. Cette œuvre encore figurative, qui déploie un ciel tourmenté dans des tons bleus et verts, contient en germe sa palette et sa gestuelle future. Elle surprend dès le début de l’exposition.

En mai 1939 espérant gagner un peu d’argent il part à Liège assister Lucien Fontanarosa, rencontré à la Villa Médicis lors de son passage à Rome, qui travaille sur une fresque pour l’Exposition internationale de la technique à l’eau. De retour en France le couple fait un bref séjour en Bretagne dans la famille de Jeannine qui accueille froidement le peintre. 

L’Angleterre et la France déclarent la guerre à l’Allemagne en septembre. Le mois suivant Staël s’engage dans la Légion étrangère (Janvier 1940), et sera démobilisé à Sousse en septembre 1940. Il rejoint Jeannine et son fils Antek à Nice. Nicolas n’a pas encore trouvé son style, il cherche. Il fait deux portraits de sa compagne à la fin de l’année 1941 dont le plus connu est celui au fichu jaune : une grande toile où elle apparaît en noir, assise dans un fauteuil sur fond rouge violent dans une attitude pensive, bras croisés, vêtue de bleu, la tête couverte d’un grand fichu jaune qui descend vers l’encolure. Sa silhouette étirée évoque les toiles du Greco vues par le peintre lors de son voyage en Espagne.

L’année 1942 la peinture de Staël prend un véritable départ qui met en œuvre tout le travail de recherche et d’interrogation commencé en Espagne et au Maroc. Il s’oriente vers l’abstraction à partir d’objets réels. La même année naît sa fille Anne, le 24 février 1942.

Ces années de maturation, à la fois dures et exaltantes sur fond d’extrême pauvreté, débouchent sur l’exploration d’un nouveau langage dans des œuvres dominées par des tons sombres que Jeannine décrit comme « sans fin torturées, repeintes, massacrées, bousculées ». Composition est le titre donné par le peintre à un grand nombre de toiles réalisées entre 1942 et 1952, caractéristiques de son éloignement progressif de l’abstraction. Deux « compositions » de cette époque sont visibles à l’exposition[4] .

Nicolas de Staël, Eau-de-vie, 1948, Huile sur toile, Paris-Lisbonne, Galerie Jeanne Bucher Jaeger

À la sortie de la guerre Staël commence à exposer à la galerie Jeanne Bucher : sa carrière est lancée. La mort prématurée de Jeannine le 27 février 1946 marque la fin de cette première époque. Fidèle à lui-même, Staël étouffe son malheur en congédiant brutalement son passé[5].

Le 22 mai 1946 il épouse Françoise Chapouton, âgée de 21 ans avec laquelle il s’installe l’année suivante au 7 rue Gauguet près du parc Montsouris dans un local suffisamment grand pour y accueillir son atelier et aménager deux pièces en sous -sol destinées à l’habitation. Renouvelant constamment sa pratique, Il peint plusieurs toiles à la fois, passe de l’huile à l’encre de Chine, de la toile au papier. Sa palette s’éclaircie et sa manière de peindre devient moins violente. Ses compositions se desserrent, des formes plus amples apparaissent, plus stables, plus aériennes[6]

Nicolas de Staël, Nu couché bleu, 1955, Huile sur toile, Collection particulière

En 1950 son travail se densifie, deux toiles de cette période témoignent de cette condensation de la matière et d’un désir de simplification [7]. Bien qu’abstraites formellement, elles semblent habitées par une présence physique du monde. Le MAM acquiert une première toile du Staël qui commence à vendre aux Etats-Unis. 

Nicolas de Staël. Portrait d’Anne. Musée Unterlinden. Colmar.
Huile sur toile,140cm/99cm. 1953

Les tableaux de l’année suivante apparaissent rétrospectivement comme une réaction à ceux de l’année 1950 par leur fragmentation empruntée au monde de la mosaïque et à partir de 1952 par un retour à la figuration au moment où le peintre découvre la joie de travailler sur le motif, face au paysage d’Ile de France, de Normandie ou du Midi. Cette ouverture sur le monde va s’étendre au-delà du paysage. Concert, ballet, match de foot[8] s’offrent comme autant d’occasion de capter la vie sous toutes ses formes, sans hiérarchie, de recevoir de nouvelles sensations visuelles, tactiles et sonores.

Nicolas de Staël, Parc des Princes , 1952, Collection particulière

En 1953 un nouveau voyage dans le midi, sur les conseils de René Char devenu un ami, va engendrer deux chocs déterminant dans l’évolution de sa palette : sa rencontre avec la lumière éclatante du sud, ses horizons sans limites et son coup de foudre pour Jeanne Polge qui devient son modèle et lui inspire de grands tableaux[9]. Il multiplie les sujets d’atelier : portrait de sa fille Anne, natures mortes mais aussi, des nus de Jeanne dans lesquels se diffuse l’intensité charnelle des sensations vécues par le peintre. 

En novembre 1953, avec l’argent qui soudainement s’était mis à affluer, il achète une maison délabrée à Ménerbes-Le Castelet et revient à de petits formats. Son regard change et engendre une nouvelle manière de peindre, au plus près du monde. Il peint tout ce qu’il voit tel cet Arbre rouge sculpté par le vent qui se fait explosion lumineuse.

Avec la camionnette qu’il vient d’acheter Staël part avec sa famille. Jeanne et une amie sont également du voyage.  L’Italie puis la Sicile où il dessine au feutre quelques ruines antiques d’Agrigente et Syracuse dont il fera des tableaux à son retour en Provence[10]. Sa palette se radicalise, il cherche la quintescence de l’être des choses. 

Infatigable voyageur, le peintre se déplace beaucoup au cours de l’année 1954, il cherche de nouvelles sensations, remonte à Paris vers une autre lumière. Il travaille aussi beaucoup sous la pression de son marchand Paul Rosenberg. Sa technique se modifie, prend de la légèreté donnant toujours plus de présence au blanc du papier. 

Nicolas de Staêl, Grande composition bleue, 1950-1951, Huile sur Isorel, Collection privée Courtesy Applicat-Pranzan, Paris

À la fin de l’année 1954 il s’installe seul à Antibes près de Jeanne avec laquelle il vit une passion bouleversante qui stimule sa création. Alors que Jeanne prend peu à peu de la distance, il peint un nombre considérable d’œuvres majeures élaborées à travers de nouvelles recherches de fluidité et de transparence, abandonnant brosses, couteaux et racloirs pour des pinceaux de soie, des cotons et des tampons de gaze pour étaler la couleur.

Le 5 mars 1955, il monte à Paris écouter deux concerts Schönberg – Webern sous la direction de Pierre Boulez, rencontre Jacques Dubourg avec lequel il fait le point sur les expositions à venir. Il voit quelques amis et redescend à Antibes où il met en place une très grande toile, inspirée du concert auquel il vient d’assister[11]. Cette dernière toile, Le Concert,peinte en deux jours et restée inachevée, marque un retour vers la figuration. 

Nicolas de Staël dans son atelier

Le 16 mars 1955 il se tue en se jetant du toit de la terrasse de son atelier laissant derrière lui de nombreuses toiles inachevées. Nicolas de Staël est parti avec son secret qui est peut-être celui de toute création authentique dans sa capacité de porter en elle son propre inconscient.

Le mérite de cette très belle exposition est de présenter l’œuvre dans sa chronologie. Elle permet de suivre le cheminement du peintre dans sa recherche éperdue d’un absolu inatteignable qui l’amène à toujours se réinventer en choisissant les modes d’expression, les matériaux, les couleurs, les techniques qui lui permettent d’aller à l’essentiel et de montrer l’indicible.


[1] Antibes et Le Havre en 2014 et Aix en Provence en 2018.
[2] Lettre à son ami Jacques Dubourg en 1953.
[3] Lettres du Maroc, Mogador, 24 avril 1937, Editions Khbar Bladna, p.35.
[4] Eau-de-vie, 1948, Huile sur toile, Paris Lisbonne, Galerie Jeanne Bucher Jaeger et Composition grise, 1949, Huile sur toile, Genève Fondation Gandur pour l’Art.
[5] Laurent Greilsamer, Le prince foudroyé, Le livre de poche, p.212.
[6] Eau-de-vie, 1948, Huile sur toile, Paris-Lisbonne. Galerie Jeanne Buchet Jaeger.
Composition Grise, 1949, Huile sur toile, Genèse Fondation Gandur pour l’Art.
[7] Grande composition bleue, 1950-1951, Huile sur isorel, Collection privée/ Courtesy Applicat-Prazan, Paris.toile
[8] Parc des Princes, 1952, Collection particulière
[9] Femme assise, 1953, Huile sur toile, Collection particulière.
[10] Agrigente, 1954, Huile sur toile, Collection privée / Courtesy / Applicat-Prazan, Paris.
[11] Le concert, Huile sur toile, Musée Picasso, Paris.

Illustration de l’entête: Nicolas de Staël, Le concert, 1955, Musée Picasso, Antibes

Exposition Nicolas de Staël
Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris
jusqu’au 21 janvier 2024

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