L’histoire de Ryan
Au sein du tumulte du monde – pandémie, guerres, famines, coups d’État, compétitions –, en ces premiers jours de février, un minuscule fait divers a brusquement pris une ampleur disproportionnée, tenant en haleine un pays entier et suscitant l’émotion bien au-delà de ses frontières. Je veux parler de l’accident du petit Ryan, cet enfant de cinq ans, tombé au fond d’un puits désaffecté de trente-deux mètres dans un coin perdu du Maroc. Une semaine durant, des dizaines de sauveteurs ont tenté de l’atteindre sans ébouler le réduit où il se trouvait. Des moyens extraordinaires ont été mis en œuvre en hommes et en matériel – pelleteuses, engins de forage, hélicoptère médicalisé. Jour et nuit, les secouristes se sont dépensés sans compter sous le regard d’une foule dense de faction sur les lieux. À travers les médias, le Maroc entier a suivi les opérations heure par heure. Les images s’en sont répandues sur la planète, en particulier par les réseaux sociaux, qui les ont mises à la disposition des innombrables possesseurs de téléphones portables. Le sort du petit garçon soulevait une même émotion chez des milliers de personnes, des prières de partout s’élevaient vers le Ciel, un immense espoir tenait le monde en haleine. Hélas, Ryan est mort.
Sans doute l’émotion provoquée par cet événement peut-elle engendrer un certain malaise. S’il a bénéficié d’un tel écho, cela tient pour une large part à l’univers du spectacle dans lequel nous vivons. Le même drame, il y a cent ans, serait passé totalement inaperçu. Mais les médias actuels en ont saisi l’aubaine dans leur course à l’audience. Un petit enfant en détresse, quel bon sujet ! Le spectateur s’imagine avec effroi enterré à sa place, dans le noir, privé de tout contact. Cet enfant a un nom, un père, une grand-mère qui apparaissent à l’écran. Il n’est pas comme un de ces affamés anonymes qui meurent dans les camps de réfugiés en Éthiopie ou ailleurs. S’ajoute à cela un magnifique suspense. Va-t-on pouvoir le sauver ? Sa vie ne tient qu’à un fil. Les sauveteurs eux-mêmes risquent de l’ensevelir. Une course palpitante contre la montre était engagée.
Tous ces éléments font penser à un mauvais mélodrame, que l’on serait tenté d’écarter du revers de la main. Mais faut-il vraiment se montrer si impitoyable pour l’émoi populaire ? Devons-nous réserver nos sentiments aux situations accréditées par les esprits critiques ? Il y a tout de même quelque chose de réconfortant à constater que des milliers de gens se sont sentis concernés par une seule frêle vie humaine en danger. Toutes ces personnes étaient bien d’accord qu’il n’y a pas de prix pour une vie, même si elle leur est totalement étrangère. Qui oserait critiquer le coût considérable d’opérations de secours qui, tout compte fait, n’ont servi à rien ? Trouverait-on une seule personne pour désapprouver ce qui a été engagé, même parmi les partisans de certains tribuns populaires qui appellent à refouler les malheureux aux portes de nos pays nantis ?
À beaucoup de personnes, sans doute, les émotions éprouvées dans ces journées dramatiques ont rappelé qu’elles étaient encore capables de se sentir touchées, de partager avec d’autres les mêmes craintes, le même espoir, la même impuissance au sujet d’une simple petite existence humaine. Cette affection en a peut-être même réconciliées certaines avec elles-mêmes qui étaient, comme beaucoup d’entre nous, si habituellement indifférentes, désabusées, blasées. Elle a réveillé en elles quelque chose de bon, de bienveillant, qui s’était assoupi et qui désormais se montrera plus vigilant et attentif à autrui.
En Occident, les penseurs fondent la morale sur la volonté, à la façon de Kant, pour qui le bien est d’abord déterminé par la raison, puis décidé en vertu de son utilité. Les Chinois, d’une façon très différente, font reposer la morale sur la propension naturelle de l’être humain à s’émouvoir du sort de ses semblables. Le fondement du bien, à leurs yeux, c’est la compassion, qui se passe de tout raisonnement et ne fait appel qu’aux élans du cœur. Mencius 孟子, un moraliste chinois, du IVe siècle avant notre ère, cité par l’helléniste et sinologue François Jullien[1], fait reposer tout l’édifice de la morale sur ce simple constat vraiment de circonstance : « Qui, dit Mencius, voyant un enfant près de tomber dans un puits ne se précipiterait pas aussitôt pour le rattraper ? »
[1] François JULLIEN, Dialogue sur la morale, Le livre de poche
Dernier roman d’Armel Job
Un père à soi
éditions Robert Laffont. parution février 2022. Critique à venir à lire très bientôt dans WUKALI