Le Mémorial de la Shoah propose une exposition* inédite mettant en lumière l’action des diplomates face à la persécution des Juifs de l’arrivée au pouvoir d’Hitler à l’après-guerre. Pour la première fois, une exposition fait le point sur l’état des connaissances concernant des questions majeures, qui se posent encore aujourd’hui : Que savaient les diplomates ? Quelles furent leurs sources ? Lesquels ont agi pour aider les Juifs ? Comment, pourquoi, dans quel contexte ? À l’inverse, qui n’a pas compris, qui n’a pas agi et pourquoi ? Est-ce par ignorance, par incapacité́ à percevoir l’ampleur de la tragédie, par indifférence, par collaboration avec le Reich ? Quel a été le rôle de certains diplomates, surtout allemands, dans la persécution et la déportation des Juifs ? À travers les documents diplomatiques et quelques rares témoignages, on découvre un monde d’observateurs attentifs et expérimentés, alors que la guerre bouleverse l’Europe. Nous vous proposons, au travers ce cet article, une visite de cette exposition au fil des salles.
Un diplomate en poste à Berlin en 1939 ne peut pas ignorer ce qu’est le nazisme. La plupart des diplomates en poste en Europe pendant la guerre n’ont rien fait de particulier concernant la « question juive ». En fonction de la situation de leur pays dans le conflit (alliance avec l’Axe ou neutralité), ils ont cherché à défendre les intérêts et la position de l’État qu’ils représentaient face à la politique expansionniste nazie, ou joué le jeu de la collaboration, ou encore tenté de préserver leur situation professionnelle.
Certains d’entre eux, peu nombreux, ont utilisé les marges de manœuvre qui leur étaient accordées pour aider des Juifs, particulièrement en refusant de les inscrire comme tels ou en leur procurant des visas malgré les restrictions drastiques prescrites pour leur délivrance. D’autres s’engagèrent plus avant, comme l’ambassadeur de France à Bucarest, Jacques Truelle. Et bien sûr, certains diplomates ont sauvé des Juifs, risquant leur carrière, dont quelques grandes figures reconnues et commémorées : Aristides de Sousa Mendes, consul du Portugal à Bordeaux, Chiune Sugihara, consul du Japon à Kaunas en Lituanie, et naturellement Raoul Wallenberg, ce Suédois qui a sauvé des milliers de personnes à Budapest.
Mais cette exposition s’attache à faire connaître aussi des diplomates moins célèbres, et toute la gamme de leurs attitudes envers les Juifs, y compris l’autre face de la médaille : la responsabilité de diplomates dans la politique meurtrière du Reich. Des diplomates allemands – mais aussi de pays alliés au Reich – ont aidé à la Shoah, en négociant l’arrestation et la déportation de Juifs dans les pays occupés ou alliés du Reich. Ce sont des complices actifs du génocide. L’exposition conte aussi cette page noire.
Le rôle des diplomates n’a été que récemment considéré, peut-être à cause de la difficulté d’accéder aux documents diplomatiques, ceux-ci étant éparpillés dans les archives nationales à travers le monde, tandis que le rôle des journalistes étrangers en poste en Allemagne dans les années 1930 est étudié depuis plusieurs décennies. N’ont- ils pas été les témoins privilégiés de la montée des périls pour les Juifs, les premiers « lanceurs d’alerte » ?
Tout en soulignant l’extrême difficulté pour les Juifs d’échapper aux arrestations et aux déportations, l’exposition pose le problème des responsabilités individuelles et collectives des diplomates dans la Shoah et, au-delà, de toutes les administrations face aux meurtres de masse. Des questions plus brûlantes aujourd’hui que jamais.
Cette exposition est traversée aussi par cette question fondamentale, toujours ouverte, à propos de la Shoah en train d’avoir lieu : qui savait quoi ? Qu’ont donc su les diplomates et ont-ils informé leur gouvernement non seulement sur l’antisémitisme de l’Allemagne nazie, mais aussi, à partir de 1941, sur la shoah par balles, puis les camps d’extermination ? Quel rôle ont- ils joué à cet égard comparativement aux messagers d’organisations internationales juives comme le Congrès Juif Mondial ? Quels furent les déterminants de l’action de quelques (trop rares) diplomates Justes à contre-courant de l’indifférence de leur État ?
Les diplomates dans la Shoah sont encore largement perçus à travers une poignée d’entre eux qui ont sauvé des Juifs. Mais la réalité est bien plus complexe. Enserrés dans des administrations étatiques très rigides et des politiques étrangères complexes et changeantes, certains d’entre eux ont toutefois été les premiers informateurs sur la persécution, puis sur l’extermination. Quelques-uns, très rares, ont effectivement sauvé des Juifs. Mais la plupart d’entre eux ont obéi aux ordres, tentant de naviguer dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale. Par leurs fonctions, les diplomates tiennent un rôle essentiel dans les questions migratoires en général, particulièrement dans celle des réfugiés allemands de la fin des années 1930 et pendant le conflit, avant que l’Allemagne n’interdise toute émigration pour les Juifs en octobre 1941. Après la guerre, les diplomates joueront un rôle important dans la négociation des réparations aux survivants, tout comme dans les dimensions inter- nationales de la mémoire de la Shoah.
Les diplomates témoins de la persécution des Juifs (1933-fin 1941)
Partie 1
Dès 1931 et les premiers succès électoraux du parti nazi, les diplomates en poste en Allemagne évoquent dans leurs rapports ce nouveau mouvement, qu’ils ont du mal à définir. Qu’ils aient lu ou non Mein Kampf, ils tentent d’évaluer les chances d’arriver au pouvoir de ce parti et la place réelle de l’antisémitisme dans son idéologie. Néanmoins, dès la nomination d’Hitler au poste de chancelier (janvier 1933), la correspondance diplomatique fait état de la « lutte » contre les Juifs. « Elle se poursuit avec une méthode implacable et une haine farouche », écrit dès le 5 avril 1933, Pierre Arnal, conseiller à l’ambassade de France à Berlin. Les diplomates détaillent les mesures : lois antisémites, exclusions professionnelles, internements arbitraires, humiliations et violences dans les rues. À même de délivrer des visas, ils sont bien placés pour comprendre les raisons de l’exode de plus en plus massif des Juifs allemands qui embarrassent les chancelleries.
Les diplomates face à la montée du nazisme
Dans les années 1930, le poste de Berlin est prestigieux, la vie mondaine intense et brillante : thés, dîners, réceptions, grands bals. Certaines femmes, comme Elisabetta Cerruti, épouse de l’ambassadeur d’Italie, y jouent un rôle de premier plan. Rumeurs et potins circulent largement, et les ambassadeurs des puissances rivalisent pour accéder aux dignitaires nazis et obtenir des informations de première main. Dans cet exercice où la fortune personnelle et l’entregent sont déterminants, le choix des hommes est difficile du fait des grands défis posés par le nouveau régime et des enjeux, dont la préservation de la paix en Europe. Il fallait des diplomates germanophones et aguerris face à une idéologie susceptible d’indigner, mais aussi de fasciner.
André François-Poncet, un ambassadeur français à Berlin
Nommé en août 1931 représentant de la France à Berlin, il y reste jusqu’en octobre 1938. La qualité de son travail le rend très vite indispensable et il devient une personnalité centrale du milieu diplomatique berlinois. Sa femme Jacqueline joue un rôle important dans la vie sociale, l’ambassade de France accueillant de nombreuses réceptions. Dans les très nombreux rapports détaillés qu’il envoie à Paris, il exprime à la fois répulsion et fascination pour le nazisme. Très attentif au sort des Juifs allemands, dont il décrit le calvaire page après page, il est également très vite persuadé du risque de guerre en Europe.
André François-Poncet n’est pas à l’origine un diplomate de carrière. Avant de devenir ambassadeur à Berlin, très proche des milieux industriels français, il fut journaliste, député, puis sous-secrétaire d’État. Parfaitement germanophone, il rencontre plusieurs fois Hitler en tête-à-tête, qu’il juge effrayant. Il reçoit aussi Hermann Goering.
Le fiasco de la Conférence d’Évian
L’Anschluss, en mars 1938, est le premier coup de force hitlérien qui s’accompagne d’une émigration juive massive. Humiliés, durement malmenés, enjoints de quitter le pays par les nouveaux maîtres de l’Autriche sous peine d’internement dans des camps de concentration, les 200 000 Juifs d’Autriche (dont 180 000 à Vienne même), dépouillés de tout, cherchent désespérément un refuge à l’étranger.
Aussi, le président Roosevelt prend-il l’initiative de provoquer en juillet 1938 une grande réunion interétatique pour réfléchir à une solution internationale pour la « question des réfugiés ». Nuance sémantique de taille, on a préféré aux termes « réfugiés juifs » ceux d’« émigrants involontaires ». Il s’agit de ne pas froisser Hitler et toutes les concessions sont bonnes pour tenter de sauver la paix.
Après l’Anschluss, les Juifs candidats à l’émigration convergent vers Vienne et assiègent nuit et jour les consulats pour obtenir des visas. En cas d’obtention, ils doivent déclarer tous leurs biens mobiliers et immobiliers et acquitter une « taxe de fuite » qui devient prohibitive, puis confiscatoire. Ce qui reste de leurs biens est confisqué à l’automne 1941.
« Être assise là, dans cet endroit magnifique, à écouter les représentants de trente-deux nations expliquer, chacun leur tour, à quel point ils aimeraient pouvoir accueillir de nombreux réfugiés et combien ils sont malheureux de ne pas pouvoir le faire est une expérience effroyable. Ceux qui n’auront pas vécu ça auront du mal à comprendre ce que je ressens ici, à Évian. Un mélange de douleur, de rage, de frustration et d’horreur. »
Golda Meir, représentante de l’Agence juive pour la Palestine.
La politique de persécution antisémite
À chaque coup de force d’Hitler, à Prague après la crise de Munich (septembre 1938), puis en Allemagne après la « Nuit de Cristal » (novembre 1938), les files d’attente s’allongent devant les consulats pour obtenir un visa permettant de fuir. La « Nuit de Cristal » sera présentée comme une réaction au meurtre d’Ernst vom Rath, secrétaire de la légation allemande à Paris, par un jeune Juif, Herschel Grynszpan. Mais Goebbels a pris le soin de laisser la voie libre : toute violence « spontanée » ne sera pas entravée.
Sur tout le territoire du Reich, des commerces tenus par des Juifs sont détruits, les synagogues sont systématiquement incendiées, on pille les appartements. Des Juifs sont assassinés, internés en camp de concentration. Cette nuit, étape fondamentale dans la progression de la violence antisémite, soude les Allemands « aryens » autour de leur chef.
Fuir par la mer
Le Saint Louis et les visas cubains
Le 13 mai 1939, 937 passagers pourvus de certificats de débarquement, juifs pour la plupart, montent à bord du Saint-Louis à Hambourg. Destination Cuba où le paquebot accoste le 27 mai, mais seuls quelques-uns peuvent débarquer. En fait, les visas avaient été vendus frauduleusement par le directeur des douanes cubaines. Malgré l’intervention de l’American Jewish Joint Distribution Committee et du chargé d’affaires allemand à Cuba, le bateau doit repartir. Après s’être attardé au large de la Floride dans l’espoir vain de pouvoir débarquer les passagers qui avaient fait des demandes de visas pour les États-Unis, il lui faut retourner en Europe.
Des réfugiés juifs allemands du paquebot Saint-Louis débarquant dans le port d’Anvers, Belgique, 1939 © Wiener Library / Mémorial de la Shoah
Cette tragique odyssée émeut l’opinion publique des pays libres. Au retour du Saint-Louis à Anvers, l’American Jewish Joint Distribution Committee offre de prendre en charge financièrement les passagers et obtient ainsi que l’Angleterre (288), la France (224), la Belgique (214) et les Pays-Bas (181) les reçoivent, à une condition : qu’il s’agisse d’un transit dans l’attente d’une autre destination. Sur 619 passagers qui trouvèrent asile en Hollande, en Belgique et en France, 583 furent assassinés sous l’occupation nazie
La mise au pas des diplomates à Berlin
La diplomatie allemande s’adapte au nouveau régime, condition du maintien de ses privilèges et, croit-elle, de son autonomie. Les historiens parlent d’une « mise au pas volontaire » (Selbstgleichschaltung). Bien que de confession protestante, les trois diplomates d’origine juive furent mis à la retraite. La situation des diplomates étrangers en poste en Allemagne, d’abord épargnés, courtisés même, par Hermann Goering, se dégrade à partir de 1935. Leurs sources d’information se tarissent. Ils se savent espionnés par leurs employés allemands et craignent parfois pour leur vie. André François-Poncet préfère rencontrer ses homologues britannique et américain dans le Tiergarten, le grand parc de Berlin. Les alliances nouées par le IIIe Reich au sein de l’Axe isolent de plus en plus les diplomates occidentaux.
Les premiers actes de désobéissance
Après la déclaration de guerre en septembre 1939, les États neutres et les démocraties alliées se ferment plus encore devant les réfugiés, alors qu’Hitler et ses alliés n’ont de cesse que de les faire partir. De rares diplomates fournissent alors des visas par milliers, parfois à l’encontre des instructions reçues, au risque de le payer de leur carrière mais sauvant ainsi de nombreuses vies. Pourtant, avoir un visa ne garantit pas le départ et la survie. La situation provoque par ailleurs l’essor d’une immigration illégale semée d’embûches, qui représente une manne pour toutes sortes de personnes plus ou moins fiables : passeurs, fabricants de faux papiers… Le personnel diplomatique a aussi ses moutons noirs qui profitent de leurs fonctions pour monnayer de « vrais-faux » papiers.
Shanghaï ville ouverte
Capitale économique de la Chine, le port de Shanghai avait depuis le XIXe siècle un statut semi-colonial : chacune des principales puissances y avaient une « concession », c’est-à-dire une enclave où elles étaient souveraines.
La Concession internationale comptait plus d’un million d’habitants, dont un grand nombre d’étrangers. C’est que, dernier endroit au monde où l’on pouvait entrer sans visa, Shanghai est pour beaucoup de proscrits la seule solution pour fuir l’Europe sous le joug nazi. Les 20 000 Juifs européens au moins qui y trouvèrent refuge y restèrent jusqu’à la prise de pouvoir par les communistes en octobre 1949.
Les diplomates face à la Shoah: entre protection, indifférence et collaboration (Fin 1941-1945)
Partie 2
« Mon interlocuteur me confirme que les procédés actuellement appliqués par les Autorités d’occupation dans les pays de l’Est tendent, en partie sciemment, vers une extermination biologique d’une grande partie des populations des régions occupées. »
Paul Ruegger, ministre suisse à Rome, novembre 1941.
Au cours du conflit mondial, les belligérants rompent les relations diplomatiques et ferment leurs légations. Ne restent en poste dans l’Europe occupée par le Reich que les diplomates des pays Neutres traditionnels (Suisse, Vatican, Suède, Espagne, Portugal, États-Unis jusqu’en décembre 1941) ou « nouveaux » (France de Vichy) et des pays alliés (Italie, Roumanie, Bulgarie, Hongrie). Les diplomates de ces États sont amenés alors, soit à abandonner leurs ressortissants juifs aux lois antisémites, soit au contraire à les protéger au nom de la souveraineté de leur pays. Tel fut le cas en Roumanie, par exemple, où le ministre plénipotentiaire défend les Juifs français et leurs entreprises contre l’aryanisation. Par ailleurs, ils relaient parfois des informations sur la Shoah en cours, et tentent éventuellement de contrecarrer les persécutions, tandis que d’autres font profil bas, restent indifférents, ou s’accommodent de l’extermination.
Du fait de la guerre, l’Europe de l’Est occupée, épicentre de la Shoah, est très largement dépourvue de représentations diplomatiques. Les diplomates neutres ou alliés au Reich, restés en poste dans les marges sud ou ouest, recueillent cependant des informations à diverses sources (populations juives, résistances, individus), et parviennent à les transmettre aux alliés occidentaux, via la valise diplomatique et la correspondance télégraphique.
Les diplomates et les sources d’information
Les diplomates, dans leur collecte d’informations, puisent aux sources les plus variées. Pendant la Shoah, nombreux furent ceux, incrédules ou acquis au nazisme, qui ne relayèrent pas les témoignages sur les massacres en cours. Certains, indignés, en informèrent leurs autorités, même indifférentes. C’est le cas du ministre plénipotentiaire de France à Bucarest, Jacques Truelle, avant son ralliement au gaullisme en 1943.
Dès l’été 1941, il avise Vichy des exactions perpétrées par l’armée roumaine engagée aux côtés du Reich contre les Juifs d’Ukraine. Reliant ces faits aux déportations d’Europe de l’Ouest, il suspecte l’existence d’un plan d’extermination des Juifs à l’échelle de l’Europe.
Kurt Gerstein
Août 1942. Göran von Otter, Premier secrétaire de l’ambassade de Suède à Berlin, rentre de Varsovie en train. Kurt Gerstein l’aborde. Il travaille à la division des gaz toxiques du service médico-technique de la SS et vient de visiter quatre camps. Il lui raconte ce qu’il sait du génocide en cours : les méthodes, les responsables, les exécutants. Von Otter en informe son supérieur, l’ambassadeur Arvid Richert, en vain.
Incorporé dans la Waffen SS en mars 1941, Gerstein a pris des risques considérables pour témoigner du génocide auprès de ces deux diplomates, en vain. Il dira dans son rapport d’après- guerre s’être engagé pour voir « jusqu’au fond de ces fours et de ces chambres et crier ».
La « diplomatie homicide » allemande
Les diplomates allemands s’adaptent au régime et à sa politique meurtrière. Dès qu’Hitler annexe un pays ou s’allie à un État, les diplomates sont les premiers sur le terrain pour véhiculer la propagande du régime, comme ses mensonges sur le sort des Juifs.
C’est le ministère des Affaires étrangères (la Wilhelmstrasse) qui négocie l’arrestation et la livraison des Juifs des pays alliés, ainsi que les limites de la protection dont bénéficient certaines nationalités. Rien d’étonnant donc à ce que la diplomatie allemande soit représentée aux grandes réunions d’organisation de la Solution finale. Ainsi, Martin Luther, le chef du département « Allemagne » du ministère, est ainsi présent à la conférence de Wannsee, du 20 janvier 1942, et à celle de « suivi » d’août 1942.
Le ministère des Affaires étrangères allemand joue un rôle important dans la propagande antisémite et dans l’extension des mesures antijuives à l’ensemble des pays occupés, alliés ou collaborateurs.
Protéger, sauver: Des diplomates s’engagent
En avril 1943, les Alliés, qui n’ignorent plus rien des massacres de masse, se réunissent aux Bermudes pour y discuter de l’accueil des réfugiés juifs, mais sans réelle volonté d’aboutir. La priorité reste la guerre. Le Reich, pour sa part, exige de ses alliés qu’ils livrent leurs Juifs, et des pays neutres, qu’ils rapatrient ceux des leurs vivant en Europe occupée. Alors que les diplomates en poste s’efforcent de protéger leurs nationaux menacés, certains vont jusqu’à délivrer de faux papiers, cacher et exfiltrer des Juifs en danger. C’est en 1944 que des diplomates neutres, discrètement pourvus de moyens et missionnés pour sauver des vies, réalisent les opérations de sauvetage les plus spectaculaires, prenant de grands risques ainsi que leurs épouses qui furent parfois des auxiliaires actives.
Adolfo Kaminsky et Drancy
Arrêté à dix-sept ans, Adolfo Kaminsky doit à sa nationalité argentine d’être libéré de Drancy en 1943. Il va fabriquer pour la Résistance des faux papiers qui permirent à de nombreux Juifs d’échapper aux persécutions : « En une heure, je fabrique 30 faux papiers. Si je dors une heure, 30 personnes mourront ». Après la Libération, ce « faussaire politique » met son talent au service d’autres luttes pour la liberté : l’indépendance de l’Algérie, le combat contre la dictature des colonels en Grèce, les mouvements de libération des pays d’Amérique du Sud et d’Afrique…
Au début de l’année 1944, Kaminsky passe à la photogravure et l’imprimerie pour fabriquer des faux papiers, plutôt que de les falsifier. Il achète un appareil photo à chambre pour reproduire les tampons, et prend cet autoportrait pour s’entraîner. C’est sa toute première photo. Il opère dans le laboratoire de faux papiers de la « 6e », un réseau de résistance situé au 17 rue des Saints-Pères, à Paris.
Salonique
Après l’offensive du Reich dans les Balkans en 1941, la Grèce du Nord (avec Salonique) revient aux Allemands et le Sud (avec Athènes) aux Italiens, qui refusent d’appliquer les mesures antisémites du Reich. La déportation des 56 000 Juifs de Salonique, en majorité sépharades, débute le 15 mars 1943 avec un convoi vers Auschwitz et s’achève le 7 août. Le cas des Judéo- Espagnols est particulier. À Salonique, ils sont 511 150 qui fuient à Athènes grâce à deux consuls espagnols. Madrid et Berlin s’affrontent au sujet des Juifs restants : le 13 août 1943, ils sont envoyés au camp de Bergen-Belsen, d’où ils seront rapatriés six mois plus tard en Espagne.
Jacques Dumesnil de Maricourt, chargé d’affaires de Vichy à Athènes, cherche à sauver les Juifs français de Salonique d’une déportation imminente.
Pour son bon acheminement, il parvient à faire passer son appel à Pierre Laval, chef du gouvernement, par le canal télégraphique militaire allemand. On sait aujourd’hui que Laval a bien reçu ce message auquel il choisit, sciemment, de ne pas répondre.
« Moi-même, j’enrage de ne pouvoir crier tout haut et publier à la face du monde tout ce que je confie à ce carnet. » Cet « homme de lettres fourvoyé dans la diplomatie » (la formule est de lui) livre, dans son Journal de guerre, le témoignage d’un diplomate qui a rempli sa mission de renseignement, mais qui a également agi concrètement contre l’extermination des Juifs perpétrée par les Roumains.
René de Weck, Journal de guerre (1939-1945) : un diplomate suisse à Bucarest, Lausanne, Société d’histoire de la Suisse romande, 2001. Mémorial de la Shoah
Ruptures et continuités: une après-guerre heurtée
Partie 3
Le rôle des diplomates dans la Shoah a été discuté dès 1945, y compris par l’accusation dans les différents procès qui se tinrent à Nuremberg à partir de 1946. Des trente copies du protocole de la Conférence de Wannsee, c’est celle du ministère des Affaires étrangères – celle de Martin Luther – qui fut retrouvée.
D’autres procès de diplomates allemands eurent lieu jusque dans les années 1970, mais les condamnations furent légères. En France aussi, l’attitude des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères face à la « question juive » fut examinée par une commission d’épuration. Sur le plan commémoratif, de grandes figures de diplomates célébrées, oubliées et redécouvertes ont reçu le titre de « Juste parmi les nations » de Yad Vashem, le mémorial de la Shoah créé à Jérusalem en 1957: Wallenberg, Sousa Mendes, Sugihara... Autant de références mémorielles devenues centrales dans l’histoire de la Shoah.
Diplomatie et diplomates d’après-guerre
Au procès principal de Nuremberg (20 novembre 1945 – 1er octobre 1946), des diplomates allemands comptent au nombre des accusés : Joachim von Ribbentrop est condamné à mort et exécuté, le diplomate Franz von Papen est acquitté. Des diplomates étrangers, eux, sont présents au sein de l’accusation, parmi les témoins et les observateurs… Mais c’est l’un des procès postérieurs, celui dit de la Wilhelmstrasse, qui fut le grand procès des diplomates avec, dans le box des accusés, vingt-et-un hauts-fonctionnaires qui ont servi le régime nazi.
Le principal est Ernst von Weizsäcker, condamné à sept ans de prison (ramenés en appel à cinq), entre autres pour avoir contribué à la déportation des Juifs de France. Cinq autres dirigeants de la diplomatie nazie étaient à ses côtés.
« Nous avons mentionné que le ministère des Affaires étrangères a joué un rôle majeur dans ces atrocités. Des accords ont été passés par le ministère des Affaires étrangères dans lesquels le gouvernement de Vichy de France et les gouvernements de Hongrie, de Slovaquie, de Bulgarie, de Roumanie et de Croatie ont donné leur consentement à la déportation des Juifs de leurs pays. […] Tous ceux qui ont mené, soutenu, favorisé ou autrement participé sciemment à ces actions portent une part de responsabilité dans ces crimes planifiés. »
Extrait du verdict de la Wilhelmstrasse, 1948-1949.
Une histoire qui ne cesse de s’écrire
Dès la fin des années 1960, des historiens se penchent sur les archives de la diplomatie allemande sous Hitler, mais le véritable séisme date de 2004, lorsque meurent deux diplomates à la brillante carrière. On apprend alors que tous deux étaient membres du parti nazi et un de la SS. Le scandale conduit à la création d’une commission d’historiens chargée d’enquêter sur l’histoire de la Wilhelmstrasse sous le nazisme, le rôle de la « diplomatie homicide » allemande dans la Shoah et sur la pérennité de ces diplomates dans la carrière. Son rapport attire largement l’attention des médias et de l’opinion publique en Allemagne, et au-delà.
La mémoire des diplomates ayant sauvé des Juifs
La mémoire des diplomates a mis parfois du temps à être reconnue. Un long oubli qui peut se lire comme le reflet d’une époque où la mémoire de la Shoah était enfouie et où le devoir d’obéissance des fonctionnaires n’était pas remis en question. Leurs gouvernements ont même sanctionné plus ou moins lourdement certains d’entre eux : Lutz, Sardari, Sousa Mendes ou von Weiss, mis d’office à la retraite. La notoriété de Wallenberg fait ex-ception, mais son sort fut particulièrement tragique : il disparut dans les geôles, peut-être dans les camps, de l’Armée rouge. En décernant le titre de « Juste parmi les nations », Yad Vashem assure une reconnaissance mémorielle, parfois sujette à discussion, tandis que les États et des institutions du souvenir décernent diverses distinctions.
François De Vial
Premier diplomate français reconnu Juste parmi les Nations en 2020
Nommé « Juste parmi les Nations » le 27 juillet 2020, il a exercé les fonctions d’attaché à l’ambassade de France près du Saint-Siège de 1940 à 1944. Après la rupture entre la France et l’Italie, le 10 juin 1940, l’ambassade de France se réfugie dans la Cité du Vatican où son personnel vit reclus, à l’exception de François de Vial qui est le seul à pouvoir circuler dans Rome. François de Vial trouve des lieux d’asile aux Juifs secourus par le père capucin Marie-Benoît, un religieux français qui, après avoir conduit des opérations de sauvetage dans le Midi de la France, dirige avec des Juifs italiens la branche romaine du Comité d’aide aux Juifs italiens.
Le pape Pie XII reçoit l’ambassade de France en audience d’État représentée par Georges de Blesson, Léon Bérard et François de Vial. Cité du Vatican, Rome, Italie, 1943. © avec l’autorisation d’Arnaud de Vial.
Les diplomates face à la Shoah
Exposition* à voir jusqu’au 8 mai 2022
Mémorial de la Shoah
17 rue Geoffroy-l’Asnier; PARIS 4è
Métros Saint-Paul ou Hôtel de Ville
Entrée gratuite
www.memorialdelashoah.org
Illustration de l’entête: Joachim von Ribbentrop discute avec Hitler après la signature du pacte germano-soviétique signé le 23 aout 1939
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