An antiquities expert memory
C’était il y a bien longtemps…Vers 1991…Après une lutte homérique contre mes ennemis, je venais d’être accepté à la Compagnie Nationale des Experts (CNE en abrégé). J’étais donc gonflé comme un melon, atteint du terrible syndrome de « la grosse tête« . Il ne dure jamais mais quand même…Je souriais (bêtement) toute la journée.
Je tenais une galerie de sculptures au Louvre des Antiquaires, place du Palais-Royal à Paris. J’achetais surtout de la sculpture de marbre. En passant à Drouot, je vis un magnifique chat angora en marbre blanc statuaire de Carrare qui me plut immédiatement. Il était énorme (60cm de long), d’une vie incroyable, une sorte de sculpture archétypale comme je les aime.
Il était signé Charles Jonchery, sculpteur assez connu des années 1900/1930. Malheureusement pour lui, cet artiste doué avait été compromis dans la fabrication de faux Rodin vers 1920/25. Un procès s’en était suivi, il avait été condamné et sa carrière avait sombré.
60 ans plus tard, il était reconnu comme un excellent créateur. Le prix? Je ne m’en souviens plus mais peu importe. Vous allez comprendre pourquoi. Je l’achète et le fait installer dans mon magasin, en façade et en longueur, pour que les clients éventuels le repèrent vite. Je vais m’assoir au bureau et je regarde l’objet.
Je saute de mon siège, effaré: en le regardant, je constate que je vois cinq pattes! Je fonce vers la sculpture, en fait le tour et ne vois que quatre pattes. Je retourne m’asseoir, craintif, et regarde à nouveau: cinq pattes!
Je me prends la tête comme si j’étais devenu fou! Ne pas s’affoler avant d’avoir vu un bon médecin, c’est du surmenage sans doute! Je retourne vers l’objet et en refais le tour: quatre pattes.
Cette fois, ça suffit! J’attrape les pattes une à une avec mes mains et les compte: une , deux, trois, quatre….Rien d’autre….Je passe la main droite sous le ventre replet de l’animal et sens soudain quelque chose: au milieu un pilier de marbre donnant l’impression d’une patte!
Pourquoi ce petit pilier? Parce que c’est un travail en taille directe!
Pour faire simple, il y a deux manières de travailler le marbre ou les pierres en général: la taille directe et la mise au point.
La taille directe? Je suis Michel-Ange, j’ai un bloc de marbre en face de moi dans lequel préexiste la sculpture. Je n’ai donc qu’à la tailler pour le faire ressortir, puisqu’elle est déjà la! L’acte créateur se fait par enlèvement de matière. Cette première possibilité représente à peine dix pour cent de la sculpture. C’était assez à la mode des années 20 aux années 60/70…Michel-Ange en fut le chantre à la Renaissance.
La mise aux points est l’alternative de la taille directe. Je ne suis pas un grand tailleur de marbre mais plutôt un modeleur: je crée donc un modèle en glaise (en cire ou en argile aussi) dont moi ou un mouleur prendra l’empreinte, par mise aux points, dont sera tiré un modèle en plâtre par mise aux points également qui lui même servira à une édition de bronze dont un éditeur m’aura acheté les droits…
Toutes les variantes sont donc possibles : de 0 à 100 sur « l’échelle de Richter de la sculpture« …
Revenons à notre chat: j’avais oublié que toute taille directe reste imparfaite car la densité du marbre est là! Le petit pilier était en place pour équilibrer la poussée vers le bas du ventre replet. Sinon? La sculpture se serait effondrée sous son propre poids…
Et dire que je ne l’avais pas remarqué! Pas la peine d’être devenu expert pour oublier les fondamentaux du métier! La leçon servira car je ne l’oublierai pas.
Jacques Tcharny
WUKALI 04/06/2015
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Illustration de l’entête : Chat persan, Charles Emile Jonchery (1873 – 1937). marbre blanc 35 x 61 cm