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Louis Janmot, artiste maudit de son vivant, en exposition au musée d’Orsay : Le poème de l’âme

par Suzanne Ferrières-Pestureau

L’exposition Louis Janmot Le poème de l’âme, organisée au Musée d’Orsay du 12 septembre 2023 au 07 janvier 2024, offre l’occasion de découvrir l’un des peintres les plus originaux de la scène artistique lyonnaise du dix-neuvième siècle. Son œuvre, à la fois picturale et poétique, peu connue du grand public, à la croisée de plusieurs courants artistiques du XIXe, étonne aujourd’hui par sa bizarrerie. 

Louis Janmot-Le poème de l'âme-Exposition au musée d'Orsay à Paris
Louis Janmot Le Poème de l’âme- Cauchemar. Huile sur toile 113 x 145 Musée des Beaux-Arts, Lyon. Adieu Printemps ! voici le froid, la nuit, la mort !

Né à Lyon le 21 mai 1814 de parents profondément religieux, il est très tôt confronté à la mort : celle d’un frère de sept ans lorsqu’il en a onze et celle d’une sœur âgée de seize ans lorsqu’il en a 15. Il reçoit une formation philosophique et mystique au Collège Royal de Lyon, réputé libéral, où il fait la connaissance de Frédéric Ozanam et d’autres disciples de son professeur de philosophie, l’abbé Noirot. En 1831 il est admis à l’École des Beaux-Arts de Lyon où il obtient en 1832 le Laurier d’Or, la plus haute distinction, pour son autoportrait au crayon sur papier dont les déformations volontaires qu’il donne à sa physionomie témoignent de l’influence des maniéristes florentins du XVIesiècle. Il s’installe à Paris l’année suivante où il poursuit sa formation dans l’atelier d’Orcel puis d’Ingres à partir de 1836 où il ne reste que quelques mois. 

En octobre 1835 il se rend à Rome en compagnie de Claudius Lavergne, Jean-Baptiste Frénet et d’autres étudiants où il reste jusqu’à Noël 1836. Il y rejoint Ingres et Hippolyte Flandrin compatriote et émule dans l’art religieux, connu pour la suavité de l’expression. Avec d’autres lyonnais, il entre à la Société de Saint-Vincent-de-Paul

Louis Janmot-Le poème de l'âme-Exposition au musée d'Orsay à Paris
Louis Janmot. Le Poème de l’âme. Rayons de soleil, 1854
Lyon, musée des Beaux-Arts. © Lyon MBA / Alain Basset

Après son retour à Lyon à la fin de l’année 1936, il connaît un certain succès. Il peint une Assomption (1844) et les portraits de Blanc-Saint Bonnet et de Laprade, qui figurent avec son groupe de sages lyonnais sur la fresque de l’hospice de l’Antiquaille (1846). Il cherche à attirer l’attention des critiques du Salon de Paris en réalisant des peintures de grand format d’inspiration religieuses telles que La Résurrection du fils de la veuve de Naïm (1839), Le Christ au jardin des Oliviers (1840) ou la Cène (1845) ; deux toiles peintes pour l’Hôpital de l’Antiquaille. Autant de travaux inspirés par la pensée de Lamennais, l’abbé Lacuria, Blanc de Saint-Bonnet et Victor de Laprade et par ses rencontres avec Lacordaire et Montalembert lors de ses nombreux séjours à Paris. Mais aussi par la mort de sa mère en 1838 qui le laisse inconsolable.

Louis Janmot-Le poème de l'âme-Exposition au musée d'Orsay à Paris
Louis Janmot. Henri Lacordaire (1878) Photo (C) RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / Franck Raux

Baudelaire après avoir vu Fleur des Champs (1845), lui consacre un paragraphe élogieux dans ses Écrits sur l’art ce qui lui permet d’accéder au Salon de 1846. La toile qui s’inscrit dans le style de l’École de Lyon par sa représentation des fleurs et sa référence à un monde céleste, est considérée comme l’une des œuvres les plus emblématiques de cette École. Théophile Gauthier est impressionné par son Portrait de Lacordaire (1846). 

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Un changement brutal de style, en termes de douceur, apparaît autour de 1850 dans son Triptyque de Saint Jean(1850), douceur que l’on retrouve dans de nombreuses études pour son Poème de l’âme qui ne sera achevé qu’en 1854. Mais toutes ses tentatives pour faire carrière à Paris échouent : son Poème de l’âme n’obtient pas l‘accueil escompté à l’Exposition universelle de 1855 laissant l’artiste en proie à une grande déception. Il travaillera toute sa vie dans l’isolement se contentant de commandes décoratives pour des édifices lyonnais. En 1856 il épouse Léonie de Saint-Paulet avec laquelle il aura huit enfants. La même année il est nommé professeur à l’École des beaux-arts de Lyon

Encouragé par une commande, de l’architecte Victor Baltard, d’un tableau pour l’église Saint Augustin, il s’installe à Paris, mais le projet est abandonné trois ans plus tard et confié à Bouguereau. Le tableau de Janmot est relégué dans une chapelle sombre de Saint-Etienne-du-Mont. En proie à d’importants problèmes familiaux et financiers il accepte un poste de professeur à l’École des Dominicains d’Arcueil. Dans sa maison de Bagneux où il vit désormais, il réalise de nombreux portraits, en fresques, de membres de sa famille dont il ne reste que des photographies.

En 1865 il perd Henri son dernier fils nouveau-né et sa femme cinq ans plus tard, peu de temps avant l’invasion de l’armée prussienne ce qui l’oblige à abandonner sa maison et son atelier de Bagneux qu’il retrouvera pillés à son retour. Il s’installe à Toulon avec ses enfants et achève les dernières compositions du second cycle du Poème de l’âme la même année. 

Il meurt en 1892 à Lyon à l’âge de soixante-dix-huit ans. Une vente de son fonds d’atelier est organisée mais ne trouvant pas d’acquéreur, le Poème de l’âme est conservé par ses descendants qui l’offrent à la faculté des lettres de Lyon en 1955.

Son chef-d’œuvre Poème de l’âme est sans conteste l’œuvre d’une vie. Présentée actuellement au Musée d’Orsay, cette œuvre hybride à la fois picturale et littéraire raconte, à travers deux cycles de dix-huit peintures, seize dessins et trente-quatre poèmes, réalisés entre 1835 et 1880, le parcours initiatique d’un garçon jusqu’à sa mort. L’œuvre s’inspire des poésies épiques et philosophiques de son temps comme La Chute d’un ange d’Alphonse de Lamartine (1838) ou La Divine épopée d’Alexandre Soumet (1840) ou encore des grandes épopées européennes interprétées par les artistes romantiques : La Divine Comédie de Dante (1303-1321), Le Paradis perdu de John Milton (1667) ou La Chanson de Nibelungen, légende médiévale allemande.

Louis Janmot-Le poème de l'âme-Exposition au musée d'Orsay à Paris
Louis Janmot – Autoportrait à la palette – 1832. Musée des Beaux-Arts de Lyon

Le premier cycle, composé de dix-huit peintures à l’huile sur toile, exécutées entre 1835 et 1854, raconte le parcours d’un jeune garçon vêtu de rose que l’on voit grandir et évoluer de toile en toile. Sa quête existentielle passe par la rencontre avec son âme sœur – une jeune fille vêtue de blanc – qui, comme lui, aspire au ciel, à la pureté et à l’harmonie. Ce premier parcours, d’où émane une apparente quiétude, sillonne les différentes étapes d’une vie, de la naissance aux premières amours en quête d’un idéal. Dans l’une des toiles de ce cycle, Le toit paternel, le peintre se représente à un moment charnière de sa vie sous les traits d’un adolescent dont le regard interrogatif, tourné vers le spectateur, est empreint de doute. 

Les paysages, auxquels Janmot a été sensibilisé par deux de ses camarades lyonnais, Paul Flandrin et Florentin Servan, servent souvent de décor aux scènes peintes par l’artiste. Ils participent à l’action en s’accordant à l’état d’âme du personnage principal. La plupart des décors inspirés du Bugey, une région proche de Lyon, présentent un aspect contrasté entre prairies verdoyantes, marais, et falaises escarpées dans sa partie montagneuse située à l’extrémité sud du Jura.

Le thème de l’âme qui, dans le romantisme et le symbolisme, prend tour à tour la forme d’une figure féminine ailée, allégorie de la pureté et de la spiritualité, ou se matérialise sous l’aspect d’une ombre ou d’un flux s’échappant du corps, permet aux artistes de représenter une entité immatérielle distincte du corps et ayant une existence au-delà de la mort. Janmot, quant à lui, la représente sous les traits d’un jeune garçon ayant la faculté surnaturelle de s’élever vers les cieux. Les figures féminines du Poème de l’âme mêlent les références à la Vierge dont le culte connaît un essor considérable au XIXe siècle, et à la littérature, contemporaine ou passée. Il se réfère notamment à La Divine Comédie du poète florentin Dante auquel il emprunte le nom de Béatrix pour la bien-aimée perdue.

Ce premier cycle, conçu entre 1854 et 1879, contraste avec le second dont le caractère plus sombre trouve dans le dessin un mode d’expression plus adéquat. Marqué par la perte de la femme qu’il aimait, le jeune homme affronte le désespoir. Il cherche une issue dans les plaisirs terrestres, cède à la tentation et au doute et finalement ne trouve que la souffrance. Le salut viendra du ciel où après sa mort il retrouvera l’âme sœur. 

Le rêve occupe une place importante dans Le Poème de l’âme, tout à tour mélancolique, mystique, sensuel, il peut devenir cauchemar, titre donné à la huitième composition qui fait écho aux œuvres de Johann Heinrich Füssli, William Blake, ou Francisco de Goya, du même nom, et à leur évocation des tourments de l’âme humaine que Freud localisera dans ce qu’il appelle l’inconscient. 

Louis Janmot-Le poème de l'âme-Exposition au musée d'Orsay à Paris
Louis Janmot. Le Supplice de Mézence. 1865
Huile sur toile H. 113,5 ; L. 143,3 cm.
Achat, 2014 © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Le poème explicatif qui accompagne les deux cycles a été conçu au cours du voyage en Italie en 1835, et rédigé entre 1847 et 1854. Il comprend quatre mille vers dont une première partie est publiée en 1854 à Lyon par l’éditeur Vingtrinier. Dans l’édition de 1881, publiée à Saint-Etienne, Janmot enrichit le poème d’une seconde partie légèrement modifiée, ultime tentative pour conjurer l’incompréhension des critiques lors de sa présentation à l’Exposition Universelle de 1855. Baudelaire qui avait considéré favorablement l’œuvre de Janmot dix ans auparavant, décrivit les tableaux comme « l’objet d’un auguste dédain » trouvant dans les œuvres du peintre « un charme infini et difficile à décrire, quelque chose des douceurs de la solitude, de la sacristie, de l’église et du cloître ; une mysticité inconsciente et enfantine ». Remarque d’autant plus ironique que Janmot utilise certains thèmes que l’on retrouve dans la poésie de Baudelaire, notamment, celui du spleen contre l’idéal.

Louis Janmot-Le poème de l'âme-Exposition au musée d'Orsay à Paris
Louis Janmot. Le mauvais sentier. 1854. Huile sur panneau de bois. 114cm/144 cm Musée des Beaux-Arts de Lyon.

C‘est probablement Eugène Delacroix, son ami, qui comprit avec le plus d’acuité le sens de la démarche de Janmot dans cette œuvre ambigüe voire dérangeante lorsqu’il écrit : 

« Il y a chez Janmot un parfum dantesque remarquable. Je pense en le voyant à ces anges du purgatoire du fameux Florentin ; j’aime ces robes vertes comme l’herbe des prés au mois de mai, ces têtes inspirées ou rêvées qui sont comme des réminiscences d’un autre monde. On ne rendra pas à ce naïf artiste une parcelle de la justice à laquelle il a droit. Son exécution barbare le place malheureusement à un rang qui n’est ni le second, ni le troisième, ni le dernier ; il parle une langue qui ne peut devenir celle de personne ; ce n’est pas même une langue ; mais on voit ses idées à travers la confusion et la naïve barbarie de ses moyens de les rendre. C’est un talent tout singulier chez nous et dans notre temps[1] ». 

L’insuccès du Poème de l’âme, cette œuvre à la croisée d’influences et de courants littéraires, religieux, philosophiques ou artistiques, était-il dû, comme le pensait Delacroix, à sa trop grande singularité pour les spectateurs de l’époque où à la difficulté dans laquelle s’est trouvé l’artiste d’en synthétiser les différents aspects ? 

Louis Janmot-Le poème de l'âme-Exposition au musée d'Orsay à Paris
Louis Janmot Le Poème de l’âme L’Échelle d’or. Huile sur toile 113 x 145 Musée des Beaux-Arts, Lyon inv. 1968-168
C’est l’idéal, c’est Dieu que, rêveuse et troublée, Je cherche sans repos {…} Lumière par son âme, ombre par la matière, Vers la terre ou le ciel incliné tour à tour, L’homme marche à sa fin immortelle et dernière

Si ces deux arguments restent toujours recevables aujourd’hui, ils n’excluent pas une autre réponse, qui est celle délivrée par l’école lyonnaise face à l’irruption de la modernité. En effet à Lyon vers 1830, alors que le monde ancien laisse place à un monde nouveau, des artistes et parmi eux plus particulièrement Louis Janmot, expriment dans le romantisme de l’âme, une angoisse métaphysique face à un monde où les références chrétiennes qui donnaient un sens à la vie s’émoussent face à la montée d’un matérialisme où Dieu n’a plus sa place. Où la Raison triomphe de la Foi. Pris dans cette angoisse existentielle le spectateur parisien de l’époque aura-il préféré ignorer, voire rejeter ce constat pessimiste proposé par l’artiste ?

Il ne paraît pas surprenant que le spectateur d’aujourd’hui, témoin des effets deshumanisants d’une hypermodernité devenue incontrôlable, sans recours possible à une transcendance depuis « la mort de Dieu » évoqué par Nietzsche, soit davantage sensible à l’omniprésence du mal, au désenchantement à l’égard des valeurs héritées des Lumières et à la perte de l’idéal dont Janmot se fait l’écho, mais aussi à la solution qu’il propose d’un retour à une spiritualité, au rêve et à la nature et pour nous, contemplateurs de son œuvre, à l’art… pour ne pas mourir de la Vérité. 


[1] Eugène Delacroix, Journal du 17/06/1855, Texte établi par Paul Fiat, René Plon, 1893, tome 3, p. 36-45.

Exposition Louis Janmot. Le Poème de l’âme
jusqu’au 7 janvier 2024
Musée d’Orsay. Paris

Illustration de l’entête: Louis Janmot (1814 1892)
Le Poème de l’âme. L’idéal, vers 1850 – 1854
Lyon, musée des Beaux-Arts. © Lyon, musée des Beaux-Arts / Alain Basset

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