Jean Hélion ou la prose du monde. MAM 22 mars-18 août 2024
L’exposition organisée par le Musée d’Art moderne de la ville de Paris remet à l’honneur l’œuvre de Jean Hélion (1904-1987) de son vrai nom Jean Bichier, une œuvre rarement montrée depuis sa mort mais qui fut par contre l’objet de nombreuses expositions de son vivant.
Né à Couterne en Normandie dans une famille modeste. grâce à la perspicacité d’un maître d’école, il est orienté vers une école d’ingénieur à Lille, qu’il quitte assez rapidement pour tenter sa chance à Paris où il suit des cours d’architecture et découvre Poussin et Philippe de Champaigne au Louvre, d’où, il sort « transformé », dira-il.
Installé dans un atelier de Montmartre en 1927, Il commence à peindre des objets du quotidien et expose à la foire aux croutes à Montmartre. Après cette brève expérience figurative, il s’installe à Montparnasse où il fait des rencontres déterminantes qui l’amènent à jouer un rôle de premier plan dans la diffusion de l’abstraction. Parmi elles, celle avec le peintre uruguayen Joaquin Torres Garcia qui l’initie au cubisme mais aussi avec Fernand Léger, Théo van Doesburg en 1929 et Piet Mondrian. Il commence à se faire connaître au sein du mouvement Abstraction géométrique dont il a été l’un des protagonistes les plus actifs au début des années 1930. Il participe au groupe Art Concret, dont il a rédigé le manifeste, ainsi qu’à la création du collectif Abstraction-Création (1932) qui rassemble les meilleurs représentants de l’art abstrait entre les deux guerres. Ami de Calder, Arp et Giacometti, il est également proche de Ernst, Marcel Duchamp et Victor Brauner.
Entre 1929-1930 il peint Composition orthogonale, un tableau d’une géométrie rigoureuse qui témoigne de l’objectif du manifeste par l’utilisation de lignes horizontales et verticales associées à des plans colorés. Mais très vite ses lignes droites se gonflent, enflent, jusqu’à devenir courbes puis volumes dans Équilibre (1933) ou dans Composition(1934) : « une peinture concrète et non abstraite, parce que rien n’est plus concret, plus réel qu’une ligne, qu’une couleur, qu’une surface » dira-t-il dans ses Carnets dont il commence la rédaction en 1929 et qu’il poursuivra jusqu’en 1984.[1]
Comme d’autres artistes de sa génération Hélion est attiré par l’écriture, notamment par la poésie à laquelle il s’exerce dès 1921 après avoir lu Rimbaud, Jean Laforgue et Tristan Corbière. Il se rapproche des écrivains de son temps : Francis Ponge, Raymond Queneau, René Char, André du Bouchet qu’il associera à son parcours artistique. À partir de 1927, il participe à la revue artistique L’Acte et propose des analyses et des synthèses aux principales revues européennes. L’année suivante il expose au Salon des indépendants.
Il s’installe aux États-Unis en 1934 et y introduit l’abstraction dont il devient l’un des acteurs les plus importants et une figure éminente de la vie artistique américaine. En 1939, il peint Figure tombée un ensemble de formes géométriques empruntées à son répertoire des années précédentes où il rompt avec l’idéal abstrait qu’il avait associé à une forme d’utopie sociale rêvée par Mondrian et par les constructivistes russes. Ces figures répandues sur le sol évoquent une chute qui marque un tournant radical de son art au moment où le « le terrible bruit des bottes », les « paroles bouillantes » de haine annoncent la fin d’un monde[2], une rupture aussi, après un voyage de deux mois et demi en URSS en 1931. Avec l’idéal communiste qui s’est noyé dans le stalinisme. Témoignage de la fin d’une illusion cette toile est l’une des plus belles réalisations de l’art moderne.
À partir de cette date les formes s’animent, préfigurant un retour à la figuration et à une inspiration tirée du monde visible et quotidien, celui de la rue et de l’atelier dont des têtes réalisées à partir de formes abstraites dans Edouard peint en 1939.
Parallèlement à Figure tombée, Hélion peint, la même année, Au cycliste (1939), sa première toile figurative de grand format. Comme à chaque fois, il manifeste le besoin de noter ce qui se passe dans le tableau : « Cette peinture tellement austère, tellement concentrée que je pratiquais alors m’a amené à un besoin irrésistible, impérieux, d’ouvrir la fenêtre, de parler à la nature sans distance sans distance aucune, de la tutoyer quelque part. J’ai peint un homme sur son vélo et cet homme est allé aux choses, aux fleurs, aux paysages, aux femmes. »[3]
Le lexique de ses grandes compositions futures est déjà là : l’homme, la femme, une figure dans la rue. L’espace s’articule en trois temps. A gauche, la figure du cycliste sur une ligne oblique évoque la perspective et la profondeur d’une rue. Au centre, dans l’embrasure d’une porte, un homme en costume et chapeau, parapluie et cigarette à la main, descend une marche. A la fenêtre, une femme nous fait face. Au sol, une allumette éteinte contraste avec une feuille verte de vie. La solitude des personnages est palpable. Ils sont comme des monades appartenant à des mondes radicalement différents et pourtant réunis dans une même scène. La couleur se limite aux seules variantes du bleu et du gris, et le réel est comme décanté par le filtre du monochrome qui ajoute la rigueur à la géométrie des personnages. Condensé comme une « phrase visuelle » qui pourrait se développer en un texte, le tableau nous invite à continuer, mais dans un autre espace, l’histoire[4].
La déclaration de la guerre interrompt pour un temps cet élan, il s’engage dans l’armée française et découvre la beauté du monde qui l’entoure « Le moindre village où nous manoeuvrions me paraissait sublime, les maisons étaient des volumes parfaits, les gens qui circulaient dans les rues faisaient des gestes, des jambages d’une complexité inouïe et très simple. J’admirai les fissures, les plissements des volets, les craquelures et, derrière les maisons, les gestes éperdus des arbres… »[5]
Il est fait prisonnier en Allemagne en juin 1940 et envoyé en Silésie, d’abord dans un camp puis sur un bateau-prison d’où il s’évade en février 1942. Il rejoint Paris occupé avant de se rende à Marseille où il s’embarque pour les Etats-Unis. Il dessine dans des carnets et définit ces dessins comme des « tentatives de renouer avec le monde, libéré du Stalag d’abord et de l’abstraction ensuite »[6]. À son retour aux États-Unis, il publie They Shall not Have me (Ils ne m’auront pas) en 1943 qui rencontre un grand succès.
Après la guerre et son bouleversement, Hélion ne peut plus se remettre à l’abstraction qui ne lui semble pas en mesure de rendre compte de ce qu’il appelle la vie, les choses, de que le critique d’art et ami Alain Jouffroy nomme « la stagnante apparence du réel. »[7]
La rue newyorkaise devient alors l’un de ses sujets de prédilection avec ses vitrines de magasins et ses scènes de « fumeurs », de « salueurs », de vendeurs de journaux, d’hommes au chapeau dont L’homme à la joue rouge (1943) ou Homme au parapluie et femme à la fenêtre (1944).
Mais face à l’incompréhension de la critique américaine comme du public qui considèrent son passage à la figuration comme un retour en arrière mais surtout comme un mouvement qui ne répond pas à l’attente du monde de l’art, Hélion décide de rentrer en France avec sa nouvelle femme Pegeen Vall, fille de la collectionneuse Peggy Guggenheim, qu’il a épouséE en 1943 après le décès de sa seconde épouse Jean Blair.
De retour à Paris en 1946, il peine à trouver sa place sur la scène parisienne. Il réinvente la figuration en abordant différents styles et de nombreux sujets : le nu, le paysage, la nature morte, la peinture d’histoire. Il revisite de façon singulière la peinture figurative dans les genres les plus classiques dont les nus : Nu renversé (1946), les natures mortes : Nature morte à la citrouille(1948) affirmant un style fondé sur la volumétrie des formes ainsi que sur l’efficacité du dessin et des couleurs propres à « faire voir » le réel. Pour Hélion en effet la figuration n’est pas une réaction à l’abstraction mais une autre façon « de tout montrer en donnant aux choses et aux situations les plus humbles une présence si monumentale qu’elle en devient fascinante après avoir été souvent dérangeante ».[8]
À partir de 1950, le peintre traverse une période difficile de tension entre une vision intérieure et le rapport au réel qui se traduira dans sa pratique par une exigence d’épuiser l’imaginaire tout en gardant la référence au réel qu’il s’agit de révéler pour célébrer la vie dans toute sa puissance, ce qui confère à ses œuvres une empreinte particulière. Mais sa démarche n’est pas comprise et il se heurte à un net désaveu de la part des critiques d’art et des galéristes. Seuls quelques visiteurs attentifs de sa recherche, parmi lesquels le jeune poète André du Bouchet, Francis Ponge, Alain Jouffroy, René Char, Pierre Mabille, et quelques grands conservateurs de musées, dont Daniel Abadie, cherchent le dialogue avec lui et le soutiennent dans son isolement.
Son goût pour la narration l’amène à construire ses tableaux, surtout les plus complexes, comme une phrase qui se déploie dans l’espace, articulant les scènes d’intérieur et d’extérieur qui coexistent singulièrement et jouent sur l’ambiguïté de l’image picturale. Des chefs-d’œuvre comme L’Atelier (1953) ou le Triptyque du Dragon (1967) qui montre les deux sujets de l’œuvre : la vie dans l’intériorité de l’atelier et la vie dans l’extériorité de la rue. La peinture d’Hélion est cette « prose du monde » qui dresse une sorte d’inventaire de sujets curieusement décalés, comme étrangers à eux-mêmes.
Apparus dans les années 1960, les troubles oculaires du peintre s’aggravent au début des années 1980. Il continue pourtant de peindre « pour voir clair » dit-il dans une paradoxale incandescence chromatique, jusqu’à la cécité complète en 1983.
Cette très belle rétrospective, présentée dans un ordre chronologique, pour laquelle les deux commissaires de l’exposition, Sophie Krebs et Henry-Claude Cousseau, ont rassemblé plus de 150 œuvres dont 103 peintures, permet de découvrir l’œuvre d’un peintre trop longtemps méconnu du grand public, la dernière rétrospective organisée au Centre Pompidou datant de 2004. Une œuvre immense qui n’a pas fini de nous surprendre et de nous émerveiller.
[1] Jean Hélion, Journal d’un peintre : Carnets, 1929-1984, 2 volumes, Maeght Editions, 1992.
[2] Jean Hélion, À perte de vue, Éditions IMEC, 1997.
[3] Propos recueillis par Maïten Boisset, « C’est l’heure d’aller voir Hélion », Le Matin, 22 juin 1984.
[4] Margherita Leoni-Figini, Centre Pompidou. Parcours pédagogique : Jean Hélion.
[5] Jean Hélion, À perte de vue, op. cit.
[6] Jean Hélion op. cit.
[7] Fabrice Hergot, Présence d’Hélion dans Hélion : La prose du monde, Collectif, Edition Paris-Musée, 2024.
[8] Fabrice Hergot, Présence d’Hélion dans Hélion : La prose du monde, op. cit.
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Illustration de l’entête: Jean Hélion rue Michelet en mai 1970 (photo Budd, NY)