A poetic and inspired essay. An erudite, civilized and enlightened introduction to music and arts

[**Claude-Gilbert Dubois,*] est spécialiste du XVIᵉ siècle. Professeur émérite à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux-III, il livre aux lecteurs de Wukali un essai particulièrement riche, «une causerie», un cheminement poétique, musical, littéraire et linguistique qui nous conduit de peinture, en musique et en textes, de la mythologie greco-romaine aux cabarets rive-gauche et dont nous publions l’ensemble scandé en plusieurs chapitres. En voici le premier.


[/Pour Christophe,
dont le goût pour la musique,
manifesté dès le plus jeune âge,
a enchanté l’oreille de ses parents.
/]

– [**Avant-propos*]

Olécio partenaire de Wukali

L’objectif de cette causerie est de passer en revue les divers sens du mot « charme » et du verbe « charmer » quand on les applique au plaisir musical, pour comprendre comment la sensation éprouvée par le récepteur, tout d’abord simplement charmé par un air charmant, peut s’enfler en demande addictive et finir en transe ou en envoûtement. On peut ainsi passer d’un agrément plein de charme au charme ensorcelant d’une magie musicale qui vous prend, vous étreint, vous obsède comme sous l’effet du cor magique d’Obéron, de la lyre d’Orphée qui fait danser les animaux, et vous domine d’une maîtrise semblable à un philtre magique, comme celui que burent Tristan et Iseut.

Au niveau le plus banal et le plus élémentaire, il y a la sensation d’agrément. On se laisse charmer par un air charmant, comme une romance du temps jadis, la chanson de Fortunio, la romance de maître Pathelin, ou les fanfreluches de [**Paul Delmet*], ou encore par une sérénade façon napolitaine ou andalouse. Rien de plus qu’une coulure d’eau coulante, la fraîcheur d’une brise qui passe sur l’épiderme.

Un degré supplémentaire fait passer de charmant à charmeur, lorsque le prince charmant, généralement l’interprète du morceau musical, se fait charmeur de jeunes filles en fleur, ou lorsque la chanteuse au sourire charmant se fait diva –c’est-à-dire déesse- à laquelle on rend un culte d’étoile, comme à Astartè ou à Maris stella –stella, l’étoile, se dit star en langage moderne- et la « staromanie » moderne prend la suite du culte des saintes ou des déesses. L’auteur ou l’interprète joue sur ce petit pouvoir d’attachement qui fait valoir. L’air est charmant, mais le chanteur est un charmeur. De séduisant il devient séducteur. D’acteur il devient actif, et agit, par la sensation musicale et l’appareil théâtral qui l’accompagne, sur les sentiments. Ceux qu’on appelait autrefois les « chanteurs de charme » (T[**ino Rossi, Jean Sablon, Jean Lumière, André Clavaud*]) avaient ainsi leur lot d’admiratrices inconditionnelles.

Un troisième degré fait passer du charme affectif à ce qu’on appelle banalement le « transport » qui est la traduction vulgaire de l’ « extase ». L’extase, ek-stasis, est un arrachement à ses assisses, une déstabilisation. Hors de soi, on entre alors dans tous les cercles de l’extase : ivresse, perte du sens, état de transe. Pour cet effet le rythme prend la place de la mélodie ; le battement, au rythme de percussion en rapport avec le battement cardiaque, remplace la fluidité d’une durée, psychiquement harmonieuse, créée par la mélodie.

Pour exprimer cette transformation, une danse de bal populaire va être prise pour bouc émissaire et pour signifier la fin d’un goût musical, par le passage du phrasé musical à la pure scansion rythmique. Il s’agit de la « java », danse populaire créée en 1930, dont la chanteuse [**Fréhel*] fournira une illustration en 1938 avec « La java bleue ». Le texte dit : « C’est la java bleue/ La java la plus belle / Celle qui ensorcelle/Et que l’on danse les yeux dans les yeux/ ». Les yeux dans les yeux, par effet d’hypnose, voilà qu’on se trouve ensorcelé. Heureusement ce n’est qu’une manière de parler, mais l’orientation vers la magie est clairement utilisée. (1)

L’arrivée des rythmes venus d’Outre-Atlantique déclenche les hostilités. Dès la fin de la deuxième guerre mondiale, on chantait : « On ne dans plus la java/ Chez Bébert le monte-en l’air / On est swing du haut jusqu’en bas/ Chez Bébert dit les pieds plats ».(2) En 1955, [**Charles Trenet*] lance « La java du diable », avec des effets parodiques. Le même thème est repris, sur un mode musical et des paroles plus modernes, par [**Claude Nougaro*] (3) en 1963 : « Quand le jazz est/ Quand le jazz est / là/ La java s’en / La java s’en / va/ Il y a de l’orage dans l’air / Il y a de l’eau dans le gaz. / Entre la java et le jazz ». [**Serge Gainsbourg*] avait beau avoir voulu restituer la mélodie (sur un rythme de valse lente) et revenir au charme en 1962 : « Ne vous déplaise/ en dansant la javanaise/ nous nous aimions / Le temps d’une chanson » (4), l’avenir est désormais dans le tumulte du rock et du shock, du frac et du vrac, du flip et du flop, du punk et du rap, du fly et du tox, des diverses formes du hip, du hop et du hip hop, et dans les pâmoisons d’adolescents tombant en transes aux pieds de l’estrade où s’agite convulsivement l’idole, [**Elvis Presley, Johnny Halliday*] ou [**Madonna*], dont on attrape au vol les sous-vêtements comme les exaltés religieux d’autrefois accueillaient les reliques de saints qui tombaient de l’échafaud (5).

Autrefois ! Autrefois, à côté de la java populaire, c’était, chez les gens cultivés, la valse viennoise qui donnait le ton. C’était « l’heure exquise » et on en faisait, avant même le temps des opérettes viennoises, une romance sur des paroles de [**Verlaine*], et une mélodie de [**Reynaldo Hahn.*] Les paroles étaient comme la chair des anges et la manne du ciel, et la musique mimait une sérénité : « Un vaste et tendre/ Apaisement/ Semble descendre/ Du firmament/ Que l’astre irise/ C’est l’heure exquise ». L’heure exquise adoptera naturellement le rythme à trois temps d’une valse lente en introduisant la griserie, ce qui n’est pas encore l’ivresse, mais ouvre cependant la porte à une folie mesurée. Vous connaissez l’ai célèbre : « L’heure exquise/ Qui nous grise/ lentement/ La caresse/ La promesse/ Du moment/ L’ineffable étreinte/ De nos baisers fous / »(6). Là encore les mots de « griserie » et de « baisers fous » dépassent ce qu’ils veulent dire.

Ces rythmes bien tempérés sont bientôt perçus comme trop lents. La Veuve joyeuse, et avec elle toute une culture musicale fondée sur le pouvoir hypnotique de l’aria et du bel canto a fini son temps.

Quand l’heure exquise devient l’heure extatique, c’est autre chose. On l’a vu pour les rythmes des bals populaires. L’envoûtement a aussi ses moyens propres dans la musique de concert que l’on appelle classique. C’est la dissolution d’Isolde dans l’infini crescendo des vagues déferlantes qui apportent avec elles la mort-délivrance, c’est l’enchantement du vendredi saint dans Parsifal ; c’est la danse rituelle du feu dans l’Amour sorcier, et celles, fortement scandées et frappées, du Sacre du printemps. Des unes aux autres de ces heures, s’effectue un parcours dont nous nous efforcerons de repérer quelques principes de fonctionnement.

L ‘un de ces principes, essentiel, qui efface la logique au profit de l’analogie, s’appelle la « dérivation », un autre, qui recompose les opposés en formant des couples harmonieux, association de notes différentes pour faire un second accord qui se veut parfait, s’appelle la « copulation ».

Dérive et dérivation. On ne se laisse pas guider par le courant de la logique, qui va de la source à l’estuaire, de la cause au résultat. Quand on dérive, on va d’une rive à une autre, transversalement ; dit-on, si l’on a l’esprit bien tourné, ou tout de travers, si l’on est malveillant. On quitte l’Europe aux anciens parapets pour s’infuser dans le poème lactescent de la mer, avec des soubresauts de bateau ivre, celui de [**Rimbaud*] comme celui de[** Tristan*] ou comme[** Le vaisseau fantôme*] du Hollandais volant. Ce processus passe par le sens des mots, qui voient se joindre à leur sens premier tout ce que l’imaginaire peut y accrocher, y coller ou y clouer au passage.

« Ce n’est rien, un souffle, un rien/ Une feuille qui va dans le vent, légère »(7). Certains d’entre nous connaissent peut-être encore cette chanson anodine, datant du temps de ma grand-mère, qui a rempli les creux de la TSF jusqu’en 1940. C’est la dernière romance de Rip, une revue musicale anglo-saxonne venue d’[**Amérique*] par [**Londres*], pour aboutir à [**Paris*] en 1884 dans une version en français aménagée par [**Henri Meilhac*] et [**Robert Planquette*]. Si je la sors de son tombeau, c’est parce qu’elle contient les cellules-souches qui servent à former la chair différenciée du Verbe musical. Elle contient les deux mots, « le souffle », et « le vent ». Il suffit d’un souffle et d’un instrument à vent pour faire un chant de flûte, qui peut devenir, sous l’effet d’autres mouvements vibratoires de l’air, concerto ou symphonie. Le vent se dit en grec anémos ; il enfle les voiles et fait tourner les ailes des moulins, c’est tout. Passant en latin, il devient animus ; animus, c’est beaucoup plus, c’est l’esprit qui anime le corps des êtres vivants, et qui fait bientôt sortir de son flanc sa sœur anima, l’esprit et l’âme, les deux moteurs d’animation de la chair inerte. Tout cela est l’effet du vent.

Le « souffle », en grec, se dit pneuma et renvoie à la physiologie du système respiratoire, c’est tout. Maos lorsque les soixante-dix Sages d’Alexandrie ont choisi de traduire la Bible d’hébreu en grec ( la Bible des Septante), ils ont retenu pneuma pour traduire le souffle de Dieu, l’esprit de Dieu qui veille sur le magma originel, le souffle divin qui donne une âme à l’homme premier créé. Les Chrétiens renchérissent : c’est un courant d’air venu d’en haut (ek pneumatos agiou) qui féconde le ventre de la Vierge, selon l’Évangile de Matthieu, que les Bibles chrétiennes traduisent, plus décemment, mais moins fidèlement, par « l’action du Saint-Esprit ». Selon les Actes de[** Luc*], c’est encore ce coup de vent céleste qui descend en flammes sur les apôtres, lors de la Pentecôte. On traduit encore par « l’Esprit saint », qui deviendra la troisième personne de la Trinité chrétienne, et dont on vante en chantant l’infinie capacité créative : veni, creator spiritus. Le souffle du joueur de flûte, qui « n’est rien, un souffle, un rien », rien de plus, est devenu l’Esprit saint, la sainte colombe, qui a entériné le baptême du Christ et relevé à la Pentecôte la malédiction de Babel. C’est lui encore, l’Esprit saint, qui est le guide de la marche de l’univers. Rien que cela. C’est un cas d’exemplaire dérivation.

L’autre principe essentiel est la « copulation », l’accord des opposés en couples uns et cohérents. En musique, il y a des sons aigus et des sons graves qui peuvent s’unir en accords par intersection des fréquences. Ces sons ont leur équivalent dans le langage humain : ce sont les voyelles qui portent la tonalité. I « rouge sang craché » est la plus aiguë des voyelles, et Ou ou « Ô l’oméga, rayon violet de ses yeux », la plus grave. Mais l’alliance des I et des O va bien au-delà d’un simple effet phonétique. I, c’est le bâton, et O c’est la coupe,I c’est le masculin et O le féminin, c’est l’humide et le sec, le chaud et le froid, l’ombre et la lumière synthétisées dans le yin et le yang des Chinois. Là encore, on retrouve la dérivation. Une copulation réussie s’appelle une harmonie. La mythologie antique en dit long là-dessus. [**Vénus*] et [**Mars*], le dieu de la haine et de la guerre, et la déesse de l’amour eurent une liaison contraire à la nature et aux lois. Leurs premiers enfants, qui vont par couples de jumeaux, ne font que reproduire l’antithèse parentale,[** Eros et Antéros*], l’amour et son contraire, [**Phobos et Deimos*], la peur qu’on éprouve et celle qu’on fait éprouver, mais la dernière qui n’a pas de jumelle, réunit en elle de manière douce les opposés : elle s’appelle [**Harmonia*]. C’est elle qui permet au poète de dire : « Elle est retrouvée. Quoi ? L’éternité/ C’est la terre allée avec le soleil ». L’harmonie retrouvée, c’est comme l’accord parfait, le seul de toute la partition, qui clôt Tristan et Isolde de[** Wagner*] ; c’est le diamant trouvé dans la boue de l’histoire humaine, c’est l’accord de perfection dans le désaccord du monde, qui donne à son récepteur une impression de béatitude, le sentiment que notre néant prend le visage de l’infini et que des chaînes d’or se tendent de clocher en clocher et d’étoile en étoile pour faire entendre enfin le vrai chant du monde en son ineffable pureté.


Voilà quels sont les buts de ma causerie, l’objet de ma démonstration et la forme de ma démarche. Mais je ne le ferai pas sous forme de discours démonstratif qui en définitive ne démontre rien. Je me contenterai de montrer. Je choisirai pour cela une forme de promenade, une visite de musée qu’on pourrait appeler « Tableaux d’une exposition », selon un terme qui évoque une œuvre musicale.

[**Claude-Gilbert Dubois *]


A suivre… 2éme partie, mise en ligne: Vendredi 21 mars 2019!


[(Notes
(1) L’étymologie du mot « java » n’est pas claire. On le met en rapport généralement avec l’île de Java (Indonésie), qui ferait pendant aux importations venues d’Amérique (rumba cubaine, tango argentin, slow-fox et charleston des Etats-Unis). D’autres pensent à l’expression « faire la java » (s’amuser), qui aurait précédé l’invention de la danse. D’autres à une manière de parler par cryptage, qu’on appelle le « javanais ». Il est à peu près assuré que l’invention du mot date de 1930, même s’il existe avant cette date des rythmes qui pourraient y être assimilés (comme l’air du bal populaire emprunté par Joseph Kosma à Offenbach dans Les Enfants du Paradis). La chanson interprétée par Fréhel, « la java bleue » est mise en musique par Vincent Scotto sur un rythme de valse, et non de java.
(2) Référence à une chanson (Bébert, paroles de R. Vincy, musique H. martinet) créée en 1943, qui montre la maintenance, malgré la guerre, des rythmes importés d’Outre-Atlantique (interprétée par Andrex).
(3) Claude Nougaro, Le jazz et la java, sur des paroles de Claude Nougaro et une musique aménagée d’un air de jazz américain.
(4) Serge Gainsbourg, La javanaise, interprétée par Juliette Greco en 1963.
(5) Un auteur latin, contemporain de Dioclétien, indique, en s’en étonnant comme d’un acte de folie, que des femmes chrétiennes plaçaient des linges sur les planches de l’échafaud pour recueillir le sang des suppliciés.
(6) Extrait de La Veuve joyeuse, opérette de Franz Lehar. Le livret français, très soigné, présente des effets littéraires.
(7) Il s’agit de l’air final de Rip, une sorte de comédie musicale en quatre actes, d’après l’œuvre de l’écrivain américain Washington Irving, Rip van Winkle, adaptée d’abord en anglais et représentée à Londres, puis à Paris en 1884, avec une musique de Robert Planquette et un livret français d’Henri Meilhac.

)]


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WUKALI 23/03/2019? première mise en ligne: 08/02/2017
Illustration de l’entête: Dante Gabriel Rossetti (1828-1882). La Ghirlandata / 1873, huile sur toile, 124×85 cm. Guildhall Gallery, Londres.

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