When literature is stronger than everything else


Par Armel Job /. Dans ses « Confessions d’un jeune romancier », [**Umberto Eco*] a posé la question de savoir pourquoi des milliers de lecteurs sont émus aux larmes par la mort d’Anna Karenine, la célèbre héroïne du roman de [**Tolstoï*]. Anna Karenine est un simple personnage de papier, qui n’a jamais existé que dans l’imagination de l’écrivain. Comment se fait-il que sa prétendue mort émeuve des gens qui, tous les jours, lisent, entendent, voient sans sourciller dans les médias la relation véridique de morts véridiques bien plus tragiques, celles des enfants, par exemple, victimes de la faim ou de la guerre ? Eco se livre évidemment à de multiples et savantes considérations sur la question auxquelles j’ajouterais modestement celle-ci.

Dans le destin tragique d’Anna Karénine, le lecteur ne s’émeut pas de quelque chose qui n’existe pas, ce serait absurde. En fait, il s’émeut de lui-même. Le génie d’un grand romancier comme Tolstoï consiste à faire pénétrer le lecteur dans le mystère profond des êtres humains. Alors que le lecteur ne sait rien ou pas grand-chose de ses semblables dans la vie réelle, par le roman, il entre en contact intime avec d’autres êtres dont l’écrivain peut lui dévoiler les pensées les plus secrètes, les sentiments les plus complexes. Si bien que nous nous reconnaissons davantage dans les personnages de fiction que dans n’importe quel humain en chair et en os dont nous ne pouvons jamais apercevoir que la surface de l’être.

Voilà pourquoi la mort d’Anna Karénine nous émeut tellement. Dans cette femme dont Tolstoï nous a livré l’âme à nu, nous avons trouvé notre propre âme au-delà des circonstances de lieu, de temps, de société, de sexe. Et, à travers la mort d’Anna Karénine, c’est notre mort à nous que nous touchons du doigt.

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L’historien britannique [**Orlando Figes*] a consacré son remarquable ouvrage « Les chuchoteurs » aux victimes du stalinisme. Il y relève qu’un certain nombre de prisonniers des goulags qu’il avait interrogés étaient incapables de relater leur expérience, tant elle fut terrible. Quand Figes les questionnait, curieusement, ces rescapés empruntaient leur histoire aux personnages de fiction de [**Soljenitsyne*]. Ce qu’eux-mêmes avaient souffert, ils étaient impuissants à en rendre compte, ils ne trouvaient pas les mots pour le dire. Les héros imaginés par Soljenitsyne, si différent qu’eût été leur sort, leur semblaient plus proches de la réalité de leur expérience que leurs propres souvenirs. Ils ne mentaient pas, même s’ils ne racontaient pas les faits qui les concernaient. Ils se servaient de la fiction pour dire une vérité inaccessible par la simple relation de leur vécu personnel.

L’adage populaire veut que la réalité dépasse la fiction. Cela est vrai sans doute, aussi longtemps qu’on ne considère que le flot des péripéties qui nous tombent dessus, ce que les philosophes appellent « l’accident ». Mais quand il s’agit de toucher « la substance » des choses et des êtres, qui se cache sous la surface des événements, la fiction peut dépasser la réalité.

[**Armel Job*]|right>


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Où sont passés les héros ?
Revenir à soi
Nostalgie de l’idéal
L’âme des foules
Cléon contre Cléon
De tous les peuples de la Gaule
Kafka, la petite fille et la poupée de chiffon

**Armel Job*] (Dernière parution : Une drôle de fille, Robert Laffont, Paris, 2019) lire la [critique dans Wukali ( cliquer )

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WUKALI Article mis en ligne le 18/10/2019

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