The Myth of Don Giovanni. Literary roots and development


Presque tout a été dit sur le personnage de Don Juan – mythe provocateur que tout le monde aura cherché à récupérer (chrétiens, marxistes, libertaires, sadomasochistes, psychanalystes…)

Au total, plus de 6 000 ouvrages – littéraires, musicaux ou d’exégèse – auront été écrits autour de ce personnage, né tout armé, en 1625, de l’imagination de [**Tirso de Molina*] (pseudonyme du moine [**Gabriel Tellez*]), dans sa pièce intitulée : « El Burlador de Sevilla, y Convidado de piedra » (L’abuseur de Séville et l’invité de pierre).
[Cependant que (e.g.) le « Don Quixote » de [**Cervantès*], publié 15 ans auparavant, n’eut guère de postérité. Une confrontation de ces deux légendes serait certes passionnante, mais justifierait d’une tout autre démarche.]

– [**Chez Tirso de Molina*]

Olécio partenaire de Wukali

Dans cette version originelle, [**Don Juan *] (« El Burlador », l’abuseur, le trompeur) est contraint de s’enfuir précipitamment de Naples – après s’être frauduleusement glissé dans la couche de la duchesse Isabelle, se faisant passer pour son amant de cœur…
Mais son bateau fait naufrage, et Don Juan est alors recueilli par Tisbée, splendide jeune femme qu’il s’empressera de séduire, lui promettant de l’épouser. Il l’abandonne, bien sûr, et gagne Séville où il poursuivra ses méfaits – séduisant notamment la maîtresse du duc Mota, Donna Ana, dont – dans la foulée – il embrochera en duel le père, Don Gonzalo.

Un beau soir, il invite ironiquement à dîner la statue de sa victime. Laquelle, à sa plus vive surprise, accepte et vient chez lui, le soir-même. La statue cependant ne s’installe pas, et propose à son hôte de venir plutôt dîner, chez elle, le lendemain… Invitation à laquelle, intrigué, se rend Don Juan. Mais la statue se faisant menaçante, il tente de partir ; la statue le saisit alors par la main, et le précipite dans les flammes.

Dans ce prototype du mythe, Don Juan mène certes une vie dissipée, mais ne se révolte jamais contre la religion. Il ne sera damné que pour avoir refusé, malgré toutes les mises en garde, de cesser ses turpitudes. Dénouement religieux d’une folle équipée conçue sous la « cuculle » (comme on désignait alors la capuche portée par les moines)…

Prototype qui, même en Espagne, ne fit pas l’unanimité ! Ainsi du philosophe [**Ortega y Gasset*] (1883-1955) qui considérait ce thème comme « affreusement primaire, comparé à celui de Faust ou de Hamlet »…

***

Chez[** Molière*] : Dom Juan ou Le Festin de pierre, comédie en 5 actes

• Lorsque, en [**1665*], Molière s’empare du thème, celui-ci est déjà fort à la mode. De la pièce originelle avaient déjà été tirées, en Italie, deux pantalonnades inspirées de la « commedia dell’arte » : l’une de [**Cicognini*], l’autre de [**Giliberto*] – cette dernière (perdue) aurait, dit-on, servi de modèle, en 1659, à deux auteurs français : [**de Villiers*] et [**Dorimond*].|right>

Certes coqueluche des femmes, le Dom Juan de Molière est, surtout, un méchant hypocrite, nouveau tartuffe – singulièrement à l’égard de la religion. Ne fait-il pas mine de se convertir ?
Davantage, en effet, que sur l’aspect séducteur du personnage, [**Molière*] met l’accent sur son impiété : voir notamment la scène (Acte III, scène 2) où il met un mendiant à l’épreuve, le pressant de blasphémer.
[Et ce, quelque fût, pour Molière, la menace de la censure qui venait de faire interdire son Tartuffe.]

Mais s’il est un faux dévot, Dom Juan n’en est pas moins un faux libertin ! S’il donne, in fine, la pièce d’or au mendiant qui refuse de blasphémer, c’est pour se donner, à ses propres yeux, belle allure… Pur narcissisme ! Fanfaron du libertinage, il veut toujours prouver (et se prouver) quelque chose… Il n’a certes pas le libertinage épanoui !

Après Molière, ils seront des milliers d’auteurs à reprendre le thème. Je ne vous en citerai (rassurez-vous !) qu’une dizaine :

• [**Thomas Corneille*] en 1683 qui, à la demande d’[**Armande Béjart*], réalisa une transcription versifiée de la pièce de son époux.
• [**Goldoni*] en 1735 : « Don Juan Tenorio »
• [**Gluck*] en 1761 : un ballet-pantomime
• [**Da Ponte*] et[** Mozart*] en 1787 : « Don Giovanni », melodramma giocoso
• [**Lord Byron*] en 1819 : 17 chants où Don Juan est, paradoxalement, le jouet des femmes
• [**Pouchkine*] en 1830 : « L’Invité de pierre », pièce en seulement 4 scènes
• [**Mérimée*] en 1834 : « Les Âmes du purgatoire », nouvelle
• [**Baudelaire*] en 1857 : « Don Juan aux enfers », poème extrait des « Fleurs du mal »
• [**Barbey d’Aurevilly*] en 1874 : « Le plus bel amour de Don Juan », nouvelle
• [**Verlaine*] en 1884 : « Don Juan pipé », poème satirique :
La chair est sainte ! Il faut qu’on la vénère.
C’est notre fille, enfants, et notre mère,
Et c’est la fleur du jardin d’ici-bas !
Malheur à ceux qui ne l’adorent pas !

On pourrait également citer « Les Liaisons dangereuses » de [**Choderlos de Laclos*], roman épistolaire paru en 1782 (cinq ans avant le « Don Giovanni » de [**Mozart*]), dans lequel le libertin Valmont – manière de Don Juan – se révèle d’une rare perversité.
[Bien qu’ils fussent tous deux francs-maçons, il est peu probable que Laclos et Mozart se soient connus…]

Pour n’être pas un « mythe », au sens folklorique ou ethnologique du terme, Don Juan n’en est pas moins un archétype littéraire et psychologique qui trouvera sa dimension la plus universelle dans l’opéra de Mozart (1787) : « Il dissoluto punito, ossia il Don Giovanni ».

***

De cet ouvrage a quasiment disparu l’aspect religieux (plus de scène du Pauvre) : Don Giovanni n’est pas immoral, il est amoral… |left>

Amoral mais, du même coup, danger social ! Ce dont témoigne le malheureux épisode de Masetto, le fiancé de Zerlina – laquelle Don Giovanni entreprendra de séduire non sans succès… Épisode qui révèle la lutte de la paysannerie contre la noblesse [on est à la veille de 1789], épisode autrement pathétique que celui de l’intermède paysan chez Molière.

• Quant à Don Giovanni, c’est l’Éros absolu, « ogre érotique »… «Satyriasique» (comme disent nos bons cliniciens) dépourvu de toute conscience morale, aussi bien que de toute mémoire. « Viva la Libertà ! », s’exclame-t-il. Liberté d’affirmer sa propre vérité…
Formule reprise par la foule, mais dans un tout autre sens, bien sûr ! Révolutionnaire, celui-là…

Monstre qu’on adore, Don Giovanni est un grand seigneur libertin… et libertaire avant l’heure – méprisant le Ciel, et le défiant ! S’il lui arrive de se dissimuler sous le masque d’autrui, il ne fait jamais là que s’inspirer de la manière dont en usaient naguère les dieux… [Souvenez-vous de Zeus qui, pour séduire Alcmène, s’était composé le visage d’Amphitryon.]

– [**« Melodramma giocoso »*]

Lors de la Première (le [**29 octobre 1787*]), l’opéra fut applaudi debout par les Pragois – et cela en présence du Vénitien [**Giacomo Casanova*] [dont la participation à l’écriture du livret aura probablement nourri la rédaction de sa future « Histoire de ma vie »].
À Vienne, en revanche, Don Giovanni n’eut guère de succès. Et ne bénéficia de la présence de l’empereur qu’à la seizième et ultime représentation…


– [**Après Mozart… le mythe inspira des milliers d’œuvres*]

En musique…

• [**Dargomyzhsky*], en 1872 : « Le Convive de pierre », opéra d’après Pouchkine
• [**Tchaïkovski,*] en 1878 : « Sérénade de Don Juan », sur un poème de Tolstoï
• [**Richard Strauss*], en 1889 : « Don Juan », poème symphonique
• [**Henri Tomasi*], en 1944 « Don Juan de Mañara », opéra inspiré de la vie d’un personnage historique, mort au XVIIe siècle, à Séville. En odeur de sainteté !

Au cinéma…
• « Don Juan et Faust », film muet de Marcel L’Herbier (1922)
• « Les aventures de Don Juan », de Vincent Sherman (1948), avec Errol Flynn
• « L’œil du diable », d’Ingmar Bergman (1960), avec Bibi Anderson
• « Don Juan 73 ou si Don Juan était une femme » de Roger Vadim (1973), avec Brigitte Bardot
• « Don Giovanni », de Joseph Losey (1979), avec Ruggero Raimondi
• « Amadeus », de Miloš Forman (1984)
• « Don Giovanni, naissance d’un opéra », de Carlos Saura (2009)
• « Shame », de Steve McQueen (2011)

Danse…
• Maurice Béjart a réalisé deux chorégraphies : Don Juan I (1961) et Don Juan II (1962), sur des musiques du XVIe siècle
• Thierry Malandain : Don Juan (2006), sur la musique de Gluck – ballet dans lequel le Commandeur, tendant la main au séducteur, le convie au Royaume des morts…

Peinture…
• [**Fragonard*] : « Don Juan, Zerlina et Dona Elvira » (1830), Musée de Clermont-Ferrand et « Don Juan et la statue du Commandeur » (1835), Musée des Beaux-Arts de Strasbourg
• [**Delacroix*] : « Le Naufrage ou la Barque de Don Juan » (1841), Musée du Louvre
• [**Marcel Saunier*] : « Don Juan et Haïdée » (1842), Musée de la Vie Romantique

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Littérature…

Après le Romantisme, quelques titres marquants :
Balzac : « L’Élixir de longue vie » (1830)
• [**Musset*] : « Namouna » (1832)
• [**Mérimée*] : « Les âmes du purgatoire » (1834)
• [**Dumas*] : « La chute d’un ange » (1836)
• [**Milosz*] : « Miguel de Mañara » (1913)
• [**Apollinaire*] : « Les trois Don Juan » (1914)
• [**Bataille*] : « L’homme à la rose » (1922)
• [**Delteil*] : « Don Juan » (1930)
• [**Horváth*] : « Don Juan revient de guerre » (1939)
• [**Ghelderode*] : « Don Juan » (1955)
• [**Montherlant*] : « La Mort qui fait le trottoir » (1956)
• [**Topor*] : « L’Ambigu » (1996)
• [**Peter Handke*] : « Don Juan raconté par lui-même » (2004)

Non sans quelques affligeants avatars

• Ainsi de « La Nuit de Valognes », pièce d’[**Éric-Emmanuel Schmidt*] (1991), dans laquelle Don Juan (vieillissant) est condamné à épouser sa dernière conquête ! Ce qu’il accepte volontiers, et annonce même qu’il sera fidèle et complaisant. La vérité se faisant enfin jour : Don Juan a enfin rencontré l’Amour… chez un homme. [Nigauderie psychanalytique professant que le donjuanisme serait une forme d’homosexualité honteuse.]
• Et ne voilà-t-il pas qu’au cinéma, [**Christophe Honoré*], dans son tout dernier film « Chambre 212 » met en scène – sous les traits de la délicieuse « cruella » [**Chiara Mastroianni*] – une espèce de « Don Juan féminin » entourée d’hommes-objets…
• Même esprit revanchard dans « Don Juan est une femme », bouffonnerie d’[**Olivier Maille*] actuellement jouée à Paris, au « Café de la Gare »… [Mais là, rien de surprenant – puisqu’à la Comédie-Française, elle-même, le rôle de Jules César est aujourd’hui tenu (dans la pièce éponyme de Shakespeare) par une certaine [**Martine Chevallier*].]

[**Quid de l’homme Mozart, aujourd’hui ?*] Succédant au héros saint-sulpicien de naguère (« le divin Mozart »), aux effusions suspectes d’un [**Kierkegaard*], d’un [**Lamartine*] ou d’un [**Karl Barth*], on exalte dorénavant – mythologie moderne oblige ! – l’apôtre de la liberté sexuelle, le flambeur, le scato-libidineux… Dommage – pour parfaire le tableau ! – qu’il n’ait pas été, en outre, bisexuel et drogué… « Je ne savais pas que Mozart était aussi moderne ! » s’extasiait récemment une animatrice sur France Inter.

[**Mais qu’en est-il vraiment ?*]

[**Mozart*] était franc-maçon depuis plus de trois ans lorsqu’en 1787, il entreprit d’écrire son « Don Giovanni » – en collaboration avec un certain abbé vénitien (d’origine juive) [**Lorenzo Da Ponte*], son précédent librettiste pour « Les Noces de Figaro ».
D’après leur correspondance, il semblerait que ce soit Mozart qui ait décidé de la structure du livret et du profil psychologique du séducteur…
[Détail piquant : c’est le célèbre violoniste [**Giacomo Casanova*] qui aurait conseillé Mozart (son frère en maçonnerie) pour établir, non le portrait de Don Giovanni, mais celui de son valet Leporello. C’est ce même Casanova qui – la veille de la répétition générale – aurait (dit-on) enfermé Mozart à double tour, pour qu’il écrivît enfin l’ouverture de son opéra.]
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Mozart s’était d’abord montré réticent à l’égard du sujet proposé par Da Ponte… Suite au Dom Juan de Molière, en effet, qui inclinait déjà vers la bouffonnerie [pour, sans doute, mieux faire passer la critique sociale sous-jacente], ce héros était devenu un personnage de tréteaux, manière d’Arlequin de la « commedia dell’arte » – très populaire certes, mais dédaigné de la bonne société.

C’est le romantisme naissant, le [** « Sturm und Drang »*] [apologie de l’individualisme] qui rendit au mythe ses lettres de noblesse. Ainsi un tout nouvel opéra venait-il de triompher à Venise (en 1786) : « Don Giovanni ou Le Convive de pierre », du librettiste [**Giovanni Bertati*] et du musicien[** Giuseppe Gazzaniga*]. C’est cette réactualisation du mythe et son succès imprévu qui convainquirent Wolfgang d’écrire son « Don Giovanni » – pour lequel l’abbé Da Ponte pillera sans vergogne le livret de Bertati… [Mais c’était pratique courante à l’époque… tel [**J. S. Bach*] reprenant, sous sa propre signature – en changeant seulement de soliste – plusieurs concertos de [**Vivaldi*]].|right>

Afin de mieux comprendre la fascination exercée sur Mozart par ce personnage, quelques mots sur l’homme et le compositeur. Si, pour moi, Mozart est sans doute l’un des plus grands musiciens qui fût jamais, je ne verserai pas – pour autant – dans la classique hagiographie sulpicienne, maçonnique ou musicologique… Mozart n’était certes pas aussi angélique que l’on a voulu dire ! « Humain trop humain »… Personnalité duelle, il assumait toutefois ses contradictions !

• Ainsi, malgré une éducation raffinée, aimait-il à faire le clown ! Nul n’ignore, en effet, l’humeur folâtre du « gredin salzbourgeois » (comme le surnommaient affectueusement ses amis) – sautant par-dessus tables et sièges, miaulant et culbutant comme un gamin turbulent. Ainsi que sa dilection pour les jeux de mots polyglottes (il maniait avec aisance, le latin, l’allemand, l’italien et le français)… Nous savons aussi qu’il aimait à s’encanailler ! En témoigne sa correspondance, d’une ébouriffante scatologie…

• Mozart ne connut jamais la misère (légende chère à tout bon feuilletoniste) – bien qu’il fût toujours accablé de dettes… S’il gagnait, en effet, énormément d’argent, il en dépensait encore davantage, à donner des fêtes, à jouer aux cartes et aussi au billard – lequel fut pour lui (bien que médiocre joueur) une passion dévorante. Il lui arrivait ainsi de dépenser, en une seule soirée, ce que pouvait gagner un musicien du rang, en une année…
• D’où ses perpétuels besoins d’argent… À sa mort, ne laissa-t-il pas quelque 3 000 florins de dettes – soit 254 ans du salaire d’un domestique (12 florins/an) ? Créance que deux de ses frères en maçonnerie, le[** prince Lichnowski*] et [**Michael Puchberg*], riche commerçant, voulurent bien abandonner…

Inconséquent et dépensier, Wolfgang ne pouvait résister à ce goût frénétique de la fête : « Jouir sans entraves »… « Omnia illico ! » (il voulait tout, tout de suite). Lorsqu’on ne le payait pas pour écrire de la musique, « le divin Mozart » allait donc perdre au jeu des sommes astronomiques, s’enivrer au punch ou courir la gueuse, la prétentaine, le guilledou… D’où la vertueuse indignation d’un Beethoven ou d’un Kierkegaard, les bons apôtres !

Ainsi Mozart fut-il toujours incapable de gérer le budget familial… Et ce, malgré sa fulgurante intelligence et la prodigieuse organisation de son cerveau – qui lui permettait de composer directement (et quasiment sans rature !) les partitions les plus complexes [il n’est que de consulter, à la BnF, le précieux manuscrit de Don Giovanni]… Wolfgang ne disait-il pas, lui-même, écrire si vite que ses doigts lui en faisaient mal ?

• Bien que fort épris de son épouse [**Constanze*] [et réciproquement…], il n’eut de cesse de la tromper. Laquelle – cousine du compositeur[** Carl Maria von Weber*] – le lui rendait, semble-t-il, assidûment ! Mœurs du temps…

D’ailleurs Mozart ne fit jamais œuvre de moraliste, pas plus dans « Così fan tutte » ou « Le Nozze di Figaro » que dans « Don Giovanni ». Surtout pas dans Don Giovanni, personnage pour lequel il éprouvait, sans doute, la plus vive sympathie – voire de l’empathie. Et l’on chercherait en vain, dans ses écrits ou son énorme correspondance, la moindre allusion à une quelconque justice divine… |left>

Mozart fut toujours un franc-maçon sincère et convaincu ! Quoi qu’on ait pu clabauder autour de la pitoyable « Affaire Hofdemel » : Wolfgang ayant eu pour maîtresse l’une de ses élèves – qui se trouvait être l’épouse de l’un de ses Frères – ce dernier avait défiguré sa femme avant de se suicider…

Mais n’est-ce pas, par d’ailleurs, ce même Wolfgang qui avait convaincu son propre père [**Leopold*], et son vieux maître et ami [**Joseph Haydn*] de se faire initier ? Très sensible aux idéaux d’amour et de fraternité qui président aux travaux de l’Ordre, Mozart fut toujours fort assidu en Loge. Bien que son aspiration à la sagesse n’ait été que trop souvent battue en brèche par cette légèreté qui lui était constitutive…
• [Ne pourrait-on ainsi dire de lui, ce que [**Paul Hazard*] disait de [**Montesquieu*] : « Il y avait deux Montesquieu : l’un qui écrivait ‘De l’Esprit des lois’, l’autre qui faisait de l’esprit sur les lois » ?]

Mais [quoi qu’en pensât [**Beethoven*], qui disait du « Don Giovanni » de Mozart qu’« outre une débilité, c’était une mauvaise action »] l’art n’a rien à faire avec les bons sentiments… Ce qui peut expliquer le relatif académisme de nombre d’œuvres destinées par Wolfgang à son Atelier – mises à part, bien entendu, l’admirable « Musique funèbre maçonnique » et les innombrables pièces composées pour son frère de Loge, le clarinettiste [**Anton Stadler*].

C’est, en effet, dans la complexité, les contradictions et l’ambiguïté – plutôt que dans la sérénité univoque – que s’exprime le mieux le génie du compositeur. Plutôt que de Sarastro qui, dans sa perfection hiératique, l’intimide, Wolfgang est le frère de Tamino, de Papageno, de Pamina, de Cherubino, de Don Ottavio et, bien sûr, de Don Giovanni. Tout entier dans sa profession de foi : « Viva la Libertà ! Io me voglio divertir » (Je veux me divertir), Don Giovanni est ontologiquement libre – bien au-delà de toutes contingences morales, sociales ou psychologiques ! À la différence de l’hypocrite profanateur qu’est le Dom Juan de Molière, Don Giovanni ne bafoue pas les lois : il les ignore – superbement, innocemment ! Et c’est là que le personnage mozartien atteint – et lui seul ! – à la grandeur du mythe. À la fois inhumain et surhumain, dieu et animal, il ignore la culpabilité. Il n’a pas de sur-moi, la notion de péché lui est étrangère… Et lorsqu’il ruse, c’est sans méchanceté ni perversité.

Contrairement, encore une fois, au Dom Juan de Molière qui n’est qu’un tartuffe cruel, le Don Giovanni de Mozart est toujours sincère. C’est toujours, pour lui, la première fois ! Il n’a pas de mémoire, ne se retourne jamais sur un passé qui, pour lui, s’abolit au fur et à mesure…

Il ne reconnaît même pas celle qui dit être sa femme – ni à sa voix, ni même à son odeur « sui generis » ! Alors qu’il « sent » les femmes avant même de les apercevoir : « Mi pare sentir odor di femmina ! » (« Il me semble percevoir une odeur de femme », dit-il à son valet Leporello, lequel marmonne : « Morbleu, quel parfait odorat ! ») N’est-ce d’ailleurs pas ce même Leporello, qui tient le « Catalogue » des conquêtes de son maître – et non pas celui-ci ?

Don Giovanni ne se pense ni dans le passé, ni dans l’avenir ; il est présent, formidablement présent, avec sa joie de vivre, son « appétit barbare » [« Ah, che barbaro appetito ! » s’exclame Leporello]. Ignorant de toute finitude, il n’éprouvera que de l’étonnement en voyant surgir la Mort, sa Mort : « Tiens, je ne l’aura pas cru ! » s’exclame-t-il candidement… Sans ascendance ni descendance, Don Giovanni aura donc, jusqu’à la fin, échappé à la malédiction du temps, à l’angoisse métaphysique !

***

Dès qu’il fut initié, Mozart cessa toute pratique religieuse – ce qui ne signifie pas, pour autant, qu’il fût athée ! Le texte de sa toute dernière œuvre, « Petite cantate maçonnique » (K. 623a, datée du 15 novembre 1791, soit deux semaines avant sa mort), peut nous éclairer sur ses sentiments : « Hommage au Créateur, qu’il soit Dieu, Jéhovah, Osiris ou Brahma ! » Croyance déiste, donc. Syncrétisme… Plaisante anecdote : ce même K. 623a est la seule musique que [**Sigmund Freud*] dit avoir jamais appréciée… Dans sa version martiale naturellement ! Laquelle fut plus tard adoptée (en 1946) comme Hymne national autrichien…

Don Giovanni ne prononce jamais les mots de « Dieu » ou de « Ciel ». Sa seule prière est : « Amour, conseille-moi ! ». Éloquentes sont toutefois les paroles du chœur final de l’opéra : « Qu’il reste donc ce coquin avec Proserpine et Pluton ! »… Don Giovanni n’avait-il pas, en effet, proclamé : « Mon courage ne faillira pas, les puissances de l’enfer m’assailliraient-elles ! Personne ne m’appellera lâche »…

Don Giovanni n’est donc pas foncièrement pervers [comme put l’être le héros de Molière]. Sans méchanceté, il ignore toutefois la pitié ! Parfait asocial, il est incapable de compassion, de sympathie, voire d’amour… Ce qu’en toute bonne foi, il nomme « amour » n’est que fornication !

Et Mozart était sans doute fasciné [comme nous à travers lui] par la désinvolture, l’éternelle adolescence, l’arrogante disponibilité – sans état d’âme – de son héros.
Toujours en quête d’amour et de tendresse, Mozart devait secrètement envier la force d’un tel ego surdimensionné, parfaitement autarcique… Voici, d’ailleurs, ce qu’à propos de la Mort, Wolfgang écrivait alors à son père : « Je me suis tellement familiarisé avec cette véritable et parfaite amie de l’homme que son image, non seulement n’a rien d’effrayant pour moi, mais qu’elle m’est très apaisante, très consolante ». Mozart ne juge-t-il pas là son héros ? La mort n’étant une épreuve que pour qui n’a pas su s’y préparer…

On peut certes faire une lecture maçonnique de la lumineuse scène finale qui voit revenir tous les protagonistes (sauf, bien sûr, Don Giovanni et le Commandeur), de ce sextuor vocal qui, après l’engloutissement du héros, conclut l’ouvrage – apportant, après la tension la délivrance, après l’obscurité la clarté, ouvrant un univers de réconciliation & de joie !

Au XIXe siècle (Romantisme oblige…), on supprimait ce lumineux final, pour clore l’ouvrage sur le spectaculaire engloutissement d’un « fornicateur en série ». Ainsi que crut pouvoir s’y autoriser un certain [**Gustav Mahler*] – alors chef d’orchestre à l’Opéra de Vienne… [La joie recueillie de cet ultime sextuor vocal n’a-t-elle pas d’ailleurs inspiré à Beethoven – quoi qu’il en eût – le final de sa « IXe Symphonie » ?]

En nos temps de pornographie galopante, le sexe sans amour ne fait plus guère l’objet de scandale. Et il est aujourd’hui banal de dire que Don Juan est davantage un homme de pouvoir (homme politique ou manager) que de sexualité débridée ! Ainsi ai-je entendu récemment alléguer que « le séducteur type a plutôt aujourd’hui un fauteuil à la Chambre que des qualités au lit » !

Pour retrouver ce même mélange de fascination et de répulsion qu’inspirait naguère Don Juan, ne faudrait-il pas également chercher du côté de certains marginaux qui incarnent la recherche d’absolue liberté individuelle – au parfait mépris des lois de nos sociétés ?

Don Giovanni, quant à lui, dans son ambiguïté essentielle reste indéchiffrable… Mozart l’estimait toutefois innocent. Il suffit, pour s’en convaincre, d’écouter les accents inoubliables qu’il lui prête…


[**Théâtre de la Scala, 1987*]. Chef d’orchestre: Riccardo Muti. Mise en scène : Giorgio Strehler. Don Giovanni: Thomas Allen. Le Commendeur: Sergej Koptchak. Donna Anna: Edita Gruberova. Don Ottavio: Francisco Araiza. Donna Elvira: Ann Murray. Leporello: Claudio Desderi. Masetto: Natale De Carolis. Zerlina: Susanne Mentzer

[**En faveur de Mozart*]

Bien sûr, flambeur, inconséquent, libertin et fantasque, Mozart fut tout cela ! Fait, comme tous les hommes, d’ambiguïtés et de contradictions, il n’en a pas moins laissé une œuvre d’une incomparable perfection. Chez lui, en effet, le déroulement du discours musical répond à la plus impérieuse nécessité ! Une fois commencée, sa musique s’engendre dans le naturel le plus absolu, ne saurait être autre ! Et si ce n’est pas (comme on disait naguère) « la voix de Dieu » qui s’exprime par son truchement, c’est – en tout cas – celle du désir humain, dans sa plus sublime expression…

Et, pour finir, je citerai :
• [**Richard Wagner*], qui considérait Don Giovanni comme : « L’opéra des opéras »
• le théologien [**Søren Kierkegaard*], qui en disait : « C’est une œuvre sans défaut, d’une perfection ininterrompue »
• et enfin le franc-maçon [**Goethe*], qui plaçait Don Giovanni aux cimes de l’art lyrique : « La chance de revoir jamais pareil chef-d’œuvre se trouve anéantie par la mort de son auteur ».

Francis B. Cousté|right>


Illustration de l’entête: Partition autographe de Don Juan de Mozart

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WUKALI Article mis en ligne le 07/11/2019

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