Saison II
Épisode 1
Du Komintern à la bannière étoilée
Dans les trois épisodes précédents, nous avons vu comment les départements de littérature des campus universitaires sont devenus des enjeux idéologiques du soft-power américain.
Il est temps de nous tourner maintenant vers un domaine encore plus improbable : celui de l’art. En effet, à l’heure où New-York fait figure d’arbitre des élégances dans le marché de l’art, position que cette ville a ravi à Paris, leader incontesté de l’art jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, il est judicieux de se demander comment cela a pu arriver, et quels enjeux idéologiques se cachent derrière une activité a priori si éloignée de la politique ?
Pour le comprendre, retournons un peu en arrière avec Serge Guilbaut, professeur à l’université de Colombie britannique, qui, dans un livre de référence publié en 1982 (juste après la dé-classification de certaines archives de la CIA), se penche sur la période 1935-1948 («Comment New-York vola l’idée d’art moderne»*).
Pour le contrôle des âmes
Tout commence le 25 août 1935, avec le 7ème Congrès du Komintern qui se tient à Moscou. Georgy Dimitrov, Secrétaire général de l’Internationale communiste et futur président du conseil des ministres de la République Populaire de Bulgarie, propose une stratégie de collaboration, pour des raisons tactiques, avec les libéraux, et une alliance internationale avec les intellectuels. Pour réussir, il fallait séduire des figures prestigieuses, des artistes bourgeois connus, en réhabilitant la notion de culture, supposée bourgeoise; il fallait empêcher que les artistes et la classe moyenne ne bascule entre les mains des fascistes. Ce sera la politique du Front Populaire.
Alors soudain, en France, le Parti communiste se ré-approprie La Marseillaise, le Drapeau tricolore, ainsi que la légende «des soldats de l’an II».
Tout autant, cette tactique marche aussi aux Etats-Unis, où la conscience des artistes devient un enjeu idéologique majeur. Comme le note Daniel Aaron, qui fut professeur à Harvard, «vous pouviez désormais être pour les réformes sociales, pour le Parti communiste, pour la littérature prolétarienne -pour tout ce qui, un temps, fut radical, subversif, révolutionnaire, et carrément chimérique -et ce faisant vous étiez du côté angélique de la politique; vous étiez du côté de l’administration Roosevelt, du côté des travailleurs, des noirs, de la classe moyenne…des victimes de Hitler».
Dans ce cadre, Picasso, qui adhère au concept de Front Populaire, envoie un courrier au Deuxième Congrès des Artistes Américains de 1937, dans lequel il dit que «la République Espagnole a pris toutes les mesures nécessaires pour protéger les trésors artistiques espagnols durant cette guerre injuste et cruelle. Alors que les avions des rebelles lâchent des bombes incendiaires sur nos musées, le peuple et la milice, au péril de leurs vies, ont sauvé les œuvres d’art et les ont mis en sécurité…je crois que les artistes qui vivent et travaillent sur les valeurs spirituelles ne peuvent et ne doivent rester indifférents à un conflit où les les plus grandes valeurs de l’humanité et de la civilisation sont en jeu».
Certes, André Breton, opposé au Front populaire et à l’alliance avec la bourgeoisie, nota que, comme d’habitude les bourgeois étaient en train de sauver des œuvres d’art, c’est-à-dire les moyens de leur propre domination. Mais grosso modo, les artistes américains suivirent le Parti communiste.
A partir de là, écrivains et peintres américains vont, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, fluctuer d’un côté à l’autre, au gré des événements qui se produisaient en Union Soviétique, certains se démarquant de Moscou, d’autres restant fidèles envers et contre tout.
Ainsi, par exemple, les procès de Moscou de 1936-1938 ébranlèrent-ils quelques consciences, mais 150 intellectuels et artistes (dont Max Weber, les peintres William Gropper et Stuart Davis, l’illustrateur Hugo Gellert, etc…) publièrent une tribune dans la revue New Masses, approuvant «les verdicts des récents procès de Moscou contre les traîtres buckarino-trotskystes». La couleuvre était certes dure à avaler, mais certains l’avalèrent quand même (Voir a cet égard «Le XX ième siècle, un siècle de fer et de sang», Saison 1, Episode 3 «Le tribunal des flagrants délires», paru sur WUKALI le 20 novembre 2020).
New-York / Mexico
Pourtant, dans la période 1936-1939, les intellectuels américains reformulèrent leur positions. Doutant du stalinisme, certains intellectuels américains se rapprochent de Trotsky, en exil à Mexico.
C’est ainsi qu’en août 1938, Trotsky publia un article dans la revue Partisan Review, sous le titre «L’art et la politique». Il écrivit : «D’une manière générale, l’art révèle le besoin de l’homme pour une vie harmonieuse et complète, c’est-à-dire pour les besoins essentiels dont la société de classe l’a privé….toute nouvelle tendance de l’art commence avec la rébellion. L’art est la partie la plus complexe de la culture, la plus sensible et en même temps la moins protégée du déclin et de la décadence de la société bourgeoise….L’art ne peut pas s’échapper ni se couper de la crise…L’art ne peut pas se sauver lui-même…c’est pour cette raison que l’utilité de l’art à notre époque est fonction de sa relation à la révolution».
Et à l’automne 1938, la même revue Partisan Review publia un texte signé par André Breton et Diego Rivera, en collaboration avec Trotsky, tous les trois se trouvant ensemble à Mexico. Ce texte fit grosse impression sur les intellectuels américains, parce qu’il réunissait Breton, à l’avant-garde de l’art en Europe, Rivera, à l’avant garde de la fresque politique (Voir a cet égard «Improbables destins : La Malinche ou aux sources d’un peuple métis», publié sur WUKALI), et Trotsky, à l’avant-garde de la politique. «Il va sans dire que nous ne nous identifions pas avec le slogan à la mode : «ni fascisme ni communisme…l’art véritable ne peut pas ne pas être révolutionnaire, ne peut pas ne pas aspirer à une radicale et complète reconstruction de la société».
Entre le communisme et le fascisme, le manifeste proposa une troisième voie : le trotskysme, une alliance entre l’avant-garde de l’art et celle de la politique. Alors que Staline essayait de mettre la main sur les intellectuels européens et américains, ce texte avait sans doute de quoi l’énerver. Il finira par faire assassiner Trotsky à Mexico.
Mais à l’automne 1939, un an plus tard, les yeux de tous ces incurables naïfs se dessillèrent. Le pacte germano-soviétique, l’invasion de la Pologne, l’entrée en guerre de l’Angleterre et de la France, tout cela avait de quoi troubler les esprits.
L’invasion de la Finlande par l’Union Soviétique fut le dernier clou dans le cercueil. «La crise que le pacte germano-soviétique représenta pour les écrivains américains fut spirituel, intellectuel et moral», écrit Norman Holmes Pearson («The Nazi-soviet Pact and the end of a dream», Knopf 1952). Et le New Republic écrivit que «les gens doivent avoir quelque chose sur quoi reposer leurs espoirs et leur confiance; il est plus que probable que l’éclipse morale va les amener à se tourner de plus en plus vers ce pays -le dernier à rester en paix sous des institutions démocratiques».
A la veille de la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis commencèrent à faire figure de dernier grand pays démocratique…
D’art D’art
Il fallait quand même faire quelque chose d’urgence. En effet, les marchands d’art parisiens tenaient le haut du pavé et contrôlaient complètement le marché de la peinture américaine. En fait, les marchands parisiens jouissaient d’un monopole sur le marché américain.
«Les artistes américains voyaient bien que les achats de peinture à New-York étaient dominés par les agents de galeristes parisien, qui, à chaque fois, décourageaient leur clientèle américaine d’acheter des œuvres de natifs…tout talent mineur, s’il était coté à la «bourse de l’art» parisien, pouvait vendre plus facilement sur le marché américain des oeuvres fourbes et perverses qu’un talent majeur américain ne pourrait le faire pour ses œuvres sincères et de bonne facture», écrit Forbes Watson («American painting to-day», American federation of arts, 1939).
C’est alors qu’apparut le Museum Of Modern Art (MoMA), qui déménagea pour un nouvel immeuble plus prestigieux; car un musée de premier ordre aux Etats-Unis était devenu une nécessité absolue. Ce fut le message que transmis Paul Sachs, un des sept membres fondateurs du Musée, lors de l’inauguration des nouveaux quartiers, déclarant : «Nous avons besoin d’une plus grande coopération entre les musées et les universités…le Muséum Of Modern Art à un devoir vis-à-vis du grand public. Car en servant l’élite, il atteindra, bien mieux que par tout autre moyen, le public dans son ensemble…» (Paul Sachs, «Museum Of Modern Art Bulletin», juillet 1939).
Car Paul Sachs n’était pas n’importe qui. Sa mère était la fille de Marcus Goldman, fondateur de Goldman Sachs (banque d’affaires américaine d’une exceptionnelle qualité, dominant son marché au niveau mondial jusqu’à ce jour, mais honnie en France), dont son père avait été un des «partners». Paul Sachs fut également l’un des promoteurs de la task force («Monuments Men»), qui sauvèrent de nombreuses oeuvres d’art de la destruction pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il enseigna l’art à Wellesley College et à Harvard.
Tournant décisif, les grosses fortune américaines entraient donc dans la danse, changeant la donne.
Car si aujourd’hui quelques dizaines de directeurs de musée et de galeries à travers le monde, de New-York à Paris, en passant pas Londres, Tokyo, Pékin ou Shanghaï, accompagnés par quelques grosses fortunes essentiellement américaines, et bientôt chinoises, font la pluie et le beau temps sur le marché de la peinture, faisant monter la cote du peintre heureux élu, transformant l’art en une marchandise comme une autre, c’est peut-être là qu’il faut en chercher les prémices.
La suite, mercredi 3 mars…
Saison 2/ épisode 2: En route pour la domination mondiale
(*) Bibliographie :«Comment New-York vola l’idée d’art moderne», Serge Guilbert, Pluriel 1982
Calendrier de publication de notre série
À l’aube du XXIéme siècle
Par Jacques Trauman
Saison 1
La « French Theory » et les campus américains
Episode 1. Erudition et savoir faire. Jeudi 25 février
Episode 2. Citer en détournant. Vendredi 26 février
Episode 3. Le softpower américain. Samedi 27 février
Saison 2
Comment New-York vola l’idée d’art moderne
Episode 1. Du Komintern à la bannière étoilée. Mardi 2 mars
Episode 2. En route pour la domination mondiale. Mercredi 3 mars
Episode 3. L’apothéose de Pollock. Jeudi 4 mars
Episode 4. La guerre froide de l’art. Vendredi 5 mars
Saison 3
Aux sources du softpower américain
Episode 1. Guerre froide et « Kulturkampf ». Mardi 9 mars
Episode 2. Quand les WASP s’en mêlent. Mercredi 10 mars
Episode 3. Ce n’était pas gagné d’avance. Jeudi 11 mars
Episode 4. Un cordon ombilical en or. Vendredi 12 mars
Illustration de l’entête: American Progress par José Maria Sert qui remplacera l’oeuvre initialement choisie de Diego Rivera.