Saison II. Comment New-York vola l’idée de l’art moderne
Épisode 4
L’histoire de l’art au XXème siècle reste encore à écrire, bien que quelques auteurs se soient déjà attelés à cette tâche. Certains suivent les traces de Serge Guilbault, dont le livre, Comment New-York vola l’idée d’art moderne, paru en 1983, et dont nous avons parlé dans les épisodes 1, 2 et 3, fut un texte précurseur sur le thème de l’art comme idéologie au service des grandes puissances.
Parmi les auteurs qui marchent sur ses pas, ou parallèlement à lui, remarquons Aude de Kerros, graveur, peintre et essayiste, dont nous allons ici analyser un des livres (*).
1917: « Nous brûlerons Raphaël «
«Au nom de notre avenir, nous brûlerons Raphaël, nous détruirons les musées et piétinerons les fleurs de l’art». Ainsi s’exprimait, en 1917, Vladimir Kirillov, poète prolétarien. Vladimir Kirillov n’était pas n’importe qui, il était membre du Proletkoult (Пролетарская культура), organisation crée en 1917 et destinée à mettre en place les fondations d’un art prolétarien ( Trotsky s’y opposa). Kirillov, qui sera condamné à mort durant les grandes purges de la seconde moitié des années 1930, écrivit aussi que «nous sommes tout, nous sommes partout, nous sommes le feu conquérant et la lumière…nous sommes notre propre Dieu, Juge et la Loi» (**).
Cette détermination égocentrique à faire table rase se retrouvera dans les destructions de la Révolution culturelle chinoise à partir de 1964 (voir les articles à venir dans WUKALI sur Mao Tsé Toung à partir du 12 mars), et même lors des événements de 1968, avec le mot d’ordre «créer, c’est détruire».
Les bolchéviques ont inventé l’art révolutionnaire, l’art expérimental, praticable par tous, consommable par les masses. «L’art, dans le monde traditionnel, note Aude de Kerros, était l’expression…de la beauté du monde, mais aussi de l’invisible, du tragique de la vie, de l’amour, de la mort. Au XXème siècle…l’art devient un engagement politique, un moyen de changer le monde, de faire la révolution. Ainsi, l’art devient une arme de guerre». Et Aude de Kerros ajoute que «le monde de l’art est entré en guerre en 1917 avec l’idée politique d’un art «global», au dessus des civilisations et des nations, d’un art de masse, allant «dans le sens de l’histoire», seul moderne, déclassant toutes les autres expressions considérées comme obsolètes».
En 1934, Staline fera du réalisme socialiste le seul art valable, et créera, en 1944, le corps administratifs des «Ingénieurs des âmes», ancêtre lointain des Ministères de la Culture. D’ailleurs, Jack Lang créera en 1981, lui aussi, le corps des «Inspecteurs de la Création», destiné a orienter l’art dans la bonne direction.
Des organismes d’Etat sont fondés par les bolchéviques afin de diriger l’art, le Narkompros : (Народный комиссариат просвещения, Наркомпрос– Commissariat du peuple à l’éducation), dont l’âme était Nadejda Kroupskaïa, l’épouse de Lénine; le Narkompros deviendra le Ministère de la Culture en 1946), ainsi que le Prolekoult, dont nous avons déjà parlé.
Berlin.1919-1933
L’école du Bauhaus est crée par Walter Gropius, mais sera fermée par les nazis en 1933 car considérée comme une école représentante de «l’art dégénéré» (en allemand Entartete Kunst), et par ailleurs truffée de communistes.
Cependant, en cette même année de 1933, le BlackMountain College sera crée en Caroline du Nord, université libre et autogérée, sur le modèle du Bauhaus; cette école accueillera des artistes du Bauhaus fuyant le nazisme. Robert de Niro Sr, le père de l’acteur Robert de Niro, en sera d’ailleurs un élève. Une nouvelle forme d’art était entrée aux Etats-Unis, presque par effraction.
1920-1960, la conquête de l’intelligentsia
L’URSS avait conçu un système destiné à séduire les élites du monde occidental. Pour cela, l’URSS utilisa les concepts de «paix» et «d’antifascisme», concepts bien innocents, et finança secrètement des associations, des colloques, des congrès, mais qui n’étaient pas officiellement affiliés au Parti Communiste. C’est ainsi que des naïfs «compagnons de route» propageaient une image positive de l’Union Soviétique, presque à leur insu. Laquelle Union soviétique organisait des voyages d’études à Moscou, agrémentées de réceptions d’honneur, et payait de généreux droits d’auteur pour les traductions des œuvres en russe.
Ce n’est qu’après la Seconde guerre mondiale que les Américains prirent la mesure de l’étendue du travail de sape réalisé depuis des décennies par les soviétiques. C’est alors qu’à leur tour, ils appliquèrent, vingt ans après le Komintern, les mêmes méthodes (sur le rôle de la CIA. ( Voir «Who paid the piper», Frances Stonor Saunders, Granta 1999, en français «Qui mène la danse ? CIA et guerre froide culturelle», Albin Michel 2003).
En 1950, eut lieu à Berlin un «Congrès pour la liberté de la culture», et en 1955, une Maison des cultures du monde y fut ouverte, promouvant les courants artistiques rejetés par Staline.
Dès lors, la CIA, s’appuyant sur d’anciens élèves du BlackMountain College, tels que Rauschenberg, de Kooning, Motherwell, contribua à la création de l’école de «expressionnisme abstrait», avec des artistes et des mouvements également rejeté par Staline et par Hitler.
Un certain Thomas Braden, journaliste américain, joua un rôle pivot dans cette entreprise, après avoir été recruté par la CIA dans les années 1950.
Dans une exposition organisée à Berlin en 2017 à la Maison des cultures du monde, un événement dénommé «Parapolitics, cultural freedom and cold war», Braden retraça toute l’aventure de cette guerre froide culturelle. Dans le catalogue de l’exposition, il était écrit que «ce fut une guerre froide du sens, une guerre froide sémantique, ayant pour but de déligitimiser le vocabulaire de l’adversaire…» (un critique du Berliner Zeitung écrivit «qu’il était difficile de ne pas admirer le bon goût des agents de la CIA», tandis que Die Zeit, sans doute choqué par les révélations enfin faites, déclara «qu’il était opportun d’envisager un brexit artistique et culturel, sans représailles toutefois»).
Une stratégie fut en même temps mise en place pour destituer Paris de son aura de Capitale des arts. Dans cette entreprise, un galeriste, Leo Castelli, jouera un rôle primordial; originaire de Trieste, mais ayant fuit lui aussi le nazisme, Leo Castelli ouvrit une galerie à New-York, sur Lexington Avenue, tout en entretenant des liens étroits avec le Museum Of Modern Art.
Il faut dire que Castelli travaillait lui aussi pour la CIA, promouvant les artistes américains qui convenaient, c’est-à-dire Jackson Pollock, Willem de Kooning, Robert Rauschenberg, Jasper Johns, Cy Twombly. Son préféré était cependant Marcel Duchamp, installé à New-York mais ne faisant pas de politique (ce qui était bien pratique). «Les artistes non intéressés par Duchamps ne m’intéressent pas», proclama Castelli.
La CIA promu donc l’expressionnisme abstrait comme arme idéologique, disant aux artistes encore installés à Paris «Rentrez à New-York, galeries et collectionneurs vous attendent».
1960. New-York et la spéculation
«En 1960, Paris est toujours et encore au coeur de la vie artistique de la planète, écrit Aude de Kerros. Les artistes viennent s’y former, rencontrer le reste du monde, trouver la gloire.Tous les courants artistiques sont présents, de l’académisme aux avant-gardes. Les musées contiennent des œuvres de toutes époques et civilisations». En 1960, capitale de l’art, Paris traite encore 60% des transactions d’art, ancien et moderne.
Mais la stratégie de la CIA commence à porter ses fruits. Marcel Duchamp dit : «Est de l’art tout ce que l’artiste dit être de l’art». En d’autres termes, l’oeuvre, c’est le concept. La forme, l’objet matériel importe peu et peu être sous-traitée. Aude de Kerros estime que ce changement du concept de «l’art» à pour conséquence le changement du concept de «valeur».
«Pour réaliser son coup d’État sur l’art du Vieux Continent, ajoute Aude de Kerros, la stratégie des réseaux d’influence a été de compléter la théorie de Duchamp en affirmant que l’art au sens originel du terme était désormais un archaïsme et que l’art d’aujourd’hui ne pouvait être que conceptuel. Ce discours conceptuel prend de cours tous les ennemis des américains : les artistes dits «académiques» sont des «fascistes» et des «hitlériens», l’école de Paris est dite «dépassée», et le réalisme soviétique est invité a rejoindre le pop-conceptuel d’avant-garde.»
L’art conceptuel, lui, devient indépassable. Désormais un jeune artiste ambitieux ne fait plus le voyage à Moscou, mais le voyage à New-York. Cependant, il faut maintenant théoriser tout cela.
Ce sera la mission de deux philosophes américains; Arthur Danto, d’abord, philosophe et critique d’art, professeur à l’Université Columbia, qui écrit en 1964 un article dont le titre est «La transfiguration du banal», où il explique que l’oeuvre d’art est un sujet d’interprétation. Puis George Dickie, ensuite, professeur à l’Université de Chicago, qui invente le concept d’esthétique analytique. Ces deux professeurs énoncent qu’«est de l’art ce que la société dit être de l’art».
Le corpus théorique est maintenant en place, qui permet à New-York de réduire l’Europe au silence. Dans cette théorie, l’oeuvre d’art est dépouillée de son aura, c’est simplement une marchandise mise sur le marché et imposée sans qu’il lui soit nécessaire d’avoir été élue par le public. Léo Castelli et les collectionneurs sont enchantés, la valeur d’une œuvre d’art n’est plus fixée par les artistes et le public, il suffit de dire que c’est de l’art, et c’est de l’art.
Aude de Kerros note qu’à la même époque, le président Nixon suspend la convertibilité du dollar en or, dématérialisant la monnaie. «L’art et la monnaie vont devenir progressivement des valeurs strictement scripturales, financières, conceptuelles».
1970. Soumission
«La coupure sémantique entre un art moderne appartenant au passé et un art conceptuel contemporain étant maintenant établie…il fut dès lors possible de conquérir le marché».
La stratégie utilisée par les Américains pour éclipser Paris sera d’utiliser les foires internationales pour forcer les galeries à passer par leur moule. Certes, une foire existait bien depuis 1893, la Biennale de Venise. Mais d’autres firent leur apparition.
D’abord, la foire de Sao Paulo fut crée en 1951, puis la Documenta de Kassel, en Allemagne, en 1955; celle-ci, crée par la CIA, avait pour but de «réconcilier les Allemands avec l’art moderne», mais un art moderne dénazifié bien entendu. Ces foires devinrent de plus en plus commerciales, et on y vit de plus en plus de galeries américaines. En 1957 fut crée Art Cologne, puis la Foire de Bâle en 1970. En 1974, La FIAC fut crée à Paris, boudée au début par les galeries parisiennes, mais le succès commercial finit par les amadouer.
Ce qui compte dans ces foires c’est le Comité de sélection : c’est lui qui décide quelle galerie participera (donc vendra), et quelle galerie ne participera pas. Il faudra quand même 20 ans pour imposer l’exclusivité «duchampienne», mais les Américains y parvinrent. Les comités de sélection affirmèrent peu à peu leur pouvoir, comme par exemple à travers la règle des 20 % : 20 % maximum d’artistes français, pas plus. La galerie new-yorkaise Castelli imposa alors sa loi; en 1966, la galerie Daniel Templon ouvrit à Paris, devint «amie» de la galerie Castelli, et lança des artistes américains en France.
Même Georges Pompidou tombera dans le piège. Des amis collectionneurs américains lui avaient suggéré de subventionner et d’assurer la carrière des artistes gauchistes afin de mieux les contrôler après mai 68. En 1977, le Centre Beaubourg fut donc ouvert, mais dès sa première exposition, qui se nommait «Paris-New-York (1908-1918)», l’axe Paris-New-York fut institutionnalisé.
New-York triomphait, c’était l’époque où, dans le domaine de la philosophie, Derrida, Deleuze et Foucault se retrouvèrent aux Etats-Unis pour y présenter la «déconstruction», qui fut détournée par les Américains (voir Saison 1, épisodes 1,2,3). A partir de là, tout artiste en mal de consécration devait passer par New-York. «L’Art Contemporain», qui en fait était, purement et simplement, l’art conceptuel, devint alors l’«A.C», selon ses initiales. Tout art non labellisé à New-York tombait dans les poubelles de l’Histoire.
1980-1990. Et voilà les fonds de pension
Pour Aude de Kerros, les fonds de pension américains et japonais, en raison des immenses liquidités à leur disposition et de la nécessité d’investir, ont joué un rôle important dans l’envolée des prix de l’art.
Mais ce n’est pas tout, il faut dire un dernier mot sur la France. Comme le note Aude de Kerros, la France, à partir de 1981, se créa un art officiel, dont le grand prêtre fut Jack Lang. Ce dernier inventa, comme on l’a vu, le corps des «Inspecteurs de la création», qui conduisit en fin de compte à la bureaucratisation de l’art. Mais surtout, ce corps administratif renforça la suprématie de New-York. En effet, les inspecteurs se rendaient régulièrement dans cette ville afin de faire le tour des galeries et d’acquérir des œuvres d’artistes américains émergent, pour le Centre Pompidou par exemple. Les «Inspecteurs de la création» adoubèrent l’art conceptuel américain, la concurrence de l’État affaiblissant d’ailleurs les galeries parisiennes.
Aude de Kerros ajoute que «New-York est devenu le centre du monde de l’Art contemporain. Moscou n’existe plus, Paris s’efface».
1991. Le triomphe du « soft power » américain
1991 est l’année de la chute de l’Union soviétique, la guerre froide culturelle n’existe plus, les Etats-Unis exercent un pouvoir hégémonique.De facto, la concurrence militaire étant provisoirement passée au second plan, l’influence culturelle devient prioritaire, avec deux objectifs : marginaliser définitivement Paris et faire prédominer l’art conceptuel (AC). Ainsi grâce à la mondialisation orchestrée par les Etats-unis, l’ambition est de faire prévaloir un mercantilisme décomplexé et une culture globale. L’Internationale mercantile et multiculturelle remplace l’Internationale communiste qui a sombré corps et biens.
Comme le note Christine Sourgins, historienne de l’art, essayiste et écrivain : «Le paradoxe est qu’un discours intellectuel libertaire, transgressif, a fait le jeu du mercantilisme le plus fou. L’AC dissimule un produit de placement, apothéose du monde marchand, où il suffit de nommer la valeur pour qu’elle soit, comme Duchamp le fit, décrétant des objets usuels «ready-made», objet d’art».
Ne manquez pas la suite de la série À l’aube du XXIe siècle
Prochaine Saison: Aux sources du soft-power américain
Épisode 1/ Guerre froide et « Kulturkampf ». Mise en ligne Mardi 9 mars
Sources et Notes
(*) «Art contemporain : Manipulation et géopolitique», Aude de Kerros, Eyrolles 2019
(**) Aude de Kerros commet quelques petites erreurs factuelles. Par exemple, page 20, elle mentionne que Vladimir Kirillov était «membre du Comité central du Politburo», alors qu’il fut membre de Proletkoult.
Calendrier de publication
À l’aube du XXIéme siècle
by Jacques Trauman
Saison 1
La « French Theory » et les campus américains
Episode 1. Erudition et savoir faire. Jeudi 25 février
Episode 2. Citer en détournant. Vendredi 26 février
Episode 3. Le softpower américain. Samedi 27 février
Saison 2
Comment New-York vola l’idée d’art moderne
Episode 1. Du Komintern à la bannière étoilée. Mardi 2 mars
Episode 2. En route pour la domination mondiale. Mercredi 3 mars
Episode 3. L’apothéose de Pollock. Jeudi 4 mars
Episode 4. La guerre froide de l’art. Vendredi 5 mars
Saison 3
Aux sources du softpower américain
Episode 1. Guerre froide et « Kulturkampf ». Mardi 9 mars
Episode 2. Quand les WASP s’en mêlent. Mercredi 10 mars
Episode 3. Ce n’était pas gagné d’avance. Jeudi 11 mars
Episode 4. Un cordon ombilical en or. Vendredi 12 mars
Illustration de l’entête: © The Andy Warhol Museum, Pittsburgh IA1994.7/Licensed by Bildrecht Wien, 2020