La défaite de l’équipe de France en huitième de finale à l’Euro 2020 (autant que celle de l’équipe belge en quart) comporte au moins un avantage : celui de nous permettre de réfléchir un peu à la nature de l’émoi populaire lié à cette compétition. Dans l’ivresse de la victoire, on est ivre ; on ne réfléchit pas aussi bien qu’avec la gueule de bois.
Un extra-terrestre survolant nos stades dans sa soucoupe se demanderait sans doute quelle folie s’est emparée des terriens qui se tortillent sur les gradins, tandis qu’une poignée d’éphèbes en culotte courte jouent à la balle sous leurs yeux. Il faudrait lui expliquer que le public comme les joueurs se répartissent entre deux pays qui s’affrontent pour le fun dans une simple joute sportive.
Notre Martien, cependant, aurait tôt fait d’observer que les spectateurs ne se comportent guère en esthètes venus admirer de belles phases de jeu, qu’ils applaudiraient quelle que soit l’équipe qui les réalise. Il conviendrait donc de lui préciser que, certes, un morceau de bravoure n’est pas pour déplaire aux supporters, mais à la condition expresse qu’il soit réalisé par l’équipe de la contrée à laquelle ils appartiennent. Dans le cas contraire, ils s’autorisent à huer l’auteur de la prouesse. Car la seule chose qui leur importe vraiment, c’est que leur équipe l’emporte sur celle des autres, à tel point qu’une victoire obtenue par chance par leurs footballeurs après une prestation lamentable suffit à les transporter de bonheur.
La ferveur, les acclamations, les hymnes en faveur de leurs couleurs, les quolibets, les sifflets, voire les insultes adressés à l’autre camp donnent aux supporters le sentiment de contribuer eux-mêmes au résultat. Ils brûlent d’amour pour les athlètes de leur camp, chargés de leur faire honneur. Leurs champions sont beaux, ils sont vaillants, ils sont brillants. Personne ne conteste leurs salaires faramineux. On les couvre d’or comme les dieux d’un nouveau panthéon avec ses Apollons, ses Hermès, ses Arès resplendissants. Les déesses, qui ne jouent pas mais qu’ils ont épousées, sont offertes à la dévotion populaire dans les magazines.
S’ils l’emportent, ce n’est pas seulement leur adresse qui s’impose, c’est toute une nation qui rappelle à une autre qu’elle est plus puissante qu’elle. Rarement cela a été aussi clair que le 16 juin dernier, lorsque le journal L’Équipe eut poussé l’équivoque jusqu’à titrer après la victoire de la France contre l’Allemagne : « Comme en 18 ! »
S’ils sont défaits, c’est un terrible coup de la Τύχη (Tychè), la Fortune des Grecs à laquelle les dieux eux-mêmes sont soumis. On cherche alors quelque cause cachée un μίασμα (miasma), une corruption de la nation qui a provoqué l’échec. C’est ainsi qu’en Angleterre ces derniers jours, on a voué aux gémonies les joueurs d’origine étrangère qui ont manqué les tirs au but lors de la finale.
Bien sûr, nous voulons tous l’emporter sur les autres. Autour du bac à sable, c’est à qui accaparera les jouets. Personne n’entame un Monopoly sans avoir envie de ruiner ses concurrents. Sur l’autoroute, comment supporter de voir l’arrière d’une bagnole soi-disant plus puissante que la nôtre, surtout si elle est immatriculée à l’étranger ? Concédons-le : cette rage atteint sans doute plus les hommes que les femmes, ce qui suggère qu’il s’agit d’un très vieil instinct enfoui au plus profond du psychisme masculin. Pour survivre, notre espèce a dû affronter les prédateurs des autres espèces, puis les groupes rivaux de ses congénères. Les mâles devaient assurer ce rôle, et la nature a fait en sorte qu’ils en ressentent de l’exaltation et du plaisir.
Loin de moi la prétention de traiter cette pulsion par le mépris ! Moi aussi je préfère que l’équipe de mon pays gagne. Et que la soif de triompher de l’autre passe par le jeu constitue certainement une heureuse catharsis. Le danger, c’est de prendre les affrontements sportifs au premier degré. Il faut toujours se rappeler que notre partialité spontanée n’est que la voix en nous d’une pulsion archaïque – le thanatos de Freud. C’est la civilisation qui a policé les élans sauvages des humains en les réduisant à des compétitions anodines. Plus une nation est civilisée, moins elle est chauvine.
Dernier roman d’Armel Job
Sa dernière chance
éditions Robert Laffont