Si nous pensons aux peintres allemands les plus talentueux, le nom de Dürer vient en premier. Il est suivi de ceux des expressionnistes locaux : Nolde, Pechstein ou Kirchner, ainsi que de ceux du dadaïste Grosz ou du surréaliste Max Ernst.
Moins célèbre pour le grand public, peut être le plus doué d’entre-eux : le paysagiste romantique Caspar David Friedrich (1774-1840). Il est pourtant, et de loin, celui dont le génie est le plus absolu, le plus pur et le plus spiritualisé.
Son enfance est frappée du sceau du malheur: il perd sa mère et sa sœur Élisabeth à 7 ans, son frère Johann se noie dans la Baltique lorsqu’il atteint les 13 ans et sa sœur Maria disparaît quatre ans plus tard. Ces événements le marqueront à jamais, influençant sa peinture par l’obsession de la mort qui le poursuivra toute son existence.
Ce thème récurrent n’aura qu’un alter ego : sa profonde empathie avec le monde naturel. Pour lui, le peintre doit sentir la spiritualité profonde de la nature et être capable de la traduire avec ses pinceaux. Cela évoluera jusqu’à une expression religieuse au travers de la contemplation de la nature, et par sa traduction tridimensionnelle due à l’utilisation d’une palette colorée variée, mais marquée du sceau du christianisme.
En 1810 il est nommé membre de l’Académie de Berlin et connaîtra une courte période de reconnaissance de son talent. Malheureusement, il sera assez vite oublié, sans pour autant devenir « un peintre maudit ». Mais, en 1824, il est victime d’une terrible dépression nerveuse, avec délire de la persécution. En 1827, il se remet à son chevalet. En 1835, il est atteint de paralysie suite à une congestion cérébrale. Il meurt, dans l’indifférence générale, en 1840 à Dresde, où il vivait depuis longtemps.
Son œuvre sera si oubliée que son nom était inconnu hors d’Allemagne jusqu’aux années 1970 ! Redécouvert avec émerveillement par les historiens de l’art et le grand public, il est aujourd’hui considéré, très justement, comme le plus admirable peintre allemand de tous les temps.
Il faut bien saisir les fondements psychologiques de la personnalité du peintre pour le comprendre : sa foi religieuse, il la vit au quotidien. Sa religiosité est présente dans tous ses tableaux, littéralement sous-tendant toutes ses œuvres. C’est une authentique « quatrième dimension », d’essence religieuse mais atteignant une véritable spiritualité, qui imprègne ses peintures. Il l’écrira : « Le peintre ne doit pas seulement peindre ce qu’il voit en face de lui mais aussi ce qui est en lui ».
Son état psychique, fluctuant, lui fera créer sa propre vision du paysage, toujours d’une pureté absolue : « une véritable œuvre d’art ne peut émaner que d’une âme pure ». Pureté vécue de l’intérieur et religion élevée au rang d’une réelle spiritualité formeront les bases de ses réalisations picturales. Si le spectateur se prive de cette évidence, il ne peut rien comprendre à la grandeur et à la majesté de ses créations.
Nous nous autoriserons à utiliser le terme de « paysage spirituel » en ce qui le concerne : ses montagnes deviennent symboles de sa foi, ses sapins sont des figures d’espoir tandis que les rayons du soleil, déclinants, sont un adieu au monde païen d’avant la révélation christique.
Naturellement, ce romantique absolu exprime une mélancolie profonde et des ressentis confus de solitude par sa palette aux teintes froides et par les contours tranchés et profonds de ses masses rocheuses.
La mer de glace (Das Eismeer) est un tableau de 1824 conservé à la Kunsthalle de Hambourg (Allemagne). C’est une huile sur toile de dimensions : 96,7 cm de hauteur par 126,9 cm de longueur.
Cette œuvre resta totalement incomprise lors de sa présentation. Elle demeura, invendue, dans l’atelier de l’artiste. Récupérée par son ami le peintre norvégien Johan Christian Dahl, elle fut acquise d’un descendant de ce dernier par le musée en 1905.
Que voyons-nous exactement ? Une banquise épaisse, glacée et infinie, semble avoir été fracturée par le naufrage d’un navire de bois qui se couche sur sa gauche et dont la poupe disparaît dans les flots glacés, comme avalée par cet Enfer gelé. Apparaît une confusion de blocs de glace rompus dont certains, les plus proches du navire, semblent monter vers le ciel tels des fétus de paille. Mais nous comprenons que la gravité terrestre les arrête car les plus hauts commencent à retomber. Un fracas assourdissant s’empare des oreilles du spectateur, avant de parvenir à ses yeux, car les différences d’échelle inventées sont d’une efficacité extraordinaire.
En sortant de la visite qu’il lui rendit à Dresde en 1834, le sculpteur David d’Angers, très impressionné par ce chef d’œuvre, s’écria : « cet homme a découvert la tragédie du paysage ».
Le tableau fusionne, sans la moindre ambiguïté, paysage et histoire puisqu’il s’inspirait d’un événement réel d’époque : la tentative de l’amiral anglais William Parry pour découvrir le mythique passage du nord-ouest, en 1819-1820, qui devait conduire aux Amériques. Bien entendu, la prépondérance va au paysage, incroyablement puissant. Le motif peint domine donc le sujet représenté : c’est bien là la caractéristique principale du chef d’œuvre.
Friedrich n’a jamais voyagé vers l’Arctique mais il avait bien observé l’Elbe gelée. Cette image fut recomposée en atelier d’après ses croquis.
On remarquera que le centre géométrique du tableau, situé dans le bloc au centre de ceux qui montent à l’assaut du ciel, ne coïncide pas avec son centre psychologique : l’endroit à partir duquel l’œil humain organise sa vision. En effet ce dernier se trouve au sommet du bloc le plus haut : celui qui paraît vouloir sortir du cadre du tableau, sur la droite du premier.
Un froid polaire s’empare de nous au regard de la peinture, avec ses tonalités inhumaines de bleus clairs astringents, permanents et intemporels, avec ses blancs réfractant une luminosité céleste et avec ses ocres désagréables et corrompus. Rien ne semble pouvoir vivre dans ce désert glacé. Le ressenti en est une terreur de l’erreur commise de venir se perdre en ces lieux hostiles. La peur, la cruauté et l’éternité de la mort semblent se jeter sur la pauvre victime que devient alors le spectateur. Mais il incite aussi à la réflexion sur la destinée humaine, sur le besoin d’ailleurs qui sommeille en chacun de nous, sur les fondements de la quête du Graal de ce qui fait la grandeur de l’homme en le distinguant des autres espèces animales, ses facultés cognitives lui permettant de donner un sens à son existence.
Le spectateur le ressent parfaitement : la vérité réside au-delà de la première apparence. Elle demande un effort de compréhension, que l’époque ne pouvait formuler mais, seulement, ressentir confusément. Si le motif peint atteint la perfection, son impact sur le mental du spectateur n’a rien à lui envier. Finalement un équilibre parfait émane de cette peinture hors du commun : le mental ( l’idée), le visuel ( la mise en place intellectuelle) et le technique ( la réalisation) sont du même tonneau. Or, nous le savons depuis les travaux de l’immense René Huyghe, lorsque les trois s’équilibrent, l’artiste exprime un tempérament classique.
Mais Friedrich impose ici un nouvel ingrédient de composition que peu avant lui, et pas beaucoup après lui, ont essayé d’introduire dans l’art tridimensionnel : une spiritualité immanente au monde vivant. C’est là le véritable apport de ce peintre redécouvert depuis, relativement, peu de temps.
Archives WUKALI, article publié en octobre 2018
Illustration de l’entête: Caspar David Friedrich. Les âges de la vie (1834)
Huile sur toile, 72 × 94 cm, Museum der bildenden Künste, Leipzig.
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