Au bas de ce magnifique texte,« la tirade des nez» interprétée par Daniel Sorano (archives RTF 1960)


CYRANO

Avis donc aux badauds

Qui trouveraient plaisant mon milieu de visage,

Olécio partenaire de Wukali

Et si le plaisantin est noble, mon usage

Est de lui mettre, avant de le laisser s’enfuir,

Par devant, et plus haut, du fer, et non du cuir !

DE GUICHE, qui est descendu de la scène, avec les marquis

Mais à la fin il nous ennuie !

LE VICOMTE DE VALVERT, haussant les épaules

Il fanfaronne !

DE GUICHE

Personne ne va donc lui répondre ?…

LE VICOMTE

Personne ?

Attendez ! Je vais lui lancer un de ces traits !…

Il s’avance vers Cyrano qui l’observe, et se campant devant
lui d’un air fat.

Vous…. vous avez un nez… heu… un nez… très grand.

CYRANO, gravement

Très.

LE VICOMTE, riant

Ha !

CYRANO, imperturbable

C’est tout ?…

LE VICOMTE

Mais…

CYRANO

Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !

On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en somme…

En variant le ton, -par exemple, tenez

Agressif : « Moi, monsieur, si j’avais un tel nez,

Il faudrait sur-le-champs que je me l’amputasse ! »

Amical : « Mais il doit tremper dans votre tasse

Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »

Descriptif : « C’est un roc !… c’est un pic !… c’est un cap !

Que dis-je, c’est un cap ?… C’est une péninsule ! »

Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ?

D’écritoire, monsieur, ou de boîtes à ciseaux ? »

Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux

Que paternellement vous vous préoccupâtes

De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »

Truculent : « Ca, monsieur, lorsque vous pétunez,

La vapeur du tabac vous sort-elle du nez

Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »

Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entraînée

Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »

Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol

De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! »

Pédant : « L’animal seul, monsieur, qu’Aristophane

Appelle Hippocampelephantocamélos

Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d’os ! »

Cavalier : « Quoi, l’ami, ce croc est à la mode ?

Pour pendre son chapeau, c’est vraiment très commode ! »

Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral,

T’enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »

Dramatique : « C’est la Mer Rouge quand il saigne ! »

Admiratif : « Pour un parfumeur, quelle enseigne ! »

Lyrique : « Est-ce une conque, êtes-vous un triton ? »

Naïf : « Ce monument, quand le visite-t-on ? »

Respectueux : « Souffrez, monsieur, qu’on vous salue,

C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! »

Campagnard : « Hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain !

C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain ! »

Militaire : « Pointez contre cavalerie ! »

Pratique : « Voulez-vous le mettre en loterie ?

Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! »

Enfin parodiant Pyrame en un sanglot

« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître

A détruit l’harmonie ! Il en rougit, le traître ! »

-Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit

Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit

Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,

Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres

Vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot !

Eussiez-vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut

Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,

me servir toutes ces folles plaisanteries,

Que vous n’en eussiez pas articulé le quart

De la moitié du commencement d’une, car

Je me les sers moi-même, avec assez de verve,

Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve.

DE GUICHE, voulant emmener le vicomte pétrifié

Valvert, laissez donc !

LE VICOMTE, suffoqué

Ces grands airs arrogants !

Un hobereau qui… qui… n’a même pas de gants !

Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses !

CYRANO

Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances.

Je ne m’attife pas ainsi qu’un freluquet,

Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet ;

Je ne sortirais pas avec, par négligence,

Un affront pas très bien lavé, la conscience

Jaune encore de sommeil dans le coin de son oeil,

Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil.

Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,

Empanaché d’indépendance et de franchise ;

Ce n’est pas une taille avantageuse, c’est

Mon âme que je cambre ainsi qu’en un corset,

Et tout couvert d’exploits qu’en rubans je m’attache,

Retroussant mon esprit ainsi qu’une moustache,

Je fais, en traversant les groupes et les ronds,

Sonner les vérités comme des éperons.

LE VICOMTE

Mais, monsieur…

CYRANO

Je n’est pas de gants ?… La belle affaire !

Il m’en restait un seul d’une très vieille paire !

-Lequel m’était d’ailleurs encor fort importun

Je l’ai laissé dans la figure de quelqu’un.

LE VICOMTE

Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule.

CYRANO, ôtant son chapeau et saluant comme si le vicomte
venait de se présenter

Ah ?… Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule

De Bergerac.

Rires.


Cyrano de Bergerac. Acte 1 scène 4

EDMOND ROSTAND (1868-1918)


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Daniel Sorano dans le rôle de Cyrano de Bergerac . ( Mise en scène Claude Barma. 1960)

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