Claude Genzling, the unusual artistic route of a Polytechnique engineer


Claude Genzling a la faconde des sages, de ceux qui peuvent d’un même élan explorer une théorie quantique, se passionner amoureusement pour un tableau, une musique ou une architecture et discuter des heures sur le vélo et la course cycliste dont il est sans nul doute un spécialiste. Une chimie idéale !

Polytechnicien de la promotion 1956, architecte, spécialiste technique du cyclisme mais aussi coureur cycliste amateur, ingénieur, inventeur, musicien, artiste… Claude Genzling est tout cela à la fois ! Il a récemment été mis à l’honneur par ses camarades de l’X qui lui ont commandé une œuvre, La Main de Picasso, afin de l’offrir à l’Ecole Polytechnique. L’oeuvre vient d’être accrochée dans le Salon d’honneur de la célèbre école de Palaiseau.

Dans une interview à paraître dans X-Passion , la revue culturelle et artistique des élèves de l’École Polytechnique, animée par Damien Specq, dont nous présentons des extraits, Claude Genzling y livre quelques clés de son parcours atypique, passionné, passionnant et sensible.

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P-A L


Qu’est-ce qui vous a mené à l’X ?

J’ai commencé par un parcours littéraire latin-grec. J’étais vraiment un littéraire et pas du tout un scientifique. Au lycée, les mathématiques ne m’intéressaient pas trop. Et puis, en Seconde, mon professeur de mathématiques a remarqué que, si j’étais mauvais en maths (dans les derniers avec 5,5…), j’étais très bon en dessin. Il est vrai que j’avais le prix de dessin depuis toujours. Et, selon lui, étant doué en dessin, je devais être bon en maths. Il m’a alors proposé de me donner des leçons particulières, et mes parents ont accepté. Au troisième trimestre, j’étais devenu premier avec 19 ! J’ai ainsi pris goût aux mathématiques. Comme j’ai l’esprit de compétition, devenir très bon dans ce domaine, tout d’un coup, m’a intéressé. Je me suis donc orienté vers Math-Elem après mon bac latin-grec. Ayant décroché le bac scientifique, j’ai été admis en classe préparatoire, puis en taupe, pour tenter Polytechnique. Après avoir échoué à la fin de ma première année de Spéciales, j’ai passé le concours avec succès l’année suivante. Cette préparation s’est faite sans souffrance, j’étais comme une mécanique bien huilée, et tellement heureux de progresser…

Comment s’est dessiné votre parcours après votre intégration ?

Une fois à Polytechnique, ma vocation littéraire et artistique est remontée à la surface, comme un diable ! En fait, les mathématiques et le travail régulier m’avaient assoupli l’esprit, et fortement développé mes capacités littéraires. A l’Ecole, je me passionnai pour la philosophie, et me demandais ce que je pourrais bien faire à la sortie de l’X. Alors j’ai opté pour l’architecture, c’était comme un mariage de raison. L’architecte est à la fois un artiste, un scientifique puisqu’il construit, mais aussi un humaniste puisqu’il travaille au service de la société. Ce trépied me plaisait : après Polytechnique, quoi de mieux que les Beaux-Arts et l’architecture ? J’ai choisi du même coup de prolonger mes études. Je n’avais pas envie de rentrer tout de suite dans la vie active, qui me faisait plutôt peur. Un métier ! Quel métier ? J’adorais les études, les spéculations. Je restais là-haut. Résultat, au lieu de passer trois ans aux Beaux-Arts, j’y ai passé sept ans, du fait de nombreuses activités annexes : syndicalisme étudiant, création d’une fanfare de 25 musiciens, que je dirigeais en m’occupant de tout (écriture des partitions, répétitions, instruments, costumes, contrats…). J’ai consacré deux ans à cette fanfare, pour mon plus grand bonheur. Bien sûr, je travaillais en même temps, notamment pour rembourser ma pantoufle, qui valait tout de même 857.000 francs, dans les années 60. (NDLR: dans la langue de Polytechnique, la «Pantoufle» est la somme à rembourser, correspondant aux frais de scolarité, pour tous les élèves qui après leurs études ne rentrent pas au service de l’état. Elle est estimée aujourd’hui à 32 000 euros, la mesure a fait l’objet de débats mis en lumière notamment par un rapport de la Cour des comptes en 2012 )

Quel est votre rapport aux sciences ?

Les sciences reposent avant tout sur les mathématiques. Je parlerai donc plutôt de mon rapport aux mathématiques. Comprendre le monde et savoir comment il fonctionne m’a toujours intéressé, et les mathématiques m’ont appris des choses fondamentales, notamment qu’à partir d’un grand désordre de données, on arrive à tout ramener à quelques équations, pour peu qu’on ait de la discipline, de la patience et du temps. Je trouvais cela extraordinaire. Malgré la complexité du monde, les mathématiques apportent des solutions à des problèmes qui ont l’air impossibles à appréhender, mais se trouvent résolus comme par magie. Par ailleurs, les maths obligent à un exercice cérébral très particulier et cet exercice a spectaculairement augmenté mes capacités à penser. Je ne serais pas ce que je suis sans les maths. Tout en gardant mon goût pour la philosophie, l’humanisme, et les arts. Les mathématiques ont été pour moi un outil formidable. Des sciences, je retiendrais la possibilité de construire des hypothèses, puis de les expérimenter. Mais ce que je vous dis là est d’une extrême banalité. Ce qui l’est moins, peut-être, c’est d’en garder le goût tout au long de sa vie…

Coureur cycliste

D’où est venue cette passion ?

A l’âge de 10 ans, j’ai trouvé un vélo dans un grenier chez une vieille tante. Je l’ai sorti et en un quart d’heure je savais le monter. J’y ai passé toute ma journée. Coup de foudre. Puis un jour, un ami de la famille m’en a acheté un. C’est là que j’ai commencé à faire réellement du vélo et découvert que j’étais fait pour ce sport. J’ai commencé par faire 20 km, puis 50, puis 100, pour arriver à 300 ! Quelle liberté, et quelle augmentation de mon rayon d’action ! J’avais une telle passion et je me sentais tellement fort que, dans ma tête, j’étais devenu un coureur cycliste ! C’était l’époque de Bobet et mon rêve était de lui ressembler. Je me chronométrais et je comptais mes pulsations cardiaques. Rétrospectivement, je réalise que je réglais mon vélo de façon à avoir le meilleur rendement musculaire et ergonomique possible. J’en avais le sens inné, comme un ingénieur en quelque sorte. Evidemment, quand j’ai préparé Polytechnique, pas question de devenir coureur cycliste mais cette vocation rentrée était en moi. A l’X, ma première solde a été pour un vélo de course.

Comment êtes-vous devenu un spécialiste technique de la discipline ?

Vers 40 ans, j’ai ressorti mon vélo de la cave et je me suis mis à m’entraîner dur, sans doute pour oublier quelques désillusions personnelles et professionnelles. Dans une sorte de régression, j’ai retrouvé les sensations de mon adolescence. Mais surtout, je me sentais très fort, et quand la force me soutient, je ne résiste pas à tenter l’aventure. C’est aussi une de mes faiblesses, cet esprit de compétition, il me faut bien l’avouer. Me voilà donc roulant autour de l’hippodrome de Longchamp, à Paris. Un coureur cycliste amateur me repère. Il me propose de courir avec ses camarades, me prend une licence et je commence à faire des courses. Comme je voulais en gagner, j’ai commencé à m’entrainer rationnellement, en dévorant la littérature spécialisée. Ainsi est née l’idée de concevoir un compteur électronique pour bicyclette, afin de supprimer les frottements des compteurs mécaniques existants, et d’accéder à la vitesse moyenne. J’ai déposé le brevet, innocemment, ce qui m’a lancé dans une aventure très lourde de conséquences. Pour promouvoir ce brevet et mes idées, j’ai pris contact avec la revue technique du cyclisme, Le Cycle. Avec le patron, nous avons sympathisé tout de suite. Vous savez, un polytechnicien dans le sport cycliste, c’était plutôt original et attractif. Il m’a demandé deux articles par semaine, et je l’ai fait pendant 15 ans. Comme je ne connaissais rien au vélo, je faisais mes recherches avec deux mois d’avance sur mes lecteurs. Je suis ainsi devenu, au fil des années, « le » spécialiste du sujet ! C’est ce qui m’a permis de rencontrer Bernard Hinault et de rouler avec lui et son équipe, à l’entrainement. On m’a accepté, parce que j’étais capable de les suivre sans faiblir pendant 150 km, à 45 ans passés. Grisant ! Il faut dire qu’à cette époque je faisais 14.000 km par an en vélo, dont 2.000 en compétition.

Et puis, mes conseils techniques étaient appréciés. C’est moi qui ai réglé le vélo de Bernard Hinault, en 1979, et reculé sa selle de 1,5 cm, avec succès. Et quand il a gagné Paris-Roubaix, en 1980, il portait des gants anti-vibratiles que j’avais conçus et fait fabriquer à son intention.

Vous dites « La magie du vélo, c’est qu’il est le seul à donner accès à un mouvement immobile. Les jambes moulinent, alors que la tête contemple. » Est-ce que le vélo, finalement, est aussi une quête métaphysique ?

Oui ! C’est très amusant que vous me posiez cette question parce que j’ai depuis mon enfance une interrogation « métaphysique » fondamentale. Ce sont ces questions qui m’intéressent et me motivent le plus. Comme je l’ai fait remarquer, c’était déjà le cas à l’X. Qu’est-ce qu’un être humain, qu’est-ce que l’univers, qu’est-ce qu’on fait là, Dieu existe-t-il ? Je ne passe pas une journée sans y penser. Paradoxalement, la présence à l’arrière-plan de ces interrogations me libère pour l’action. Car tout le reste devient contingent, pour paraphraser Sartre et Simone de Beauvoir. Cela entraine que je ne mythifie aucune activité humaine. En un certain sens elles se valent toutes, ce qui explique sans doute la diversité de mon parcours. A partir du moment où l’interrogation métaphysique est la référence ultime, construire des locomotives ou faire des tableaux se retrouvent sur un pied d’égalité.

Sur la base de cette quête métaphysique, j’ai fait du yoga, de la psychanalyse, je me suis intéressé au fonctionnement du corps, et j’ai fait du sport. Le vélo présente des caractéristiques intéressantes. Sur un vélo, le haut du corps est immobile, et c’est le bas du corps qui crée le mouvement, par l’activité des jambes. Il s’établit une relation entre les deux qui est une contradiction, associant contemplation et action. On avance sans bouger. Il n’y a que les jambes qui bougent. En tant que coureur, je cultivais la totale immobilité du buste. Un beau coureur est celui dont on ne voit pas qu’il fait des efforts. Il y a un côté esthétique et métaphysique là-dedans, dont j’ai toujours eu la perception. Jacques Anquetil incarnait cette idée, qui fascinait même ceux qui n’en avaient pas conscience. Le langage du peloton me donne d’ailleurs raison, en se moquant de ceux « qui pédalent avec les oreilles ».

J’ajouterai qu’une activité cardiaque intense irrigue la tête très fortement et augmente la capacité du cerveau à réfléchir et à contempler. Et que l’activité binaire et répétitive du pédalage aide à la concentration. En tout cas, je le vivais ainsi.

Est-ce que les progrès techniques n’enlèvent pas dans un certain sens la magie du vélo ? Quel regard portez-vous sur le cyclisme actuel en général ?

La magie du vélo, en tant que sport professionnel, a pour moi totalement disparu, non pas à cause des progrès techniques mais plutôt de la sponsorisation galopante et des motivations qui animent aujourd’hui les coureurs cyclistes. Le Tour n’est plus qu’une gigantesque entreprise. Dans ma jeunesse, avec Coppi, Bobet, jusqu’à Merckx, puis Hinault, le coureur cycliste était une sorte de héros, un être aux capacités d’exception, dont la gloire était de gagner des courses avec le plus de panache possible.

Bobet ne regardait même pas ses contrats, il voulait surtout devenir le plus grand coureur. Il y avait là comme une sorte de chevalerie. La culture sociale et intellectuelle de ma jeunesse, c’était la chevalerie. Tout cela a maintenant disparu, le but est de gagner le plus d’argent possible. Les coureurs étaient beaucoup moins payés que maintenant, mais surtout les sponsors ne se mêlaient guère de la course. Avec les équipes nationales, c’était encore plus vrai. Sur le Tour de France, on a vu l’équipe italienne abandonner pour cause de mauvaise humeur !

Aujourd’hui, les sponsors et les directeurs sportifs, avec les oreillettes, commandent les échappées. Tout est planifié pour assurer la visibilité du sponsor, et même s’il est toujours difficile de passer un col, il y a peu de scénarios de course possibles. On ne reverra plus un Bobet, leader de son équipe, s’échapper tout seul avant le col de la République, et se faire rattraper par le leader suisse Kubler, sans équipier lui aussi, pour s’effondrer dans l’herbe en pleurant !

Quant au progrès technique, il est certain que le vélo de Coppi et d’Anquetil étaient bâtis sur un schéma d’une grande pureté et d’une grande simplicité. Par exemple, le tube horizontal du cadre était toujours strictement horizontal. Désormais, rien n’est standardisé et toutes les formes se donnent libre cours. C’est intéressant, on va plus vite. En revanche, l’archétype du vélo a disparu, et avec lui une certaine part de magie.

Mais tout de même, je ne méprise pas les progrès techniques, j’ai moi même été à l’origine de certains. Le plateau ovale qu’ils ont tous maintenant, j’en ai fait l’apologie il y a trente ans, sans convaincre. Tout juste respectait-on mon opinion. Les deux derniers vainqueurs du Tour de France ont utilisé un tel plateau, étudié cette fois scientifiquement en laboratoire. Moi, je l’avais analysé sur un coin de table, et surtout je l’avais expérimenté moi-même, pour définitivement l’adopter. Je lui devais certainement ma capacité à suivre Hinault et Moser à l’entrainement.

Ce qui a été merveilleux dans cette aventure, ce fut d’être en même temps ingénieur, inventeur et coureur cycliste. Je trouvais formidable d’être sur le vélo avec Hinault, alors qu’en même temps j’étais un concepteur. Et puis quelle joie enfantine ! Parvenir à 45 ans, moi qui rêvais d’être Bobet quand j’en avais 15, à rouler avec Hinault ! Extraordinaires souvenirs !

Artiste

Et dans votre parcours, pour ce qui est d’en arriver à l’art ?

J’ai toujours aimé dessiner. A l’X, je dessinais pour les copains, et faisait des décors pour le Point Gamma. Mais c’est un événement tout à fait paradoxal qui m’a lancé dans mon aventure actuelle : la rencontre improbable d’un homme tout à fait étrange. Il était mathématicien, astrologue (ce qui semblera bizarre à certains…), musicien et poète. Cet homme s’appelait Robert Changeux, et les circonstances de notre rencontre sont tout à fait hors du commun. Je n’aurais jamais dû le connaître, mais ce serait trop long à raconter. On s’est lié d’amitié et il m’a appris à observer le monde, à remarquer que le hasard n’était pas toujours le hasard. Surtout, il m’a apporté une clé géométrique, l’angle de 37 degrés, un opérateur pour analyser les figures. J’ai fait, sur cette inspiration, un premier dessin avec cet angle, qui a bien fonctionné. Il en fut très content, mais quitta ce monde un mois plus tard, si bien que je n’ai même pas eu le temps de lui demander pourquoi 37 degrés ! Je ne saurai jamais pourquoi il m’a donné cet angle. J’ai fait un deuxième dessin, puis un troisième… J’en suis au 200ème et cela fonctionne toujours !

Du chaos d’une image, émerge un ordre. Cette activité est devenue artistique alors qu’au départ, c’était une expérience de phénoménologie. Que le monde fonctionne ainsi avec la géométrie, c’est sidérant. Et il y a maintenant 20 ans que je pratique cet art, aussi étrange que techniquement rigoureux, et qui crée une harmonie que les autres perçoivent. Cette activité artistique, c’est donc un hasard de la vie qui me l’a apportée. Quant au nombre 37, j’en ai découvert par la suite des propriétés arithmétiques intéressantes.

Comment établissez-vous vos œuvres de façon concrète ?

Au départ, je choisis une image, intuitivement ou en raison de circonstances particulières, qui prennent sens à ce moment-là. Cela va du semis de points à une peinture complexe comme La Naissance de Vénus de Botticelli. Je considère ensuite cette image comme un objet sans signification, j’oublie ce qu’elle veut dire et, dans une première phase, j’y recherche tous les angles qui font 37 degrés. Si je vois qu’un pli de vêtement et le bord du tableau font 37 degrés, je marque cet angle, ainsi que sa bissectrice, et cela autant de fois qu’il est possible. Ensuite, je regarde si en joignant les différents sommets des angles de 37 degrés que j’ai tracés, je ne retrouve pas à nouveau cet angle. Paradoxalement, j’en découvre très souvent, et parfois un nombre important. Pour terminer, je regarde si, parmi tous ces angles, au sein de la toile d’araignée ainsi créée, il n’y en a pas un qui se trouve en relation avec des points qui construisent une figure que Robert Changeux avait baptisée « Vulcain », en référence à la mythologie. Cette figure comporte trois angles de 37 degrés, c’est le fer de lance vert que vous voyez dans La main de Picasso. S’il y a dans cette toile d’araignée des points qui légitiment la position de cette figure, je la mets. Mais pas dans le cas contraire. Ce qui n’arrive d’ailleurs jamais.

Le hasard me semble intervenir ici de façon paradoxale, mais je ne dispose pas des outils mathématiques qui me permettraient d’étudier le phénomène géométrique ici à l’œuvre. Tout au plus puis-je constater qu’il y a un ordre dans ce qui ne devrait être qu’un chaos. A chaque fois que je le découvre, je suis dans l’étonnement, un étonnement qui vire dans certains cas à la stupéfaction.

En voici un exemple. Un jour, à partir du corpus de 41 points issus des brûlures de cigarettes qui constellaient la moquette du salon de Robert Changeux, je recherche les angles de 37 degrés que déterminent triplets et quadruplets. J’en trouve 18. Je trace la bissectrice du premier angle, puis celle du deuxième. Il y a un point d’intersection. La troisième bissectrice passe par ce point d’intersection, la quatrième y passe aussi, et la cinquième, et la sixième, et la septième…Finalement, les 18 y passent !!! C’est incroyable ! A partir d’un corpus de 41 points totalement de hasard, les 18 angles de 37 degrés ont leurs bissectrices concourantes en un même point !!! Ma fascination pour ces 18 droites de hasard qui se rencontrent en un seul point me semble légitime, elle a d’ailleurs été partagée par Hubert Reeves, à qui j’ai montré ce dessin. Quand la trame finale me semble complète, ce qui bien sûr est subjectif, j’arrête toute recherche géométrique et passe à la phase « artistique », en mettant des couleurs.

Et l’objet matériel, avec les différentes strates ?

Les dessins à plat m’ont semblé un jour un peu trop sages, et j’ai eu l’idée de procéder à leur mise en relief, sur des plaques de polystyrène découpées. Je l’ai fait pour un portrait de Bernard-Marie Koltès. D’autres ont suivi, je les ai exposé, faisant l’unanimité. Alors j’ai décidé de procéder ainsi pour toutes mes oeuvres. Le relief ajoute quelque chose d’indéfinissable, il crée un espace. Chaque œuvre acquiert ainsi le statut d’un objet, voire d’une sculpture, si je supprime le cadre.

Vous faites beaucoup référence dans vos réflexions à André Breton et Carl Gustav Jung, comme des maîtres à penser. Que retenez-vous d’eux dans votre propre pensée et votre façon de faire de l’art ?

Ce sont plutôt des maîtres expérimentaux. Pour ce qui est de Jung, je l’ai découvert quand je me suis intéressé à la psychanalyse et à la métaphysique, forcément. Pourquoi je cite Jung ?

A cause de ses synchronicités, qui lancent un défi au hasard, comme le font mes géométries. Les synchronicités de Jung sont des rencontres d’évènements issus d’ensembles disjoints, à un instant donné. Ces rencontres semblent obéir à une logique en totale contradiction avec le bon sens le plus élémentaire. L’intérêt de Jung pour cette sorte d’évènements fut d’ailleurs à la source de sa rupture avec Freud, dont le rationalisme ne pouvait s’en accommoder. Parmi les exemples les plus connus, il y a cette femme qui remarque qu’un vol de corbeaux se pose dans son jardin, et apprend le jour même la mort de quelqu’un. Quelques temps plus tard, le phénomène se reproduit, et elle apprend un nouveau décès. Et un jour, alors que son mari est parti en voyage, les corbeaux reviennent se poser dans son jardin. Cette fois, elle pense aussitôt « mon mari est mort ! », et cette information s’avère exacte.

L’esprit scientifique devrait nous interdire d’établir un lien de causalité entre ces évènements, et pourtant, l’infime probabilité de telles occurrences ne manque pas d’impressionner.

Tout comme les 18 droites de hasard concourantes…

Du côté d’André Breton, c’est le hasard objectif qui m’intéresse. Breton, lui aussi, a remarqué des hasards qui semblaient faire sens. Par exemple, dans Nadja, quand il l’embrasse elle ressent aussitôt ce baiser comme une infraction vis-à-vis des valeurs morales, et elle lui dit : « Ce baiser, c’est la profanation de l’hostie ! » Et le lendemain, Breton reçoit une carte postale d’Aragon qui représente un tableau, à Florence, dont le titre est… La profanation de l’hostie. Ebranlé, il appelle cette coïncidence un « hasard objectif » : quelque chose de scientifiquement inacceptable mais que notre sensibilité ne peut pas totalement rejeter comme sans signification. Pour faire accepter mes hasards géométriques un peu étranges, je fais donc appel à André Breton, le poète, qui les ramène dans le cours de la vie quotidienne, loin de toute spéculation aventureuse.
D’un côté les hasards objectifs d’André Breton, de l’autre les tracés de la Renaissance : mon travail en fait une synthèse paradoxale, qui produit, à mes yeux, de l’harmonie.

Aura-t-on un livre des Pensées de Claude Genzling ?

Mes pensées, comme vous y allez ! Je préfèrerais parler, plus modestement, de mes expérimentations, en laissant la bride sur le cou à tous les questionnements possibles. Beaucoup m’y encouragent, mais pour l’instant, j’ai la plume « en arrêt »…Jusqu’à quand ? Je l’ignore.

Damien Specq. X-Passion


Lire aussi: Sur les traces des héros petits et grands du Tour de France. Le vélo dans l’art paru dans WUKALI


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