Towards the decline of abstract art ?

Nous sommes heureux d’accueillir dans Wukali, [**Jean-Roger Geyer*], du panache, du style, de la conviction. Il nous convie à sa manière à un cheminement, une réflexion sur l’art abstrait, car comment parler de ce moment de l’art sans mutiler et le fond et la forme. Aussi suivons-le donc dans ce dédale de la peinture abstraite qu’il envisage en toute liberté et avec un certain lyrisme. P-A L

Originaire de Pologne, [**Jean-Roger Geyer*] est un écrivain nomade. Il débute en écriture dans la collection Le chemin chez Gallimard , une collection d’avant-garde proche du nouveau roman. Puis, il s’oriente vers l’essai, la réflexion philosophique et dirige une collection  de «  textes de conscience et de réflexion sur des thèmes de société ou des témoignages de vie ou… de sagesse ». Il assiste chez Indigène Editions aux débuts de la collection Ceux qui marchent contre le vent et y signe L’art de vivre au maximum avec le minimum (avant Indignez-vous le succès mondial de Stéphane Hessel ). Il publie, aux éditions Petra , «Survivre à Paris ou petit traité du partage», un témoignage de vie proche de l’ascèse. Fervent d’Art, d’art brut, des maîtres de l’ancienne Chine, de danses du monde, il s’interroge sur son devenir, un peu comme un nautonier qui scrute un rivage. Cher [**Jean-Roger*] soyez le bienvenu à Wukali !

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Ca fait des années, voire des dizaines d’années,
pour ne pas dire un bon demi siècle, si j’avoue
que j’en suis au grand âge, l’âge canonique
qui ne me rassure de rien, ça fait des années dis-je
que je suis en quête de beautés. Non pas des anciennes
ou des antiques, qui sont à un point d’éminence tel,
qu’on peut y revenir quand la faim est trop grande.
Non. Je suis en quête de beautés con-tem-po-raines,
de celles qui mènent d’une rive à l’autre
sur des fleuves insoupçonnés ; de celles qui irriguent.

Comme l’autre jour quand je suis allé
dans l’un des temples de l’abstraction,
un temple d’acier celui-là
qui suinte déjà d’une lèpre rousse, où je suis entré
en poussant d’invisibles portes, résolu
à ne pas donner mon écot à l’entrée ; pour ne rien y voir.
J’avise le tout premier tableau qui me surprend
par les balafres noires, mêlées et, venant
d’en dessous et comme par effraction,
une trouée claire que révèle une trame bistre.
C’est, comme une lumière nocturne.
Je me penche mieux et prends le recul nécessaire
pour embrasser l’effet. Puis, de ce qui semble révélé,
un peu comme une poussée lapidaire, je me détache
et je vais dans les allées. Je marche
en allant d’une toile à l’autre, supportant
des aplats qui n’expriment rien, comme butés
dans l’ombre. Je m’affaire à regarder
et je ne vois plus rien, dans une totale cécité.
C’est un art sans issu qui se tasse sur lui-même
et s’emboutit. Un art aux allures de contrefaçon.
Le peintre ( P.S. ? ) que je préfère ne pas nommer
pour qu’il existe moins, souffre seul
dans sa propre nuit. Il n’y a rien qui soit le signe
d’un quelconque signal de ce qui existe.
Et, celui qui regarde en devient mutilé.
On y sent une absence à hurler,
le non- être et le non- faire d’une totale négation.
Le temple est vaste et souterrain. On y navigue
en immersion en cherchant le hublot,
dans l’air chargé d’une morgue où toute expression,
dans ces rectangles absents, se tait. Ou le noir
sur le noir bâillonne le silence. J’y fuis
plus que je ne marche, l’esprit ailleurs ;
pour que cesse l’apnée. Et en haut, je redeviens
vivant avec l’impression d’en avoir réchappé.

Il y a celui qui tord le fil
jusqu’à sa totale disparition, dont le tracé
éphémère se perd dans un espace sans fin.
Celui qui torche une monochromie lamentable,
dont on cherche en vain le bord,
qui tente de ourler le ciel dans son rectangle.
Dont on dit qu’il invente le bleu !
Et les autres. Les forcenés de la géométrie,
les experts du trait fixe qui tracent on ne sait quoi,
dont l’effet ressemble à un exercice de style
qui attend d’être une œuvre, jusqu’à l’obsessionnel.
De ceux là, il y a en autant qu’on en redoute,
qui révèrent le triangle et le carré
et dont les variations se bornent à une mise en place,
de l’un dans l’autre, ou de l’autre dans l’un.
Ou bien le miniaturise ou bien lacent
des fils entre eux qui diluent les espaces.
Ceux de la géométrie glacée qui s’enferrent
dans le trait d’une exactitude telle,
que ça tranche le fond et effraie presque.
Dont quelques uns  sont considérés
comme les maestros du genre.

Mais comment peut-on ignorer la figure,
sans perdre la face ? Laisser le lien vivant
de la nature et nous, faits de chair et de sang,
que l’émotion étreint ? Comment peut-on renier
le lien de l’homme à l’homme, la fibre
et le précieux de l’être, le bafouer à ce point ?
Et la mère nature ? Il y en a un, qui saurait leur dire
de telle façon, qu’ils ne pourraient plus sévir.
Un certain Auguste R. qui disait que, loin de la nature,
l’art n’existe pas. Qui disait : ah les antiques !
dans la poussée d’une œuvre d’une violente beauté.
Il y a, en effet, des maîtres dont la main est passée
de l’un à l’autre, comme du même pinceau
et dont l’encre jamais n’a été bue, ceux dont la main
allait droit au vivant. Comme celui qui en avait
partout du pinceau, en bouche, aux mains
et même aux pieds et oeuvrait,
comme partout à la fois. Etant, lui,
dans la feuille, l’animal ou le torrent.

Et puis, à coté de ceux qui font tout en carrés
ou en losanges et imbriquent des lignes
qui ne vont nulle part, dans un tracé au cordeau,
il y a ceux qui écossent des pois de toutes tailles,
pas seulement des petits et les font voisiner et,
parfois en font d’autres en diptyques ;
dans une symétrie parfaite et, les dits pois,
d’assez grande taille sont posés sur un fond uni.
J’en ai vu dans certains hauts lieux
( chez Gagosian ? ) qui semblaient propices
à bien d’autres choses. Et qui, d’après la rumeur
qui grossit chaque jour, font le beau temps
et la pluie dans le marché. Des pois dis-je,
quand il pourrait y avoir encore moins
comme chez certains qui mettent une tache
dans un coin sur un fond nu. Ce que j’ai vu
une fois en y perdant presque l’oeil, à force
de chercher à voir ; là où il n’y avait rien.
Sur le moment, je ne bronche pas. Je ne bastonne pas
l’animal qui ose, cette association de malfaiteurs
ou de mal-faiseurs ; aux cimaises vissées
à leur réputation. Non. Je me marbre
dans mon silence et passe mon chemin.
Je ne bronche pas, alors que monte en moi,
à flot, mon sang iconoclaste.

Et un autre, ah celui là dont récemment,
a été fait une rétrospective. Un autre dont j’aperçois
l’affiche partout où je vais. Qui ne fait
au beau milieu de la toile qu’une balafre.
Dont les lèvres s’ouvrent un peu, en sorte
qu’on dirait une toile blessée. Sauf que,
il n’y a que ça. Et c’est sensé représenter
quelque chose au delà même de ce hara-kiri.
Mais quoi je vous le demande ? Quoi,
de la fine incision comme celle du couteau qui égorge ?
Là, c’est placide et sans effet. D’un geste qui neutralise
le sens ou ce qui pourrait en avoir. Et qui n’appelle
à rien d’autre qu’à biffer un petit bout de blanc ;
au milieu d’un plus grand. Peut-être est-il
de cette écurie l’un des pires, comparé aux faiseurs
de carrés et à ceux qui écossent des pois. Si tant est que,
dans la hiérarchie du pire et de l’insignifiant,
les sommets rivalisent.

Et encore un autre, aux tracés lyriques,
comme bafouillés sur la toile et qui enchevêtre le trait
exactement comme crayonne un enfant,
au tout début de l’âge, disons deux ou trois ans.
Il y va de traits brouillés et d’autant de boucles
sur de grands espaces et en rouge.
Le sens d’abstrait dit bien ce qu’il veut dire :
Privé de réalité concrète, de réalité tangible.
Etant, donc, au ban du réel, du visible,
et réfractaire à toute sensibilité. Trouvant
refuge, dans une géométrie glacée. Comme étant
hors de l’humain et de son semblable.
Expurgé de sa nature. Exsangue.
Abstrait/ abstraction, selon le petit Larousse,
signifie : action de séparer, d’isoler.
Qui est difficile à comprendre par le manque
de représentation du monde sensible ( sic ).

Ce qui ne laisse pas de me surprendre,
ce sont les théoriciens de l’abstrait,
avec leurs discours démonstratifs qui disent
ce qu’ils vont nous faire voir, après avoir théorisé
sur l’idée qu’ils s’en font C’est comme quelqu’un
qui dirait à quelqu’un, que l’arbre qu’il voit là bas
à l’horizon est en réalité un mirage. Que la réalité
de l’arbre tel qu’il le voit est une illusion.
Que cette illusion d’arbre peut changer,
au point d’apparaître non plus couvert de branches
avec au beau milieu un tronc mais plutôt réduit
à des géométries, dans un jeu de lignes et de couleurs,
dont il est totalement absent même si le titre ose
d’une façon effrontée arbre à l’horizon.

J’ai envie de tenter un jeu, comme ce qu’on fait
avec certains tests. J’ai envie de vous demander,
à vous qui peignez comme des manchots ;
« dessinez moi une pomme ». Mais pas à la manière
de Cézanne qui les claquait pour qu’elles deviennent
carrées, lui qui mettait en cascade des écailles
sur la Sainte Victoire ; mais une pomme réelle.
Comme peut être réel, soit dit en passant,
un canard d’un maître chinois au point
que l’animal qui plonge dans le blanc du papier
semble recréé. Une pomme réelle. Pas forcément
académique non. Une pomme
qu’on aurait envie de mordre. Tout en sachant
que ce n’est pas votre propos et que
vous n’avez rien à prouver. Mais,
dessinez-moi une pomme, si toutefois vous êtes
capables de distinguez le faux du réel, et si,
en clignant d’un œil, celui qui vous reste,
vous qui oeuvrez comme des borgnes,
vous arrivez à la faire vraie la pomme;
non pas claquée à la Cézanne.

Et puis, je fais un rêve, un rêve mauvais,
intolérant, vaste comme une fresque
et complètement dément. J’imagine un jour
qu’une décision est prise en haut lieu
par quelqu’un du pouvoir ou, par un retour
de conscience collective; qui oblige
à une décision formelle : celle d’évacuer
de tous les musées, je dis bien tous,
les tableaux abstraits, tout en sachant que mon rêve
peut être considéré comme celui d’un tyran
ou pire encore s’il y a pire, ce dont je me fous bien,
mon rêve n’étant pas un autodafé
( qui serait de sinistre mémoire ) mais un simple
déplacement en charrettes ; mises bout à bout avec dedans
les torchons abstraits qu’on pourrait remiser
dans de vastes hangars en dehors des villes,
mis au ban, bannis mais pieusement conservés,
comme on recèle l’art soviétique
dans quelque endroit. Qu’un train de charrettes
périple jusqu’aux lieux où les torchons abstraits
seraient montrés comme des aberrations de l’art.
Il va sans dire, que certains seraient épargnés,
pour autant qu’ils sembleraient considérés
pour ce qu’ils sont, non pas des faiseurs de pois
ou des virtuoses de la scarification ou des monochromes.
Car enfin, il n’est pas que de balancer entre le non figuré
et le figuré et de jeter l’enfant avec l’eau du bain
mais bien de fustiger ceux du non faire dont
les abstractions heurtent le sens, ce qui semble
élémentaire.
J’y verrais bien des noms placardés ou écrits en rouge,
des noms que le monde entier révère,
s’étirant comme un serpent sans fin, 
sans ordre chronologique ou la moindre hiérarchie ;
en vrac, y mêlant certains qu’on pourrait sauver ;
en leur épargnant l’amalgame.

[*Vasarelymondriandekooningfontanavandeveldeapershirsttobeydelaunay
kandinskymassonkleinsoulagesmatthieupollockbazaineclyffordstillcesar
seuphortwomblyvenetlabasquekoonsgrotjahnstingelwoolpollocknewman
etc…etc…etc…etc…etc…etc…etc…etc…etc…etc…etc…etc…etc…etc…
etc…etc…etc
*]

[**Jean-Roger Geyer*]


Illustration de l’entête: Mark Rothko, Yellow over Purple, 1956. 69 1/2 × 59 3/8 in. (177.2 × 150.8 cm). Collection privée. (1998 Kate Rothko Prizel et Christopher Rothko)

Le choix et le positionnement des illustrations dans le corps de ce texte sont purement arbitraires


[(

Contact : redaction@wukali.com

WUKALI Article mis en ligne le 14/09/2019

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