Il nous a semblé intéressant de publier une analyse juste publiée par La FONDATION pour la RECHERCHE STRATÉGIQUE sur la question information-désinformation- manipulation-intox-propagande dans la crise initiée par la pandémie du Coronavirus COVID 19 et magnifiée par l’émergence des réseaux sociaux . Un nouveau mot, un nouveau concept, un néologisme est ainsi apparu celui d’infodémie. Randal Zbienen est l’auteur de cet article.
Le 15 février dernier, dans son discours à la Conférence de Munich sur la sécurité, le directeur de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a employé le néologisme « infodémie » pour qualifier l’extraordinaire emballement médiatique autour de l’épidémie du Covid-19 – pourtant alors principalement cantonnée à l’Asie. Il alertait son auditoire sur les ravages de la communication massive, anarchique et toxique qui accompagne la propagation du virus.
Certes les chaînes d’information continue portent une responsabilité certaine dans cet affolement médiatique car jamais une crise n’avait monopolisé à ce point la couverture des médias traditionnels. Mais ce sont les réseaux sociaux numériques qui concentrent majoritairement les inquiétudes et les critiques. Ce sont eux que vise clairement le directeur de l’OMS.
Il n’est guère étonnant que les médias sociaux se soient emparés de la crise du Covid-19. Leur expansion phénoménale ces dernières années ne pouvait qu’avoir un impact croissant non seulement sur la vie quotidienne de leurs centaines de millions d’utilisateurs mais aussi sur la stratégie et la géopolitique. Apparus avec le « web 2.0 » il y a une quinzaine d’années (2004 pour Facebook), les réseaux sociaux ont connu en effet un engouement extraordinaire et leur succès ne paraît pas devoir se démentir. En 2011, lors des printemps arabes, ils ont fait irruption de façon spectaculaire sur la scène internationale. Ils avaient alors non seulement galvanisé la contestation de la rue arabe, mais ils lui avaient aussi donné les moyens de s’organiser face à la répression. Depuis, ils suivent, amplifient, et parfois provoquent, toutes les crises et tous les événements significatifs, du conflit russo-ukrainien au mouvement des « gilets jaunes » en passant par les élections présidentielles américaines. Leur emploi massif par Daech, à partir de 2014, a marqué un palier particulièrement inquiétant du point de vue de la défense et de la sécurité. De même, certains Etats autoritaires semblent avoir bien mesuré tout le potentiel qu’ils pouvaient en tirer sur la scène internationale, y compris comme « arme de désinformation massive ».
L’épidémie de coronavirus apparaît comme la première pandémie de l’ère des réseaux sociaux numériques. Elle apporte une nouvelle illustration du phénomène avec des dimensions pour certaines inédites. C’est pourquoi, même s’il est encore trop tôt pour tirer des enseignements définitifs de cette infodémie, il importe d’en relever les manifestations les plus critiques afin d’en proposer une première analyse stratégique.
Les symptômes de l’infodémie
Nous ne développerons ici que les aspects les plus problématiques de l’infodémie actuelle, étant entendu que les réseaux sociaux ont bien sûr aussi, en cette période sensible, des effets tout à fait positifs. On peut en citer quelques-uns : ils permettent aux acteurs institutionnels d’informer rapidement et en permanence le public sur l’évolution de l’épidémie ; ils facilitent le télétravail ; ils offrent aux personnes isolées un moyen de conserver un lien social en période de confinement ; ils favorisent la multiplication d’initiatives de soutien et d’entraide ; couplés à la téléphonie mobile, ils ouvrent des possibilités d’identification et de suivi numériques des personnes infectées ainsi que de leurs contacts (contact tracing), qui permettraient notamment un retour plus rapide à une activité normale…
Cependant, ces quelques aspects positifs ne sauraient occulter les dimensions désastreuses du phénomène qui justifient l’alarme du directeur de l’OMS mais aussi de nombreux autres responsables nationaux et internationaux. Deux effets étroitement imbriqués de l’infodémie apparaissent particulièrement critiques : les médias sociaux amplifient de façon dramatique la psychose qui accompagne la propagation du virus ; ils véhiculent une désinformation permanente qui nourrit la stigmatisation, le ressentiment et la division. Enfin, il s’avère que, pour l’instant, les contre-mesures prises ne montrent qu’une efficacité limitée pour réduire ces graves dérives.
« Corona-panique » sur les réseaux
Selon un observatoire de l’Ifop, plus de 80 % des Français sont inquiets face à l’épidémie du Covid-19. Ce niveau n’a quasiment pas cessé de progresser depuis janvier et il n’avait jamais été atteint pour une épidémie depuis que des sondages sont pratiqués. La grippe espagnole de 1918-1919, la grippe asiatique de 1957-1958, la grippe dite de Hong Kong de 1968, le SIDA ou le virus Ebola, pourtant souvent bien plus meurtriers, n’avaient pas suscité un tel effroi… Même la grippe A (H1N1) de 2009 n’avait pas inquiété plus de 35 % de nos compatriotes à son pic.
Pour certains chercheurs en psychologie sociale, cette inquiétude est courante en cas de survenance d’une nouvelle épidémie mais aujourd’hui les réseaux sociaux l’amplifient considérablement.
La peur – si tant est qu’elle puisse être raisonnée – peut être salutaire et pousser au respect des mesures de protection (les « gestes barrières ») ainsi que des règles de confinement. Cependant, le surcroît d’inquiétude engendre des « effets paniques », dont la ruée sur les rayons de supermarchés a été la plus spectaculaire manifestation. La rumeur d’une éventuelle pénurie s’est diffusée sur les réseaux, ce qui a accéléré le phénomène à la manière d’une « prophétie auto-réalisatrice » dont l’effet boule de neige a été encore amplifié par sa propagation « virale » sur les médias sociaux. Cette psychose collective ne serait pas si grave si elle ne provoquait pas aussi des violences, en particulier contre des personnes soupçonnées de disséminer le virus, ou par crainte de pénuries (de masques de protection, de denrées alimentaires…).
Un autre effet pervers de ce climat anxiogène exacerbé par les réseaux sociaux est la pression croissante de l’opinion publique sur les gouvernements, ce qui a provoqué des réactions politiques souvent démagogiques et parfois irrationnelles. Cette pression populaire explique aussi en partie le mimétisme des politiques de confinement, qui s’imposent désormais à plus de quatre milliards d’habitants. La plupart des Etats qui y étaient initialement réticents ont maintenant adopté des mesures en ce sens tels le Royaume-Uni, les Pays-Bas, mais aussi, récemment, Hong Kong et Singapour.
Par conséquent, on ne saura probablement jamais si cette politique, du fait de ses conséquences très négatives sur l’économie, ne se révélera finalement pas plus problématique à long terme du point de vue politique et social que des solutions alternatives comme l’immunité collective défendue par certains. Quoi qu’il en soit, la « corona-panique » qui se propage via les réseaux sociaux pousse les autorités politiques – pour le meilleur ou pour le pire – à privilégier une approche de court terme sous la pression de l’opinion. Les approches privilégiant le long terme, comme la recherche scientifique, qui réclame un minimum d’analyse et de recul, sont souvent disqualifiées sur les réseaux au nom de l’urgence sanitaire. Or une vision prospective consolidée et une planification partagée seraient indispensables pour réduire un tant soit peu l’incertitude sur l’impact de la crise dans la durée.
Le web de la désinformation et de la discorde
L’effet de « caisse de résonance » des réseaux sociaux provoque une forme de panique d’autant plus irraisonnée qu’elle est alimentée par un festival d’infox (ou fake news) et de théories complotistes comme rarement (jamais ?) observé jusqu’à ce jour. C’est cette désinformation massive qui inquiète le plus les autorités sanitaires et politiques telle la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qui a dénoncé dans un communiqué le 31 mars dernier une « désinformation qui peut tuer ».
Le site EUvsDisinfo, piloté par l’Union européenne (UE), recensait au 6 avril 2020 281 cas prouvés de désinformation autour de la pandémie, dont la plupart circulent sur les réseaux sociaux. Beaucoup de ces infox, dont le site Conspiracy Watchoffre également un florilège, sont farfelues (recettes de grand-mère…) ou à but frauduleux (commercialisation de remèdes prétendument miracles ou de masques périmés…), mais d’autres peuvent être beaucoup plus dangereuses. Certaines menacent en effet la santé de ceux qui les mettent en pratique. Ainsi le ministère français de la Santé a dû se fendre de plusieurs démentis sur Twitter, notamment pour rappeler qu’il ne fallait pas nettoyer les aliments à l’eau de Javel ou que « la cocaïne NE protège PAS contre le coronavirus »… ! L’OMS, pour sa part, dément sur son site internet une vingtaine de fake news très répandues autour de prétendus traitements ou prophylaxies contre le virus.
Encore plus insidieuses sont les multiples théories du complot qui prolifèrent sur les médias sociaux : la Chine aurait délibérément infecté sa population ; le Covid-19 serait un effet du nouveau standard de téléphonie mobile 5G ; ce virus aurait été breveté par un laboratoire lié à Bill Gates ; il aurait été créé par l’Institut Pasteur pour vendre des vaccins, etc.
Ces élucubrations resteraient anecdotiques si elles ne constituaient pas, souvent, des incitations à la violence. Au Royaume-Uni, par exemple, plusieurs antennes 5G ont été incendiées récemment. Plus grave encore est la stigmatisation xénophobe et raciste envers certains groupes accusés de propager le virus comme ce fut le cas des Chinois et, plus généralement, des Asiatiques au début de l’épidémie, mais aussi des Occidentaux, en particulier les Italiens et les Français, dans certains pays d’Afrique.
Aussi cette désinformation prend-elle souvent un tour politique. Les réseaux véhiculent de plus en plus de critiques contre les gouvernants et, de façon générale, contre les puissants et les « sachants ». Une thèse complotiste largement diffusée soutient d’ailleurs que l’épidémie résulterait du « plan secret » d’une « élite mondialisée ». Malgré une culture généralement respectueuse du pouvoir et, surtout, une censure sévère, cette critique des autorités a même été observée en Chine au début de l’épidémie : des milliers de commentaires sur les médias sociaux remettaient en cause – à juste titre – la gestion de la crise par le Parti jusqu’à ce que la censure officielle renforce le contrôle des réseaux à partir de février 2020.
En France également, les critiques se multiplient contre l’action du gouvernement sur les médias sociaux. Ainsi le hashtag #IlsSavaient (souvent associé à #OnNoublieraPas, #OnNoublieraRien ou #PlusJamaisCa) a été lancé fin mars dernier sur Twitter juste après la déclaration de l’ancienne ministre de la Santé, Agnès Buzyn, qui disait avoir prévenu le gouvernement de la gravité de l’épidémie. Ce hashtag a été partagé des dizaines de milliers de fois selon l’outil d’analyse SocioViz.
Ce type de contestation en ligne ne peut que rappeler le mouvement de mécontentement des « gilets jaunes » à la fin de l’année 2018. Au-delà du rejet des personnalités politiques, la « France d’en bas » s’en prend à celle « d’en haut » ; elle conspue « les Parisiens qui fuient la capitale et contaminent la province » ; elle fustige les « privilégiés » du télétravail, etc. Cette « fracture sociale » est parfois entretenue maladroitement par des personnalités médiatiques qui se mettent elles-mêmes en scène sur les réseaux depuis leur appartement luxueux ou leur maison de campagne, ce qui est jugé très déplacé, voire « indécent » par beaucoup. La crise du Covid-19 apparaît donc non seulement comme un puissant révélateur des tensions qui préexistent dans la société mais elle montre aussi que les réseaux sociaux peuvent nourrir, voire exaspérer, la colère d’une partie de la population envers une autre – notamment ceux qui sont perçus comme les « élites » –, au moment même où la cohésion est plus que jamais nécessaire.
Au plan international, la désinformation sur l’épidémie est devenue le nouveau cheval de bataille de tous ceux qui veulent fragiliser l’Union européenne (UE) : elle aurait montré sa désunion face au virus ; le projet européen serait mort ; l’UE serait au bord de l’implosion ; le coronavirus mettrait en lumière la faiblesse des valeurs humanistes européennes, etc. Mais l’Alliance atlantique aussi est attaquée sur les réseaux : le virus aurait été élaboré dans un laboratoire de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ; il aurait été introduit dans les pays baltes par des soldats de l’Alliance, etc.
De façon générale, la désinformation autour du Covid-19 sur les réseaux cristallise les tensions internationales existantes, voire contribue à la réactivation de certaines crises. Le réveil de la confrontation entre la Chine et les Etats-Unis en est l’illustration la plus spectaculaire, les internautes des deux pays s’adressant mutuellement l’accusation d’être à l’origine de la pandémie. Il est vrai qu’ils suivent en cela l’exemple de leurs dirigeants : le président Trump qualifie dans ses tweets le Covid-19 de « virus chinois » et le Secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo l’appelle « le virus de Wuhan », tandis que Zhao Lijian, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, soutenait début mars sur Twitter que le coronavirus avait été « biologiquement conçu » et propagé en Chine par l’armée américaine…
Mais on peut également citer pêle-mêle : le ministre de l’intérieur du Bahreïn qui a dénoncé par tweet une « agression biologique » iranienne, tandis que des responsables iraniens pointent un « complot des ennemis » de la République islamique ; des internautes turcs qui relaient et amplifient la désinformation contre l’UE ; des Chinois qui décrédibilisent les donations européennes en Afrique ; de multiples théories conspirationnistes antisémites ou visant Israël qui sont relayés massivement par les réseaux dans les pays arabes et en Turquie ; des critiques de la part de Chinois continentaux de la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement taïwanais ; des tentatives de déstabilisation de l’Ukraine, comme la rumeur selon laquelle les personnes rapatriées de Wuhan dans la ville de Novi Sanjary étaient infectées par le virus, ce qui a provoqué une émeute…
La lutte inégale contre l’épidémie de fake news
A la suite de l’OMS, d’autres institutions internationales, notamment l’UE et l’OTAN, ainsi que de nombreux gouvernements, dont le gouvernement français, ont pris la mesure de la gravité de l’infodémie autour du Covid-19. Ces différents acteurs institutionnels ont généralement privilégié trois pistes d’action : la traque aux fausses informations sur le net ; la communication et le démenti des infox ; l’incitation des plateformes internet à « faire le ménage » sur leur site.
Ainsi, en France, le Service d’information du gouvernement (SIG) est chargé de coordonner la lutte contre la désinformation et assure le lien avec les médias sociaux. D’autres organismes, tels que Santé publique France et compte Twitter officiel : @santeprevention, agence nationale de santé publique sous tutelle du ministère chargé des solidarités et de la santé, diffusent les informations sanitaires officielles tandis que la communication du ministère dément le cas échéant les infox autour de la maladie, en particulier sur Twitter. Pour l’Union européenne, le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) pilote le site EUvsDisinfo, déjà cité, qui recense et apporte des démentis aux fake news et aux théories complotistes sur l’épidémie.
Mais ce sont les actions des grandes plateformes qui semblent les plus prometteuses, même si, pour la plupart, elles se contentent d’appliquer le code de bonne conduite signé avec la Commission européenne en 2018. Longtemps réticentes à interférer sur les contenus diffusés par leurs utilisateurs, elles font preuve dans cette crise d’une bonne volonté assez inédite pour coopérer avec les autorités. Les médias sociaux proposent ainsi en priorité aux internautes les informations émanant des sources officielles (OMS, Croix-Rouge, gouvernement…), en les promouvant notamment dans leur « fil d’actualité » (ou équivalent).
Elles mettent en avant systématiquement ces sources fiables et renvoient leurs utilisateurs vers les sites d’information officiels tout en « rétrogradant » les informations plus douteuses, c’est-à-dire en les rendant moins immédiatement visibles. Leur système de « modération », qui s’appuie de plus en plus sur l’intelligence artificielle, supprime les contenus jugés dangereux.
Facebook a également mis en place un service de « contrôle des faits » (fact checking) : quand un internaute se trouve confronté à une information douteuse, l’application l’alerte par une « notification » et lui propose des articles qui rétablissent la vérité, y compris de façon rétroactive. Selon la plateforme de Mark Zuckerberg, ces différentes techniques permettraient de réduire très significativement la « viralité » des infox, même si, dans le même temps, la plateforme annonçait qu’il fallait s’attendre à une « efficacité un peu moindre » du fait que la plupart de ses 15 000 modérateurs étaient désormais en télétravail ou confinés (tandis que les algorithmes de détection restent encore largement imparfaits).
De fait, cette autosatisfaction des médias sociaux n’a pas empêché plusieurs ratés (qualifiés, par euphémisme, de « bugs») et surtout la poursuite de la propagation des infox de même que l’adhésion d’un nombre croissant de personnes aux thèses conspirationnistes. Mais les plateformes auront quand même démontré à cette occasion qu’elles disposent de plus de moyens qu’elles ne prétendaient pour contrôler leurs contenus.
« Corona-panique », rumeurs déstabilisatrices, stigmatisation, ressentiment, désinformation massive, tensions sociales et division internationale… Une nouvelle fois les médias sociaux brillent par leur capacité à semer le désordre à travers le monde, tandis que les contre-mesures prises peinent à freiner le phénomène. Devant ces déplorables symptômes, il importe de tenter le diagnostic stratégique d’une infodémie révélatrice de notre époque.
Diagnostic stratégique d’une désinformation pandémique
Il est évidemment hasardeux de tirer des enseignements d’une crise avant qu’elle ne soit terminée. Cependant, le premier bilan – mitigé – des mesures prises contre l’infodémie montre que la propagation de la désinformation sur les réseaux sociaux est un phénomène persistant et profond qui dépasse la seule crise sanitaire. Au-delà des explications conjoncturelles liées au caractère exceptionnel de l’épidémie du Covid-19, cette infodémie confirme que les effets déstabilisateurs des réseaux sociaux numériques sont devenus consubstantiels de toutes les crises actuelles, au point de devenir désormais, et pour longtemps, un enjeu structurant de la géopolitique contemporaine.
Pour comprendre la poursuite et même l’aggravation de l’infodémie malgré les contre-mesures, plusieurs explications peuvent être avancées.
Un retour au Moyen-âge
En premier lieu sont pour beaucoup, dans l’explosion des infox, la nature et les développements de cette crise exceptionnelle, c’est-à-dire la pandémie mondiale d’un virus inconnu, mais aussi des mesures de confinement qui affectent plus de la moitié de l’humanité ainsi que les incertitudes qui pèsent sur l’avenir. Ces circonstances constituent naturellement une source d’angoisse majeure pour les individus.
Si le sentiment de menace perçu est le produit de la vulnérabilité ressentie et de la sévérité estimée du danger, pour autant, la peur n’est pas toujours proportionnée aux risques réels. Les spécialistes de la psychologie du risque, comme Paul Slovic, ont ainsi démontré que l’incertitude augmente encore l’inquiétude alors que le sentiment du contrôle que l’on peut avoir sur la menace la diminue. Dans le cas du Covid-19, en l’absence de traitement et de vaccin, l’inquiétude ne peut être que maximale.
Or, pour le paléoanthropologue Pascal Picq, les progrès décisifs de la médecine depuis la fin du XIXè siècle ont peu à peu diffusé l’idée que l’espèce humaine s’était « tirée d’affaire », c’est-à-dire s’était affranchie de l’évolution, le transhumanisme étant le dernier avatar de ce courant de pensée. L’épidémie de coronavirus balaie ces certitudes et nous replonge d’autant plus brutalement dans les mêmes terreurs que nos ancêtres. Il n’est donc pas si étonnant qu’aujourd’hui comme lors des grandes épidémies de peste ou de choléra du passé, il y ait un immense besoin de sens et que des « boucs émissaires » soient désignés. Pour le sociologue Gérald Bronner, c’est une « tentation anthropologique, un réflexe herméneutique d’interprétation du réel ».
En d’autres termes, il a toujours été tentant de substituer un récit, fût-il mythique (voire farfelu), à une réalité qu’on ne peut expliquer, ni dominer, et qui remet en cause les fondements de la société.
Les modernes trompettes de l’Apocalypse
Pour reprendre la terminologie de la psychologie sociale, la « représentation du risque » véhiculée par les médias joue évidemment un rôle déterminant dans la « perception du risque » individuelle.
Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont devenus la source d’information principale d’une majorité de la population, notamment des jeunes, source d’autant plus importante qu’en période de confinement, le temps passé sur internet, et en particulier sur ces médias sociaux, a augmenté de façon considérable. Or ces médias ont profondément modifié le rapport à l’information : le « consommateur » passif est désormais devenu aussi un « producteur ». Parmi les nombreux effets de cette démocratisation de l’offre d’information, le plus crucial peut-être est qu’elle nous aurait fait basculer dans une société où la vérité, y compris scientifique, n’est plus qu’une opinion parmi d’autres. Multiples biais cognitifs ainsi qu’appétence pour le spectaculaire et l’émotionnel expliquent ainsi en grande partie le succès des théories du complot et des fake news sur le web social alors même que les mesures prises pour rétablir la vérité des faits ne répondraient qu’imparfaitement au défi posé, voire l’aggraveraient. Pour certains chercheurs, le modèle économique et technologique même des réseaux sociaux ne pourrait d’ailleurs que conduire à ces dérives.
En outre, des motifs d’ordre plus social (non seulement cognitif) pourraient également expliquer la propagation des infox et autres récits conspirationnistes sur les réseaux. En extrapolant la « théorie de l’identité sociale » de Henri Tajfel, l’adhésion à ce type de « vérités alternatives » et leur diffusion ne se résument pas simplement à la question de la vérité des faits, elles s’inscrivent également dans une logique identitaire potentiellement valorisante. Cette dynamique a d’ailleurs été observée lors du mouvement des « gilets jaunes », qui est né sur les médias sociaux à la fin de l’année 2018. Dès lors, pour ceux qui se retrouvent dans une telle dynamique identitaire, toute critique est perçue comme provenant d’un groupe hostile (les « puissants », les « Parisiens », les « multinationales », etc.) et elle est disqualifiée par avance, ce qui rend le rétablissement de la vérité ardu, voire impossible.
Corrélé à l’explication précédente, il faut enfin pointer un autre effet délétère de la démocratisation de l’information sur le web social : il pourrait favoriser les conditions psychologiques d’une relation « mimétique » qui fonde le ressentiment et peut devenir conflictuelle. La « passion d’égalité » que décrivait prophétiquement Tocqueville paraît en effet s’étendre et s’exaspérer à mesure que se déploie la communication mondialisée. Alors même que le sentiment d’impunité (du fait de l’anonymat) favorise l’expression d’opinions haineuses et extrêmes, la frustration et la rancœur peuvent naître et s’autoalimenter de cette promesse d’égalité des conditions portée par les médias modernes, promesse qui paraît encore largement inaccessible à la plupart des peuples ainsi qu’à une grande part des sociétés occidentales. Autrement dit, du fait de son effet de loupe et d’amplification des événements, des comparaisons qu’il permet et donc des inégalités dont il fait prendre conscience, le web social contribue à alimenter une « colère à distance » – exacerbée par la crise sanitaire et le confinement généralisé – envers les « nantis » ou les « pays riches ». En outre, ce ressentiment – devenu pour certains le nerf de la violence internationale – expliquerait en grande partie le rejet de la culture dite « dominante » et le raidissement autour d’une identité souvent fantasmée.
Pour toutes ces raisons liées à leur modèle de fonctionnement, les réseaux sociaux, en cette période de fragilité et d’angoisse provoquée par l’épidémie, ont donné une formidable caisse de résonance à l’inquiétude ambiante, au risque de provoquer une psychose massive. Mais ils ont aussi constitué le vecteur privilégié des récits pseudo-explicatifs les plus farfelus et les plus destructeurs, y compris en désignant des boucs émissaires à la vindicte populaire.
Les incendiaires numériques
Les effets de l’infodémie sont d’autant plus violents que certains pays sont soupçonnés de l’attiser en diffusant des fausses informations, des rumeurs et des récits complotistes sur le web social.
L’instrumentalisation politique et stratégique d’une crise sur les réseaux n’est pas nouvelle, mais elle apparaît particulièrement cynique dans les circonstances d’une pandémie qui frappe le monde entier. Evidemment les preuves d’une telle désinformation d’Etat sont difficiles à établir et les chancelleries comme les organisations internationales hésitent en général à désigner ouvertement les responsables, même si les évidences s’accumulent. Deux pays sont néanmoins sous le feu des critiques, la Russie et la Chine, alors qu’on sait depuis longtemps qu’ils ont développé des armées de « provocateurs virtuels » (trolls) et de « robots numériques » (bots) pour influencer les internautes sur les médias sociaux.
La Russie s’est montrée particulièrement active sur les réseaux ces dernières années (crise russo-ukrainienne, soupçons d’ingérence dans le référendum du Brexit, les élections américaines et celles d’autres pays…). Vis-à-vis des pays occidentaux, les objectifs du Kremlin seraient moins de soutenir une politique et un camp particuliers que – ce qui est peut-être plus inquiétant – de semer la confusion par des infox, d’aggraver les divisions au sein des opinions publiques, d’« entretenir le tribalisme », de décrédibiliser les dirigeants et de jeter le doute sur les processus démocratiques. Malgré les démentis de Moscou, la Russie ne déroge pas à ce type d’action en pleine crise du Covid-19 et le site EUvsDisinfo pointe de plus en plus de fake news « pro-Kremlin »
La Chine quant à elle utilise systématiquement le web social pour contrer les critiques envers le régime, maintenir sa stabilité intérieure et renforcer son image internationale, quitte à abuser de la désinformation. Dans la crise sanitaire actuelle, la propagande chinoise sur internet magnifie l’action des autorités communistes contre l’épidémie (et minimise le nombre de victimes en Chine) et, par contraste, pointe l’inefficacité des démocraties tout en tentant de rejeter la responsabilité de l’origine de la crise sur les Américains. Elle instrumentalise également l’aide sanitaire apportée par la Chine, notamment à l’Afrique et à l’Italie, en dénigrant l’action de l’Union européenne et des Etats-Unis.
Cette désinformation reprise par des responsables chinois ne fait que durcir de jour en jour la tension avec l’Occident, malgré les déclarations officielles de coopération contre le virus. Le Département d’État américain a ainsi critiqué les autorités chinoises pour avoir répandu des thèses complotistes « dangereuses et ridicules » tandis que l’ambassadeur de Chine aux États-Unis a été convoqué à ce sujet. La France a fait de même le 14 avril 2020 à la suite de la publication de tribunes anonymes jugées très déplacées sur le site de la représentation chinoise. Londres et Paris accusent désormais aussi, à mots couverts, la Chine de travestir la réalité et de propager des contre-vérités. La « campagne de désinformation intentionnelle » de la Chine aurait d’ailleurs été abordée au sein du G7 à l’initiative du Secrétaire d’Etat Mike Pompeo. De même, des députés européens ont saisi Charles Michel, président du Conseil européen, et Ursula von der Leyen, présidente de la Commission, pour leur demander une réaction plus ferme vis-à-vis de la Russie et de la Chine.
En soufflant sur les braises de l’infodémie, en particulier sur les réseaux sociaux, les Etats incendiaires risquent donc à la fois de compromettre la gestion internationale de la pandémie et d’aggraver ses conséquences sur la cohésion interne des sociétés, sur celle de l’Europe et plus généralement, sur la stabilité internationale.
Un enjeu de sécurité
Très sollicités en cette période de crise sanitaire et soumis à de multiples tentatives de désinformation, les médias sociaux constituent à n’en pas douter les vecteurs aggravants de l’infodémie qui elle-même menace la coopération internationale et complique la sortie de crise.
Comme l’a démontré Serge Tchakhotine, la puissance de la propagande est proportionnelle à l’état d’affaiblissement généralisé de l’esprit critique du public. Certes, le confinement généralisé et l’angoisse du lendemain ont fragilisé des esprits déjà très inquiets par la brutalité et la gravité de la pandémie. Mais il est patent que les médias sociaux entretiennent et renforcent la pente compassionnelle et émotive de l’opinion au détriment de l’analyse rationnelle et de l’esprit critique, avec tous les risques que l’affect et l’irrationalité peuvent introduire dans le champ politique, notamment dans le domaine des relations internationales. C’est pourquoi les opinions sur les réseaux sociaux sont si vulnérables aux actions de désinformation et d’influence, notamment de la part de certains Etats.
Par-delà les circonstances spécifiques de la crise sanitaire, le désordre et la discorde que ces médias sociaux sèment dans le monde et au sein même des sociétés sont donc devenus un problème de sécurité qui commence à alerter les pouvoirs publics. Depuis les années 2010, les événements ont en effet montré leur rôle croissant tant dans les crises sociales et politiques internes que dans leur internationalisation. Du fait de leur propagation quasi universelle, que l’on peut qualifier de « virale », ces nouveaux outils de communication ne seront pas « désinventés ». Si la mondialisation des personnes et des biens devait reculer, nul doute qu’eux subsisteraient.
C’est pourquoi, même si la plupart des Etats démocratiques, dont la France, semblent encore mal appréhender les risques stratégiques de ce phénomène global, ces derniers devraient susciter des études approfondies sur l’utilisation politique des médias sociaux, notamment du point de vue de la sécurité intérieure et de la défense.
Conclusion : vers une « géopolitique 2.0 »
Au-delà des explications conjoncturelles liées au caractère exceptionnel de l’épidémie du Covid-19, l’infodémie qui l’accompagne confirme que les effets déstabilisateurs des réseaux sociaux numériques sont devenus consubstantiels de toutes les crises actuelles, au point de devenir désormais et pour longtemps un enjeu structurant pour la sécurité ainsi qu’un déterminant de la géopolitique contemporaine.
Le 16 mars 2020, le président de la République a déclaré solennellement la « guerre » à l’épidémie du Covid-19. Même si ce registre guerrier peut paraître abusif, dans tout conflit ou crise majeure, le rôle de l’information est fondamental : l’infodémie qui accompagne la pandémie en témoigne.
Depuis Sun Zi, les stratégistes savent que l’information, la communication, la déception, l’influence, la propagande, bref, tout ce qui relève de la « guerre informationnelle » (ou subversive), jouent autant que l’action politique et la force militaire dans les confrontations et les crises. De ce point de vue, les réseaux sociaux ont d’ores et déjà des effets géopolitiques.
Formidables caisses de résonance, ils ont des effets sur le déroulement mais également sur le déclenchement des crises. De même que l’essor de la presse et l’accélération du tempo diplomatique permis par le télégraphe avant la Première Guerre mondiale avaient chauffé à blanc les opinions et poussé leurs gouvernements « somnambules » au conflit après l’attentat de Sarajevo, de même que le développement de la TSF avait donné un porte-voix aux dictateurs bellicistes avant la Seconde Guerre mondiale, précipitant leurs peuples dans la guerre, de même que, plus tard, la télévision a certainement joué un rôle déterminant dans le lancement des interventions occidentales (ex-Yougoslavie, Somalie, Rwanda, Afghanistan, Mali, etc.), les réseaux sociaux pourraient non seulement accompagner les crises et les guerres, mais aussi de plus en plus souvent favoriser l’éclatement de conflits (ad bellum). Il faut espérer de ce point de vue que l’infodémie actuelle ne conduise pas à des crises politiques ou sociales violentes, voire à des confrontations armées.
Pour autant, ce prisme ne semble pas épuiser toute la nouveauté du phénomène. Dans cette approche, le web social reste encore un moyen de communication, certes inégalé dans l’histoire, mais dont les conséquences demeurent comparables aux ruptures stratégiques provoquées par le télégraphe, la radio ou la télévision. Il ne s’agit pas là d’un changement du paradigme de la conflictualité. La « guerre de l’information » prendrait simplement une place croissante ou une forme différente avec le développement de ces nouveaux médias, mais les fondements de la géopolitique, qui dans son acception courante est « l’étude des rapports entre les données naturelles de la géographie et les Etats », resteraient pérennes.
Or certains indices laissent entrevoir que l’universalisation des médias sociaux pourrait avoir des effets autrement plus révolutionnaires, voire, pour certains sociologues, de nature anthropologique. Du fait du rapport très particulier qu’ils induisent à l’information, de la nouvelle forme de sociabilisation qu’ils développent ainsi que de leur puissance de mobilisation potentielle, ils pourraient en effet avoir à court terme des répercussions sur les relations internationales et les équilibres mondiaux, fondant par là une nouvelle forme de géopolitique.
Dès lors, cette « géopolitique 2.0 » s’attacherait non seulement à étudier le web social en tant que nouveau champ de confrontation, mais elle analyserait également les frictions qui ne manqueront pas de s’intensifier entre le « monde réel » et les « communautés » – nouvelles entités politiques virtuelles qui se coaguleront, se déploieront, se structureront et se mobiliseront sur les réseaux.
- Randal Zbienen est chercheur associé à la FONDATION pour la RECHERCHE STRATÉGIQUE
Les noms des auteurs, les références bibliographiques, les publications, liés à cette étude sont directement accessibles sur le site de la FONDATION pour la RECHERCHE STRATÉGIQUE
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