A bewildering baroque statue


Gian Lorenzo Bernini(1598-1680) a créé cette très importante sculpture entre 1622 et 1625. Il s’agit donc d’une œuvre de jeunesse. Le commanditaire en était le cardinal Scipion Borghese, neveu du Pape Paul V. Elle est toujours restée en place dans le palais du cardinal, aujourd’hui la Galerie Borghese à Rome, musée mondialement connu.

Elle fait partie d’un ensemble de quatre statues : Enée et Anchise fuyant Troie (1619/20), Pluton et Proserpine (1621/22), Apollon et Daphné (1622/25) et David (1623/24). Donc, une vision globale existait dans l’esprit de l’artiste créateur avant qu’il entame la taille des statues puisqu’elles sont en marbre : nous sommes au début de « l’Art Baroque ».

Qu’est-ce que le marbre ? C’est un carbonate naturel de calcium, une roche calcaire cristallisée à forte densité (3,2 environ) dont l’élément constitutif est un cristal. Le mot marbre est d’origine grecque μάρμαρος (marmoros) signifiant : « brillant » car la lumière pénètre jusqu’à deux ou trois centimètres de profondeur et se réfracte sur les cristaux de calcite. C’est ce qui fait son attrait pour notre œil. « Un miroir aux alouettes » en quelque sorte dont la pratique, noble par excellence, ne sera pas remise en cause avant les cubistes : les interrogations de Picasso au sujet de son usage en sculpture sont connues.

Olécio partenaire de Wukali

Durant l’Antiquité gréco-romaine, on utilisait des marbres grecs, aujourd’hui légendaires : l’Hymette, le Pentélique et le Paros. Depuis un millénaire, c’est le Carrare qui prédomine car très bien adapté à la fonction sculpturale : les cristaux sont toujours identiques, de taille moyenne et en nombre presque toujours équivalents dans une veine donnée. Pour en trouver de plus lourds amas, il faut aller très en profondeur dans une carrière, ce qui a peu d’intérêt économique.

Une caractéristique d’un marbre particulièrement apte à recevoir le travail de sculpture ? Aucun problème, si on le fait tinter il sonne comme du CRISTAL…

Il existe deux manières de tailler le marbre : la mise aux points et la taille directe :
-La taille directe consiste à attaquer directement le bloc que l’artiste a sous les yeux, de tous les côtés à la fois ou l’un après l’autre, peu importe ! Ce qui signifie que le sujet est « préexistant » dans la masse rocheuse, que le sculpteur l’a déjà inventé dans son esprit et qu’il n’a plus qu’à le sortir de sa gangue originelle, par enlèvement de matière. C’est évidemment moins compliqué pour un génie universel comme Michel-Ange que pour un simple praticien ayant une « bonne main ». Naturellement, un atelier de sculpteur peut être individuel ou regrouper le patron, les chefs d’équipe, les praticiens spécialisés ou non, etc…Comme chez Rodin. Dans ce type de travail, il peut n’exister aucun modèle préparatoire.

-La mise aux points est l’opposée de la taille directe : l’artiste n’est pas capable de pratiquer la taille, alors il crée un modèle en cire ou en argile, dont un mouleur viendra prendre l’empreinte qui permettra la fabrication du moule de départ, qui servira pour tirer un plâtre dit original, lequel permettra la réalisation des tirages dits plâtres d’atelier, qui seront eux-même utilisés pour des éditions en plâtre, en terre cuite, en bronze…Il existe également deux manières de pratiquer la fonte d’une statue en bronze (cire perdue et fonte au sable), les belles terres cuites sont estampées ou moulées, parfois reprise à l’outil avant cuisson (Carrier-Belleuse), tandis que les plâtres dits d’ateliers sont pleins alors que ceux d’édition sont creux…

Ces considérations techniques peuvent paraître fastidieuses mais elles sont indispensables pour bien comprendre le processus d’élaboration d’une sculpture qui n’a absolument rien à voir avec le travail de la peinture. Le combat avec la matière est permanent pour le sculpteur, surtout marbrier. Il est inconnu pour le peintre qui a d’autres préoccupations.

|left>

Revenons à « Apollon et Daphné ». C’est une œuvre qui exprime le tempérament de son créateur, inventeur, voire codificateur, de la sculpture baroque : Le Bernin. Qu’est ce que cela signifie exactement ? La nécessité de tourner autour de la sculpture pour la saisir en entier fut inventée à la Renaissance, en opposition totale avec l’Art médiéval qui nécessitait un angle de vision privilégié. L’apport du Baroque consiste à introduire un aspect « cinétique » dans l’art sculptural : tourner autour ne suffit plus, il faut en voir tous les plans et tous les détails dans l’espace environnant lequel devient, à son tour, élément constituant de l’œuvre ainsi créée.

On touche ici la raison profonde du dédain, du mépris, que le Baroque a connu pendant le vingtième siècle : il nécessite un effort intellectuel pour être apprécié à sa juste valeur. Quand le touriste pressé et consommateur d’art passe devant, faute de temps et d’explications, il n’en comprend que l’aspect « exploit sportif » ! Son intériorité lui échappe complètement.

La présentation d’origine faisait que quiconque entrait dans la salle voyait Apollon de dos attrapant la nymphe qui commençait à se transformer…On était dans l’ambiance…
La composition du sujet est hélicoïdale. C’est une caractéristique courante dans les œuvres du Bernin, mais qui lui est spécifique. On y note un travail du marbre tout aussi particulier à l’artiste : alternance de parties rugueuses, polies voir ciselées ( bien que le terme soit inapproprié pour le marbre). |center>

Prendre possession de l’œuvre nécessite bien évidemment de tourner autour puisqu’il y a de nombreux angles de vision favoris, mais aussi une appréciation individuelle de tous les détails car Bernin n’a rien laissé au hasard, contrairement aux apparences : aucun endroit de la sculpture ne reste à l’état brut. Nous sommes AUSSI aux antipodes de l’Art Classique magistral de Michel-Ange.

Bernin insiste sur les expressions pathétiques des visages, sur le rendu lustré des chairs, sur les mouvements des personnages devenant, à leurs paroxysmes, ceux de comédiens de théâtre. Le maître-mot est lâché : le théâtre !

Faire de la sculpture un spectacle théâtral aurait pu être la définition de son art par Le Bernin, tellement les deux sont liés dans son esprit. Malgré tout, l’artiste ne se noiera jamais dans une sorte de répétition permanente finissant par être trop redondante. Son génie inventif sera en constante évolution tout au long de sa vie, lui autorisant toutes les possibilités expérimentales.

Après lui, les « outrances baroques » deviendront, parfois, caricaturales ; pour finir par se diluer dans ce que l’on appelle «  le trompe-l’œil » pictural (Villa Maser près de Venise) ou sculptural (la perspective Borromini au palais Spada de Rome)…Voire en « trompe-l’esprit » (si cher à Cocteau) plus évident encore dans les feux mourants des peintres de la Venise du dix-huitième siècle, comme Canaletto, Magnasco ou Francesco Guardi...

Après cette digression (profitable?), retour à Apollon et Daphné : la draperie du dieu aux plis profonds est fouillée, détaillée, dans une hallucinante vérité des corps au réalisme poussé. Les attitudes corporelles amplifient l’apparence dramatique de la scène (de théâtre) à laquelle nous assistons. Leurs torsions sont violentes, criantes, existentielles pourrait-on dire. Apollon se précipite pour « s’emparer » de la nymphe apeurée. Sa jambe gauche est dans l’espace, accentuant l’effet de « vitesse » de ce sprinter avant l’époque. Son drapé est indépendant du corps, prouesse technique inconnue jusqu’alors dans le travail du marbre. Daphné, par une ultime tentative désespérée, semble sauter dans une sorte de vide créé par les cieux…Déjà, commence la métamorphose…Apollon ne comprend visiblement pas l’événement…|center>

Stricto sensu, le travail de la chevelure du dieu est extraordinaire : les boucles minuscules formant de petites torsades. Sur la coiffure de la nymphe, un fin travail du ciseau alterne avec des parties moins précises. Le tout accentuant le vérisme de la création. Mais là où des « records olympiques » sont atteints, c’est dans le rendu des zones en cours de transformation telles les orteils devenant racines, l’écorce d’arbre qui commence à cerner la belle fille, ou les doigts des mains mutant en branches de laurier…
Cette œuvre est la résultante d’une incroyable prouesse technique car Bernin, par un coup de génie unique, réussit l’exploit de montrer, dans le même instant, la poursuite du dieu et la métamorphose de la nymphe.

Dernier détail que doit connaître l’admirateur inconditionnel de l’œuvre (ce que je suis) : les passages sculptés les plus complexes de la chevelure de Daphné, ainsi que ceux de la « transmutation » du corps en écorce, furent réalisés au foret par Finelli, un des principaux collaborateurs du Maître. Son intervention aboutira à cette démonstration de ce que peut créer un outil nommé trépan…

Ce thème d’Apollon et Daphné a souvent été utilisé en peinture, beaucoup moins en sculpture étant donné les difficultés à rendre correctement la puissance expressive de la scène comme la métamorphose de la nymphe. Il faudra attendre la fin du dix-neuvième siècle pour que certains sculpteurs osent se confronter à un pareil sujet (Raoul Larche : Daphné, mais seule!).

Ce sujet mythologique montre le dieu Apollon et la nymphe Daphné. Nous connaissons ce mythe à travers ce qu’en dit Ovide dans « Les Métamorphoses » mais nous ignorons s’il en fut le premier créateur.

Daphné est la fille du Dieu fleuve Pénée. Éros, se vengeant d’Apollon qui s’était « payé sa tête », décoche dans le même instant deux flèches : une en or sur Apollon qui le rend fou amoureux de la nymphe, l’autre en plomb sur la malheureuse victime expiatoire que le dieu va dégoûter. Sur le point d’être rejointe, Daphné supplie son père qui la transforme en laurier.

D’après Ovide, la main d’Apollon pouvait sentir le cœur battant de la nymphe sous ses doigts…On ne peut manquer de faire le rapprochement avec les dernières images d’un film français universellement connu : « Les Visiteurs du soir » de Marcel Carné

Jacques Tcharny


WUKALI 12/05/2016
Courrier des lecteurs : redaction@wukali.com


Ces articles peuvent aussi vous intéresser