«Il faut, disait Voltaire, cultiver notre jardin», avec Patrick Kopp qui rejoint l’équipe rédactionnelle de Wukali, nul doute que nous aurons des fruits et des récoltes de grande qualité. Grand merci Patrick. Voici sa première chronique dans notre magazine, retour sur un livre-événement, une de ces pépites d’érudition et de densité, un travail de recherche et de probité intellectuelle comme tous aimons. À lire donc et à faire connaître.


Patrick Kopp enseigne la philosophie et les Lettres en Classes Préparatoires au Lycée Poincaré de Nancy.


« Doctus cum libro » dit l’adage latin, savant avec un livre, mais incapable de penser correctement par soi-même… Les doctes néanmoins, et ceux qui pensent par eux-mêmes (tous les les lecteurs de Wukali) sont de grands lecteurs!… Parce qu’ils s’efforcent de comprendre, ce qu’ils lisent et ce qu’ils font…

Il était nécessaire d’écrire un livre sur un « asinus cum libro », un âne malgré ses livres, et tel est le propos du livre de Timothy W. Ryback , «Dans la bibliothèque privée d’Hitler, les livres qui ont modelé sa vie»

Olécio partenaire de Wukali

Les allemands font actuellement le succès parfois gêné du livre de Timur Vermes : Er ist wieder da ! (Il est de retour), l’histoire humoristique d’un Hitler qui se retrouve en uniforme en 2011 sur un banc public au milieu d’un « quartier turc » de Berlin… Peut-on rire avec Hitler qui se réveille ? Le livre de T.W Ryback demande si on peut lire avec Hitler l’insomniaque… plus sérieux.

Toute sa vie, Hitler aura passionnément lu (un livre par jour au moins, ou plutôt par nuit, même au plus fort des offensives) mais on peut dire qu’il aura mal lu beaucoup de mauvais livres, mal lu quelques bons livres, bien lu d’horribles livres, pas lu du tout plus de livres encore… et qu’il n’aura sans doute compris à toute cette prose que la seule matière supposée soutenir son antisémitisme, sa haine, ses projets criminels et ses imbéciles plans militaires… Le livre qu’il écrit est sans doute la quintessence de cette bêtise érudite…

D’Hitler on avait cru tout dire… et souvent la même chose, il avait du être le démon lui-même (explication diabolisatrice) il avait du hypnotiser par son charisme évident une société somnambulique (explication magique)… On avait même eu l’idée de montrer qu’il n’était qu’un homme et que sans doute le mal commis dans tout le Troisième Reich n’était possible qu’au prix de la collaboration de toute une société d’individus dont on devrait faire l’histoire… On l’avait cherché partout, il semblait partout échapper. On s’était peu penché sur la bibliothèque du “sogenannte“ « Führer »…

C’est chose faite. L’élégance de T.W Ryback est d’opposer comme un fil conducteur de son livre deux hommes : l’humaniste Walter Benjamin, intellectuel, historien de l’art, critique et philosophe juif allemand fuyant le nazisme, contraint au suicide et Hitler, le premier maillon du système d’oppression nazi par ce qui les « réunit », leur amour des livres et leur bibliothèque (respective, sinon respectable pour le second). Citant le philosophe, l’historien écrit : « On collectionne des livres avec l’impression de les préserver quand c’est eux au contraire, qui préservent leur collectionneur. « Non qu’ils vivent en lui, concluait Benjamin. C’est lui qui vit en eux, après la séparation ultime »… W. Benjamin permet de rappeler au cours de l’analyse de T.W Ryback qu’Hitler est saisissable (entre autres) par ses lectures… Impossible revanche de la victime sur le bourreau…

L’auteur a étudié les restes de la bibliothèque privée de Hitler, notamment les douze cents volumes de la Bibliothèque du Congrès. Le résultat se lit comme un roman… celui d’un bibliophile et bibliophage devenu un dictateur décideur de l’extermination des juifs d’Europe, des opposants politiques, malades mentaux, homosexuels, tsiganes, francs-maçons et des millions de morts de la guerre… La “culture“ de cet homme est là, en partie dans ses livres, dans ses pensées, ses annotations, ses écrits et discours, sa correspondance… Et le mystère de cet homme ne s’y réduit encore pas….

La bibliothèque de Hitler contient des livres lus, annotés de sa main, quantité de livres non lus, ignorés aussi… Livres marqués de son ex libris, frappés de ses initiales, annotés de sa main… collections, empilements…

Les lectures du soldat Hitler cohabitent avec les livres qui écrivent sa légende…
Ses livres révèlent le rôle de mentor de l’écrivain Dietrich Eckart et de la façon dont on construit un leader de parti politique extrémiste à partir d’un quidam, autodidacte assoiffé de pouvoir et qui engloutit les livres sans toujours les comprendre… mais capable de dire tout haut ce que selon lui la populace qu’il méprise pense tout bas…
L’auteur synthétise le rôle joué dans cette bibliothèque par le livre écrit par le lecteur Hitler… Ce qui devait s’appeler « Quatre ans et demi de bataille contre la stupidité, la lâcheté et les mensonge : règlements de compte », est “heureusement“ résumé par l’éditeur en un efficace : « Mon combat »… T.W Ryback en étudie d’ailleurs un passage dactylographié et annoté… Nous croyons assister à la création de cette œuvre de propagande écrite en prison avec les premiers fidèles…

Contre les idéologues de son propre mouvement (l’auteur de Mein Kampf méprise les théories de Rosenberg) Hitler semble plus intéressé par la philosophie de Fichte (dont l’œuvre complète lui est offerte par la cinéaste Leni Riefenstahl) qu’il détourne de son sens originel… Kant, Nietzsche, Schopenhauer lui sont moins connus contrairement à la légende et pas du tout compris…

L’autodidacte s’épuise en lectures inutiles, et ésotériques, tandis qu’il projette l’invasion de la Pologne…

Les lectures hitlériennes de guerre mettent en évidence un Tyran méditant et recommençant Schlieffen, sans comprendre les leçons du passé, tandis qu’il s’oppose dangereusement à son Etat-major par l’ineptie et l’obstination de ses plans… Il tente alors d’écrire une histoire qui ne se réalise pas dans les faits militaires… L’autodidacte s’improvise chef de guerre… pour le plus grand malheur de ses troupes et à la stupeur de son Etat-major.

La chute emporte le bibliophile au coeur de ses insomnies érudites… Dans les livres, il guette un miracle qui n’arrivera heureusement pas… il finit au mileur de ses livres… cendres de chair, cendres de papier…

Les restes de sa bibliothèque ont eu beaucoup à dire sur les nuits agitées de son lecteur, qui y est, Benjamin avait raison, pour une part encore enfermé…

Livres lus par Hitler, reçus par lui en cadeaux précieux, envoyés par leurs auteurs en témoignage d’admiration et de fidélité, livres importants perdus parfois, mais dont la lecture est présente dans la correspondance… Une pièce historique importante est reconstituée dans ce livre…

Le noctambule lecteur Hitler n’était qu’un homme, borné, stupide et enfermé dans sa tour de papier… Il était nul, mais une société toute entière s’abandonne volontairement à lui et le charge d’autant plus de qualité qu’elle voudrait fuir ses responsabilités… Ce mauvais autodidacte donne envie de fréquenter les écoles, d’être corrigé par de vrais savants, d’apprendre avec une vraie méthode, de subir les difficiles examens et concours que subissent ceux que le doute et l’esprit critique habitent pour toujours… Il a voulu écrire une légende d’un Reich millénaire… Délire et criminalité. Il a mal pensé, mal lu, mal écrit, plus mal agi encore… Les penseurs grecs avant Socrate avaient prévenu : « Beaucoup savoir n’est pas penser ».

Qui brûle les livres finit dans son propre brasier !

Patrick Kopp.


Dans la bibliothèque privée d’Hitler, les livres qui ont modelé sa vie

Timothy W. Ryback

Le Cherche midi, documents, 2008, 21€.


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