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Radioscopie de l’Empire (4) La vie quotidienne à Rome*

par Jacques Trauman

Lorsque le grand historien Jérôme Carcopino, cousin de Francis Carco, publie  «La vie quotidienne à Rome à l’apogée de l’empire» (IIe et IIIe siècle après J.-C.) en 1939, il est sans doute loin de se douter qu’il va lui même s’illustrer dans peu de temps, cela à l’occasion d’un de ces spasmes de la saga de France dont notre pays a le secret, dans une tranche d’histoire un peu…gratinée.

Jérôme Carcopino

Certes, le style du livre est un peu désuet (on le lui reproche parfois), mais il n’en reste pas moins un livre exceptionnel, empli de fabuleux détails sur la vie quotidienne des Romains; et il y a tant de détails passionnants qu’on ne pourra, dans cet article, en rapporter qu’une minuscule partie.

Normalien, reçu premierà l’agrégation d’histoire et géographie en 1904, Jérôme Carcopino devient secrétaire de Raymond Poincaré, puis professeur à la Sorbonne et directeur de l’École de Rome.

En 1941, par naïveté disent certains, et soi-disant pour servir la France, il devient Secrétaire d’Etat à l’Éducation Nationale dans le gouvernement Pétain-Darlan et son cabinet participe à la mise en place du statut des Juifs qui établit un numerus clausus dans l’université. Il démissionne de son poste en avril 1942 lorsque Laval revient au pouvoir. 

À la Libération, il est traduit devant la Haute-Cour, emprisonné à Fresnes où – dit-on – il partagea une cellule avec Sacha Guitry, mais bénéficiera en 1947 d’un non-lieu. Puis il fut alors couvert d’honneurs, devint membre de l’Académie pontificale d’archéologie romaine, docteur honoris causa de l’université d’Oxford, membre de l’Académie des inscriptions et belles lettres, et en 1955 il fut même élu à l’Académie française. Une banale histoire française en somme… 

Mais de la même manière qu’on peut (de moins en moins cependant) être ému par Le voyage au bout de la nuit sans être taxé d’antisémitisme, et apprécier les films de Polanski sans être accusé d’être un violeur de jeunes filles, on doit reconnaître à Jérôme Carcopino d’être un très grand historien de Rome et le lire aujourd’hui encore avec plaisir. 

On se lève

Depuis la réforme julienne de 46 avant Jésus-Christ, l’année était divisée en douze mois, mais il y avait aussi les kalendes (1er de chaque mois), les nones (5 ou 7 de chaque mois) et les ides (13 ou 15 de chaque mois). Le seul changement que nous connaissons de nos jours est que le «jour du soleil», Dominica, dimanche, est devenu «jour du Seigneur».

Les sept jours de la semaine étaient divisés en 24 heures, et le point de départ de chaque jour n’était pas fixé au lever du soleil, comme chez les Babyloniens, ou au coucher du soleil comme chez les Grecs, mais au milieu de la nuit, qui est devenu minuit. Pour mesurer le temps, les Romains utilisaient le cadran solaire, mais aussi l’horloge à eau, l’horologium ex aqua,qui consistait en un vase transparent, la clepsydre, sur lequel des marques permettaient de lire l’heure en fonction du débit régulier de l’écoulement de l’eau; certains horologium ex aqua émettaient même un sifflement à chaque changement d’heure. Mais avouons-le, la précision de ces instruments laissait à désirer, et «il était plus facile de concilier entre eux les philosophes que dy accorder les horloges entre elles», «horam non possum tibi dicere; facilius inter philosophos quam inter horolgia convenit». Les horaires à Rome étaient donc assez élastiques… 

Olécio partenaire de Wukali
Mosaïque de l’Académie de Platon Mosaïque romaine du 1er siècle avant J.-C. (provenance : Pompéi). Emplacement actuel : Museo Nazionale Archologico, Naples

Cependant une chose est sûre, les Romains se réveillaient à l’aube, au bruit assourdissant des marteaux des chaudronniers et de l’égosillement des élèves dans les écoles. La rumeur de la rue était si assourdissante que les riches Romains se réfugiaientà l’autre bout de leur demeure, par delà les murs épais et les profonds jardins, mais ils n’étaient pas épargnés pour autant; dès l’aube, hélas, des équipes d’esclaves armés de seaux, de torchons (mappae), d’échelles, de perches (perticae), d’éponges (spongia), de plumeaux, de balais (scopae), envahissaient la maison pour la nettoyer. Pas moyen de dormir !! 
Pline le jeune, dans sa villa, avait pris la précaution de faire construire un couloir pour l’isoler de ce vacarme. Mais en un mot, de gré ou de force, les Romains étaient des lève-tôt et se lever à huit heures revenait dans leur esprit à faire la grasse matinée.

On s’habille

Les Romains allaient pieds nus dès qu’ils enlevaient leurs sandales. Le matin, ils se chaussaient de solae, sandales attachées par des cordons sur le coup-de-pied, de crepidae, espadrilles de cuir, de calcei,souliers de cuir aux courroies entrecroisées, de caligae, brodequins entièrement fermés, et parfois utilisaient des bandes molletières; mais jamais les Romains n’utilisèrent comme nous chaussettes ou souliers. 

Relief de l’Ara Pacis élevé entre 13 et 9 av. J.-C. à Rome par Auguste.

Le Romain, pour se coucher, ne s’était déshabillé qu’à moitié: il n’enlevait que son manteau. De jour comme de nuit, il portait son gaculum, ou licium, simple pagne noué autour de la taille, parfois seul vêtement de dessous, par dessus lequel on enroulait sa toge (ce que faisaient du temps de César ou d’Auguste les vieux conservateurs pour bien marquer leur fidélité aux usages).

Mais on pouvait aussi porter une tunica, sorte de chemise en lin ou en laine qu’on enfilait par la tête et qu’on serrait autour du corps par une ceinture. L’arranger pour qu’elle tombe bien était tout un art, pour les hommes comme pour les femmes (les tuniques des femmes, tunica talaris,tombaient sur leurs talons), pour les civils comme pour les militaires (la tunica des militaires était plus courte, et celle des sénateurs était bordée d’un bande de pourpre, la laticlave). Souvent, on passait deux tuniques l’une sur l’autre, la tunica exterior sur la subuvula, et l’empereur Auguste avait même pour habitude d’en porter trois ! 

Mais le vêtement par excellence, c’était la toge de laine blanche de 2,7 mètres de diamètre, toga, du verbe tegere (couvrir). La toge était le vêtement des maîtres du monde, majestueux mais compliqué à porter; Cincinnatus demandait à sa femme Racilia de l’aider à s’en draper.  Maintenir l’équilibre dans la marche ou lorsque l’on faisait un discours était un véritable exploit.

Bas-relief de la Chancellerie, règne de Domitien. Vespasien accueilli à Rome par son fils Domitien
Musée du Vatican. Rome

L’empereur Claude voulut rendre la toge obligatoire au tribunal, Domitien au théâtre, Commode à l’amphithéâtre, mais ils n’y réussirent point car son poids était un intolérable fardeau et maintenir sa blancheur immaculée nécessitait de fréquents blanchissages et d’en acheter souvent de nouvelles. 

Au travail

Les femmes restaient le plus clair de leur temps chez elles, mais les riches Romaines allaient visiter des amies ou allaient au spectacle.
Quant aux hommes, ils sortaient bien vite de chez eux afin de satisfaire à l’obligation de visite. Chaque Romain était toujours lié à plus puissant que lui, ce qui l’obligeait au respect, c’est-à-dire au devoir d’obseqium; et par conséquent chaque Romain devait rendre visite à son «patron», qui était tenu de le recevoir. Le «patron» était également tenu d’inviter de temps à autre ses «clients» à sa table, de les secourir en cas de besoin, de leur offrir des cadeaux.

S’ils n’avaient pas assez à manger, le «patron» donnait à ses obligés des vivres qu’ils emportaient dans un panier, la sportule; parfois, au lieu de victuailles, il leur donnait de l’argent.

Fresque romaine provenant de la maison du Triclinium, Pompei 40-60 après JC.
Conservée au musée national d’archéologie de Naples• Crédits :  Leemage – AFP

Du temps de Trajan, cette somme d’argent avait même été de facto tarifée : un tarif «sportuaire» de six sesterces par jour (soit quelques euros). Pour beaucoup de Romains sans emploi, cette maigre somme était tout ce qu’ils avaient pour vivre. Ceux qui travaillaient y avaient droit aussi et pour ne pas perdre de temps au travail, ils couraient chercher leur «sportule» avant le lever du jour; une raison de plus de se lever tôt !! 

La puissance d’un Romain se mesurait au nombre de ses obligés, donc le «patron» était là dès le matin pour recevoir sa clientèle, parfois fort nombreuse. Etant donné que les clients étaient tenus de se présenter en toge, le «patron» leur en offrait une de temps à autre, plus des étrennes. En parlant au patron, les clients, reçus selon un ordre protocolaire de préséance (les préteurs avant les tribuns, les chevaliers avant les simples citoyens, etc…) devaient l’appeler «dominus», c’est-à-dire Seigneur. En un mot, seul l’empereur n’avait personne au dessus de lui, et Rome, aux premières heures du jour, bruissait du va et vient affairé de ces visites protocolaires. 

Aux jeux du cirque

Il y avait trois cirques : le cirque de Flaminius, construit en 221 avant JC, le cirque de Gaius, édifié par Caligula au Vatican et dont l’obélisque orne aujourd’hui la place Saint-Pierre, et le plus grand de tous, le Circus Maximus, long de 600 mètres et large de 200 mètres était un véritable monstre !

Course de chars sous César

Pompée, en 55 avant J.-C., fit construire une rampe destinée à accueillir vingt éléphants, mais à l’effroi général, la rampe céda sous le poids des pachydermes; ce fut la panique.
Pour éviter le retour de tels événements, César, en 46 avant J.C., fit construire autour de l’arène un fossé rempli d’eau, l’Euripe
Auguste embellit le cirque en y installant en son centre l’obélisque de Ramsès II, ramené d’Egypte et qui trône aujourd’hui au centre de la Place du Peuple, et fit aménager pour lui et ses invités une loge d’apparat, le Pulvinar.
Trajan agrandira encore le cirque en augmentant de 5000 le nombre de sièges. 
Pline le jeune évalue le nombre de places à pas moins de 225 000.

Le plus beau des spectacles était la course de char: sept tours de piste, soit 2840 mètres. Le nombre de courses quotidiennes augmenta avec le succès toujours croissant de ce spectacle : 12 courses par jour sous Auguste, 34 sous Caligula, 100 sous les Flaviens

Les Romains adoraient les courses de char, surtout parce qu’elles étaient agrémentées de toutes sortes d’acrobaties: parfois les jockeys menaient deux chevaux à la fois et passaient de l’un à l’autre (les «desultores»).
Parfois il y avait des simulacres de combat, tantôt les jockeys étaient couchés ou agenouillés sur les chevaux aux galop,tantôt le jockey ramassait une étoffe posée à terre sans descendre du cheval au galop, tantôt il bondissait par dessus un char tiré par quatre chevaux. L’imagination n’avait pas de limite, les innovations pleuvaient, les Romains en raffolaient et se pressaient aux jeux de l’aube au coucher du soleil. 

Au dîner

À l’époque de Trajan, il y avait trois repas par jour : le jentaculum, le prandium, et la cena,ou dîner. La plupart des Romains supprimaient l’un des deux premiers. Par exemple les soldats se contentaient du prandium; de toutes façons, les deux premiers repas étaient légers, pain et fromage, repas froids pris sur le pouce. Non, la grande affaire, c’était la cena. 

À part Néron qui passait à table à midi (et y restait parfois jusqu’à minuit), les Romains passaient à table après le bain, à huit heure l’hiver et à neuf heures l’été. 

Juvénal nous indique que les noceurs restaient à table jusqu’au petit jour, à l’heure où les généraux, sur les champs de bataille, levaient le camp.

Scène de repas

La cena avait lieu dans le triclinium, une pièce dont la longueur était le double de sa largeur, et qui tirait son nom des lits à trois places où se couchaient les participants. Manger assis était une énorme faute de goût, et Caton dUtique, pour manifester son deuil, fit le serment de manger assis jusqu’à ce que la tyrannie de Jules César fut vaincue.

Au centre de la pièce se trouvait une table carrée entourée de lits, les triclinas, sauf sur un côté pour permettre le service, et la place d’honneur (locus consularis) se trouvait à droite sur le lit qui n’avait pas de vis-à-vis. Les huissiers (nomenclator) annonçaient les convives et désignaient leur place. Alors, de nombreux serviteurs (ministratores) apportaient plats et coupes, mais les Romains, s’ils disposaient de couteaux et cuillères, mangeaient avec leurs doigts, ce qui nécessitait de fréquentes ablutions dans des aiguières présentées par des esclaves.

Voyons le menu : un hors d’oeuvre de trois entrées, ou gustatio, puis deux rôtis et un dessert. Première entrée : poule de bois sur un lit de paille. Deuxième entrée : sur un disque représentant les douze signes du zodiaque, douze assiettes chacune emplie d’un mets correspondant àson signe, tel langoustes pour le Capricorne, quartiers de bœuf pour le Taureau ou vulves de jeunes truies pour la Vierge. Troisième entrée : un lièvre entouré de poulardes et de tétines de truie.

Puis arrivent les rôtis, truie entourée de marcassins en croûte et fourrée de grives, énorme porc d’où s’écoule un flot de saucisses et de boudins, et enfin veau bouilli taillé en pièce et servi à la pointe de l’épée par un serviteur déguisé en Ajax.

Enfin, les desserts: pâtisseries, fruits et raisins de toutes sortes.
Le tout arrosé de vin miellé, de vin du Vatican et de vin de Marseille.

À la fin de la cena, on avait droit au commissario, où l’on devait vider sa coupe d’un trait sur ordre et suivant les instructions du président de séance. On terminait un peu éméché… 

En conclusion, jetons-nous sur le magnifique livre de Carcopino avant que les nouveaux censeurs, pour cause de collaboration, ne nous l’interdisent…

(*) «La vie quotidienne à Rome à l’apogée de l’empire», 
Jérôme Carcopino,
Librairie Hachette 1939 
Nombreuses rééditions depuis.

Retrouvez les précédents articles de Jacques Trauman dans la série intitulée: Radioscopie de l’empire
1Déploiement stratégique. Offensive-défensive et diplomatie
2Un fabuleux voyage chez les Romains avec un sesterce en poche
3 – Quand notre monde est devenu chrétien
4- La vie quotidienne à Rome

Prochains articles de la série à venir:
5Andrinople, le jour des barbares. 9 août 378 ( mise en ligne 27 août)
6L’héritage de Rome (semaine suivante)

WUKALI. https://wukali.fr
Illustration de l’entête: Fresque de Pompéï. Initiation aux mystères d’Éleusis.

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