Accueil Livres, Arts, ScènesHistoire RENSEIGNEMENT, OPÉRATIONS ET SERVICE ACTION DES SERVICES SECRETS ISRAËLIENS – ÉPISODE 1- POURQUOI BEN GOURION CRÉE LES SERVICES SECRETS

RENSEIGNEMENT, OPÉRATIONS ET SERVICE ACTION DES SERVICES SECRETS ISRAËLIENS – ÉPISODE 1- POURQUOI BEN GOURION CRÉE LES SERVICES SECRETS

par Jacques Trauman

Les services secrets israëliens, le service action, voici un sujet pointu qui suscite pour le moins beaucoup de curiosité. Paru en France cette année le titre du livre en référence à cet article est parfaitement explicite: Lève-toi et tue le premier : l’histoire secrète des assassinats ciblés commandités par Israël (*. ) Dans une interview en date du 29 février 2020, la journaliste Céline Lussato déclare naïvement à Ronen Bergman, l’auteur du livre, dans la première question qu’elle lui pose à propos des assassinats ciblés pratiqués par Israël, qu’«on peine même, en fait, à connaître votre opinion sur le sujet». 

Ronen Bergman répond finement «mon livre tente de donner matière à penser au lecteur»; sous-entendu, il n’est pas question de lui suggérer ce qu’il doit penser, c’est au lecteur de réfléchir et de tirer ses propres conclusions.

Nous allons, en 5 épisodes, raconter quelques-unes des histoires relatées dans ce livre («un remarquable exploit de journalisme dénué de peur et responsable», selon John le Carré en personne), non pas pour déflorer le sujet, mais pour susciter la curiosité de futurs lecteurs; et il y a tellement d’histoires extraordinaires (et bien documentées) dans ce livre que quelques-unes, ainsi révélées, ne vont pas gâcher le plaisir des lecteurs à venir.
Ah, dernier point, HBO prépare une série télévisée basée sur ce livre, on l’attend avec impatience…(**) 

L’opération ratée de la SS

Octobre 1944, opération Atlas
Depuis 1942, Hajj Amin al-Husseini, Grand mufti de Jérusalem,et Hassan Salameh, futur chef de la Jaych al-Jihad al-Mouqaddas, ou armée de la Guerre-sainte, complotaient avec les SS et l’Abwher, l’agence de renseignements militaire nazie, afin de parachuter des commandos nazis et palestiniens sur la Palestine dans le but d’empoisonner l’eau potable de Tel-Aviv et tuer autant de Juifs que possible (***). Le parachutage eut lieu en octobre 1944; mais grâce au déchiffrage d’Enigma (le code utilisé par les nazis) par les services britanniques, le plan fut éventé et Salameh, qui avait été parachuté sur la Palestine, fut capturé près de Jericho. Cependant, Salameh fut relâché par les Anglais et continua tranquillement ses activités anti-juives en Europe.

Le Grand mufti de Jérusalem, Hajj Amin al-Husseini, en 1943
en compagnie de ses amis SS allemands inspecte la 13ᵉ division SS Handschar bosniaque

À partir de ce moment, le département de l’Agence Juive voulu absolument la peau de Salameh et se mit en chasse; pourtant, de multiples tentatives d’assassinat entre 1945 et 1948 échouèrent lamentablement.
Finalement, Salameh tomba au combat en juin 1948, sans que les militaires israéliens ne réalisent tout de suite qui, en fait, ils venaient de tuer !! (****) Décidément, le renseignement israélien n’était pas tout à fait à la hauteur des circonstances…
Cela devait changer. 

Un nouvel état est né

14 mai 1948
Six mois auparavant, le 29 novembre 1947, l’Assemblée Générale des Nations-Unies avait approuvé la division de la Palestine en deux parties, une pour les Arabes et une pour les Juifs. Cette décision, que les Arabes, contrairement aux Juifs, n’acceptèrent pas, devait devenir effective le 14 mai 1948, date de création de l’état d’Israël. Les Juifs de Palestine devenaient ainsi officiellement des Israéliens.

Sept armées arabes étaient sur le pied de guerre, prêtes à intervenir, et personne ne pariait le moindre kopeck sur les Israéliens, moins bien équipés, sans armes lourdes, sans aviation, et dont l’armée disparate comptait des survivants de l’holocauste sans entraînement militaire, des Israéliens qui avaient combattu dans l’armée britannique contre les nazis, et même des vétérans de l’armée rouge !! La CIA, dans une de ses notes inspirées, prédisait l’écrasement des Israéliens, et seul Ben Gourion, au moins en public, étalait sa confiance inébranlable dans la victoire. Pourtant, un doute terrible le hantait : et si les survivants de l’holocauste devaient subir, à cause de lui, un deuxième holocauste?

Olécio partenaire de Wukali
David Ben Gourion inspecte les forces israéliennes (1948).

Mais, cette fois, le renseignement israélien avait fonctionné. Rueven Shiloah, directeur du département politique de l’Agence Juive qui servait de services secrets, avait prévenu Ben Gourion, trois jours avant l’intervention arabe, que les armées ennemies attaqueraient le 15 mai, donnant force détails sur leurs plans, détails qui s’avérèrent exacts. Les Israéliens étaient prévenus.

Le secrétaire général de la ligue arabe, Abdul Rahman Azzam Pacha  عبد الرحمن حسن عزام, avait d’ailleurs annoncé que «cette guerre serait une guerre de grande destruction et de massacres, et passera dans les annales comme initiatrice des massacre réminiscents de ceux des Mongols et des Croisés». On ne pouvait pas mieux dire…
Cependant, après un mois de combat, les Israéliens prévalurent, conquérant de nouveaux territoires au-delà même de ceux alloués par les Nations-Unies. 

Les deux dilemmes de Ben Gourion 

Malgré son incontestable victoire, Ben Gourion avait pourtant deux problèmes, très différents certes, mais pointant dans la même direction :
– Premièrement, son pouvoir était largement contesté, en particulier par les mouvements clandestins de droite. 

Ainsi, en juin 1948, un navire, l’Atalena, envoyé d’Europe par l’Irgoun ארגון (Irgoun Zvai Leoumi, ou I.Z.L.), empli d’immigrants et d’armes, arriva en Israël, mais l’Irgoun refusa de céder ces armes au gouvernement. Ben Gourion ordonna de prendre le navire de force, lequel fut coulé, entrainant la mort de 16 combattants de l’Irgoun et de trois soldats des forces israéliennes. 

Le natire Atalena en feu au large de Tel Aviv. 22 juin 1948.

Mais l’Irgoun n’était pas la seule à ne pas accepter l’autorité du (trop) modéré (à leurs yeux) Ben Gourion. Ainsi Yitzhak Shamir, chef du Lehi לוחמי חרות ישראל (Lohamei Herut Israël, ou Combattants pour la liberté d’Israël), accusa le comte Bernadotte, envoyé de l’ONU, de coopérer avec les nazis. Shamir fit placarder des affiches dans les rues: « Un conseil à l’agent Bernadotte : dégage du pays ». Bernadotte ne se laissa pas impressionner et Shamir le fit assassiner le 17 septembre 1948. Cet assassinat embarrassa considérablement le gouvernement de Ben Gourion, lequel déclara l’Irgoun et le Lehi illégaux, et demanda à Isser Harel, du Shin Bet  שב »כ (l’agence de contre-espionnage israélienne), de capturer les dirigeants de ces deux organisations. Isser Harel, un bolchevique devenu farouchement anti-communiste, un dur rompu au sabotage, à la guérilla, et aux assassinats, passa à l’action avec une efficacité exemplaire. 

Ben Gourion était également en conflit avec son ministre des Affaires étrangères, Moshe Sharett, un partisan de la diplomatie pour résoudre le conflit avec les Arabes; Sharett et Harel se disputaient sans discontinuer. Ben Gourion en avait assez de Sharett qu’il considérait comme un rival, et de ses disputes avec Harel (*****); en décembre 1949, il fit passer le contrôle des services secrets du Ministère des Affaires Étrangères à celui du Premier Ministre. 

Désormais, donc, les services secrets israéliens seraient directement sous le contrôle du Premier Ministre et changeraient de nom : ils se nommeraient Institut pour l’intelligence et les opérations spéciales המוסד למודיעין ולתפקידים מיוחדים, ou en plus court, Mossad

– Deuxièmement, Ben Gourion considérait la victoire des forces israéliennes, ou IDF (Israel Defense Force צה״ל‎), comme bien fragile.
Les Arabes avaient certes perdu cette guerre, mais ils refusaient de reconnaître la légitimité du nouvel état. Leur objectif restait de détruire Israël et de permettre aux réfugiés de rentrer en Palestine. Les frontières étaient impossible à défendre avec des effectifs réduits, il fallait trouver autre chose. Conclusion: la survie d’Israël dépendait d’une force militaire performante et de solides agences de renseignement. 

Ben Gourion tout puissant ?

Le 7 juin 1948, Ben Gourion réunit à Tel Aviv ses principaux collaborateurs, dirigés par Shiloah; ce dernier avait rédigé une note à destination de Ben Gourion, selon laquelle «l’intelligence est une des armes militaires et politiques dont nous avons besoin d’urgence pour mener cette guerre. Cette arme devra devenir permanente, y compris dans notre appareil politique, même en temps de paix». Ben Gourion ordonna donc la création de trois agences, l’AMAN אמ״ן, les renseignements militaires, le Shin Bet, pour la sécurité intérieure, et le Département Politique, chargé de l’espionnage à l’étranger. 

David Ben Gourion avec ses collaborateurs dans le désert du Néguev en 1948,
sur sa gauche Yitzhak Rabin et Yigal Allon

Le Premier Ministre était maintenant directement en charge de tous les services de sécurité et il s’en suivit des bagarres de rues entre les trois services, et des réorganisations permanentes. « C’étaient des années difficiles, dit Isser Harel, chargé du Shin Bet ET du Mossad, nous devions établir un pays et le défendre, mais la structure des services et la division du travail furent déterminées sans jugement systématique, sans discussions avec les gens concernés, dans une ambiance de dilettantisme et de conspirationnisme». Bref, il n’y avait ni détermination claire de responsabilités, ni procédures, car les services furent construits dans l’urgence par un pays en état de siège qui se battait pour sa survie. 

Ben Gourion, le Premier Ministre, avait désormais tous les services secrets sous son contrôle direct. C’était une énorme concentration de pouvoirs entre les mains d’un seul homme, et les activités des services furent soustraites aux yeux du public; jusqu’en 1960, il était d’ailleurs interdit de mentionner les noms de Shin Bet et de Mossad en public. 

Il n’y avait aucune base légale pour ces services, pas de loi fixant leurs objectifs, leurs rôles respectifs, leurs missions, leurs pouvoirs, leurs budgets; en d’autres termes, dès le départ, les services secrets israéliens furent exactement cela, c’est-à-dire secrets, relégués dans l’ombre du pouvoir, en dehors des institutions démocratiques du pays, sans supervision du Parlement. Les Israéliens avaient hérité du système légal mis en place sous le mandat britannique en Palestine (1929-1948) et de la notion d’Etat d’urgence qui justifiait ce secret. Ces caractéristiques, nées de l’Histoire, se révéleront déterminantes pour la suite. 

Conclusion

Mais, bien sûr,  Ben Gourion était intelligent: il établit alors un Comité Éditorial, composé des rédacteurs-en-chef des chaînes de radio et de la presse écrite. Lors des réunions de ce Comité Éditorial, le Premier ministre exposait les secrets d’état du jour, à condition bien sûr qu’ils ne fussent pas révélés au public. Les membre du Comité, flattés d’être tenus au courant des plus grands mystères de l’état, remplirent bien le rôle que leur avait assigné Ben Gourion; en effet, le plus souvent, ils s’auto-censurèrent eux-mêmes, et allèrent bien au-delà des règles de censure que le gouvernement leur avait imposées… 

Bien joué, Monsieur le Premier Ministre! 

Suite de la série: Au secours, revoilà les Nazis !
mise en ligne Vendredi 2 octobre 2020..
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(*) Rise and kill first, the secret history of israël’s targeted assassinations by Ronen Bergman, Random House 2018 
En version française:
Lève-toi et tue le premier : l’histoire secrète des assassinats ciblés commandités par Israël, Ronen Bergman, Grasset, 2020
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Prochains articles à suivre :
– Vendredi 2 octobre. Épisode 2. Au secours, revoilà les Nazis !
– Vendredi 9 octobre. Épisode 3. Il ne s’arrête pas aux feux rouges
– Vendredi 16 octobre. Épisode 4. Vous avez dit start-up nation ?
– Vendredi 23 octobre. Épisode 5. De l’usage de la force
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(**) Ronen Bergman estime que même si Fauda est une bonne série télévisée, elle ne décrit pas du tout la réalité du terrain, qui est beaucoup plus complexe que ne le raconte la série. 
(***) NDLR. En fait, l’opération Atlas avait pour but principal de créer une base de renseignements en Palestine. La partie du plan consistant à empoisonner l’eau potable de Jérusalem ne fut jamais prouvée et de toute façon, comme on l’a noté, le plan Atlas échoua totalement. 
(****) NDLR. Le fils de Hassan Salameh, Ali Hassan Salameh, ou Abou Hassan, fut un des chefs de Septembre Noir et organisa la prise d’otages lors des Jeux Olympiques de Munich en 1972. Mais cette fois les services israéliens ne le ratèrent pas : il fut assassiné par le Mossad à Beyrouth le 22 janvier 1979.
(*****) En 1954, Isser Harel se rendit à Washington pour rencontrer Allen Dulles, nouveau patron de la CIA. Harel offrit à Dulles une bague sur laquelle était gravée le Psaume 121-4 : «Voici le gardien d’Israël qui ne somnole ni ne dort». Dulles dit en acceptant le cadeau: «Comptez sur moi pour garder l’oeil ouvert avec vous».

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