Accueil Livres, Arts, ScènesHistoire Antonio Gramsci considéré au travers de ses écrits de prison

Antonio Gramsci considéré au travers de ses écrits de prison

par Philippe Poivret

Ecrire en prison, écrire en étant prisonnier n’est pas chose facile, c’est pourtant ce qu’a fait Antonio Gramsci pendant six ans de 1929 à 1935 quand il était enfermé dans les geôles fasciste de Mussolini. Communiste, philosophe, journaliste il avait tout pour ne pas plaire au régime en place. Pourtant, il est considéré comme un communiste atypique, en délicatesse avec Moscou et prônant un communisme dont on dirait aujourd’hui qu’il aurait eu un visage humain. Mais qui est Antonio Gramcsi ? Et qu’a-t-il expliqué et écrit dans ces fameux cahiers ? Sa biographie rapidement résumée tout d’abord.

Né en Sardaigne dans une famille pauvre le 22 janvier 1891, il poursuit une scolarité brillante pour quitter son île natale une fois le bac obtenu. Il part étudier à Turin. Mais il ne réussit pas à terminer ses études ni à obtenir un diplôme et devient journaliste, ce qui lui permet de faire de multiples rencontres et de gagner un peu d’argent. Membre de l’aile gauche du Parti Socialiste Italien, il fonde avec d’autres le Parti Communiste Italien, PCD’I, en 1921. Repéré par Léninesuite aux articles qu’il publie dans L’Ordine Nuovo, une revue qu’il a contribuée à lancer, il part à Moscou en 1922 et rentre en Italie deux ans après en 1924. Entre temps il a travaillé pour l’Internationale Communiste, s’est marié avec une Russe et est devenu père de famille. Quand il rentre, l’Italie est dirigée par Benito Mussolini qui, après la marche sur Rome le 28 octobre 1922 et l’assassinat du député socialiste Matteotti en 1924 a fait voter les lois facistissimes et instauré la dictature fasciste.

En 1926, Gramsci est incarcéré à Ustica et condamné à vingt ans quatre mois et cinq jours de prison pour conspiration et incitation à la guerre civile. Il meurt le 27 avril 1937 à Rome dans une clinique où sa belle-sœur, la seule personne qui ne l’ait jamais abandonné, a réussi à le faire transférer. Gramcsi souffrait depuis longtemps de tuberculose osseuse, le mal de Pott, qui l’a fait horriblement souffrir durant toute sa vie. Il en meurt dans un état de fatigue et d’épuisement extrême.

C’est donc pendant toutes ces années de détention qu’il va noircir trente-trois cahiers. Jean-Yves Frétigné vient de publier une anthologie de ces cahiers. Six-cent pages soigneusement sélectionnées et accompagnées, à chaque paragraphe, d’un lumineux et fort utile commentaire qui permet de comprendre la situation de l’Italie à ce moment-là et de suivre le cheminement de la pensée de l’auteur. Une introduction qui comprend la vie de Gramsci, son rapport à la France, la défense des choix de cette anthologie et de multiples notices bibliographiques viennent compléter les textes choisis et se révèlent tout aussi indispensables pour suivre le questionnement de Gramcsi. Un magnifique travail d’édition de la part de Jean-Yves Frétigné, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Rouen et spécialiste de la pensée et des idées politiques en France et en Italie. 

Les cahiers de prison

Une partie de la réflexion de Gramsci tourne autour de la philosophie de la praxis, nom qu’il donne à la philosophie de Marx pour contourner la censure. Il discute la place de cette philosophie dans l’histoire de la philosophie. Pour lui elle est un aboutissement après la philosophie de Hegel qu’il connaissait parfaitement. Mais ce sur quoi il insiste, c’est sur l’affirmation que cette philosophie « se suffit à elle-même » ; elle est une « conception totale et intégrale du monde, une civilisation totale, intégrale » (P.360).  Il n’y a pas de place pour une autre philosophie à côté du marxisme, le marxisme rend compte de la totalité du monde, de la société et de l’histoire.

Ainsi conteste-t-il à Benetto Croce, autre grand intellectuel italien de cette époque, son interprétation du marxisme et la place qu’il lui donne. Pour Benedetto Croce le marxisme n’explique pas tout et il faut en quelque sorte compléter le marxisme par d’autres philosophies. On comprend tout de suite le caractère totalitaire du marxisme tel que le conçoit Gramsci : il n’y a pas d’espace pour un autre mode de pensée que celui de Marx. Mais loin de vouloir imposer cette philosophie par la force, Gramsci pense que le marxisme doit être compris, accepté et assimilé par celles et ceux qu’il appelle les forces populaires. Sa vision du centralisme en est le plus bel exemple. La société marxiste doit être organisée de telle sorte que le Parti Communiste devienne un Etat et que les classes sociales disparaissent. Dans cette organisation, il refuse le centralisme qu’il appelle bureaucratique pour lui opposer un centralisme réellement démocratique qui recueille l’assentiment de la société et soit le reflet de ses aspirations. Il n’en demeure pas moins que la discipline doit s’exercer au sein du Parti mais cette discipline est une « assimilation consciente et lucide de la directive à réaliser » (P.452). Pour obtenir cette assimilation des directives, le rôle des intellectuels est primordial. Il leur faudra être des « persuadeurs permanents » (P.402) et par l’intermédiaire de la philosophie de la praxis, leur rôle sera d’« élever continuellement de nouvelles couches de la masse populaire à une vie culturelle supérieure » (P.498). La culture est, pour Gramcsi l’une des clefs pour arriver à une société marxiste. A côté de la lutte sur le plan économique il y a une lutte toute aussi importante sur le plan culturel et il faudra « un nouveau type d’intellectuel organique doté d’une conscience politique en mesure d’œuvrer à la réforme intellectuelle et morale du prolétariat pour lui permettre de devenir la classe hégémonique qi détermine le sens commun » (P.317 Note de J-Y Frétigné)

Carte d’accès de Gramsci au Kremlin. 1922

Mais comment arriver à une société communiste, ce que Gramcsi nomme une société réglée. Il explique qu’il faudra passer d’une phase où l’Etat est tel qu’il est, c’est-à-dire égal au Gouvernement, à une « phase d’Etat-veilleur de nuit, c’est-à-dire à une organisation coercitive qui protègera le développement des éléments de la société réglée en continuel essor, et réduira donc graduellement ses interventions autoritaires et coercitives » (P.181). Il y a donc bien une phase coercitive avant d’arriver à la société idéale qui est la société communiste.

Toutes ces réflexions sur le marxisme et le marxisme-léninisme ont un intérêt pour comprendre la philosophie de la praxis tel que Gramcsi la concevait. Il parait évident avec le recul que cette conception du rôle essentiel des intellectuels ne pouvait qu’entrer en conflit avec la conception du communisme tel que Staline et l’Internationale Communiste la concevaient.

L’intérêt de cette anthologie tient aussi dans toutes les critiques et analyses que le penseur sarde a développé dans ces cahiers pendant six années. En voici quelques-unes.

Antonio Gramsci a beaucoup réfléchi et critiqué, en bon marxiste, les religions et tout particulièrement le catholicisme. Il établit une distinction fondamentale entre la philosophie de la praxis qui vise à élever les masses populaires et le catholicisme qui « tend à maintenir un contact purement mécanique, une unité extérieure fondée spécialement sur la liturgie et le culte » (P .498). Pour lui, le catholicisme impose une pensée de l’extérieur alors que le marxisme provoque une évolution de l’intérieur. Il a aussi beaucoup écrit sur la Renaissance et la Réforme. Si la première ne trouve pas grâce à ses yeux en raison de son caractère élitiste et limité à la classe dirigeante, la Réforme intervenue dans l’Eglise Catholique trouve grâce à ses yeux puisqu’elle s’est adressée au peuple tout entier, a touché et s’est développée dans toutes les classes sociales. De plus la Renaissance italienne a vu apparaître des penseurs et des artistes, véritables génies, qui, au lieu de rester en Italie ont mis leurs savoirs et leurs talents au profit d’autres pays sans pouvoir en faire profiter les habitants de la Péninsule. Gramcsi leur reproche donc un certain cosmopolitisme.

Notre penseur sarde avait étudié la linguistique lors de ses années à la faculté de Turin. Il est toujours resté sensible à l’évolution de la langue italienne. « La langue devrait être traitée comme l’expression d’une conception du monde » (P.158) et il est vrai que la langue n’est pas une simple technique mais elle est aussi et surtout un mode de pensée. A ce sujet, il était favorable à l’unification de la langue italienne plus qu’aux multiples dialectes de la péninsule. Comme tous les Italiens, Gramsci a lu et étudié la Divine Comédie de Dante. Il propose une interprétation et un développement du chant X de l’Enfer, celui des hérétiques. Deux personnages sont au centre de ce chant : Farinata et Cavalcante. Les commentateurs se sont surtout intéressés à Farinata, mais Gramsci va déplacer l’intérêt de ce chant sur Cavalcante qui ne sait pas s’il a perdu ou non son fils Guido. Gramsci passe du conflit entre Guelfe et Gibelins représenté par Farinata, au destin d’un personnage qui souffre et reste dans l’incertitude quant au sort de son fils. Il passe d’un problème politique à la douleur d’une seule personne. Son analyse est originale et ouvre de nouvelles perspectives. 

Olécio partenaire de Wukali
Gramsci en 1933

Il a parfois des jugements sévères sur les écrivains de son époque. Ainsi Giuseppe Ungaretti est qualifié de « petit bouffon d’intelligence médiocre » (P.241). Il ne lui a pas pardonné sa proximité avec le fascisme, c’est le moins que l’on puisse dire. De même, Curzio Malaparte est d’un « arrivisme effréné, une vanité démesurée et un snobisme caméléon » (P.613), sans doute pour les mêmes raisons. Quant au théâtre de Luigi Pirandello ne peut être mis en scène que par son auteur, faute de quoi il sera sans intérêt (P.251). Le jugement d’un intellectuel sur un autre, d’un écrivain sur un autre n’est pas toujours judicieux.

Gramsci parle peu de lui-même dans ses cahiers, si ce n’est pour se plaindre quelque fois, mais plutôt rarement, de sa condition de prisonnier et de ses conditions de détention. La mort, la tristesse, le renoncement ne sont pas loin. Dans ce difficile environnement, on est frappé de voir comment il développe, étudie et interprète le marxisme sous toutes ses formes et à toutes ses étapes. Il reste très attaché au réel et à ses difficultés. « La réalité est riche des combinaisons les plus bizarres et c’est au théoricien de retrouver dans cette bizarrerie la confirmation de sa théorie et non à la réalité de se présenter selon le schéma abstrait » (P.93).

Homme de grande culture, Gramsci aborde de multiples problèmes théoriques ou pratiques dans ses cahiers et même si les problèmes qu’il aborde ne sont pas tous restés d’actualité, il est fascinant de le suivre dans toutes ses réflexions et ses interrogations. C’est un véritable voyage au sein d’une intelligence aigüe qui ne recule devant aucune difficulté et qui s’efforce d’y trouver des solutions après une analyse rigoureuse. 

Antonio Gramsci
Cahiers de prison- Anthologie
édition de Jean-Yves Frétigné
Collection Folio essais (n° 674), Gallimard, 800 pages. 11€60 euros

Antonio Gramsci. Vivre c’est résister
Jean-Yves Frétigné
éditions Armand Colin, 320 pages, 2017 – 24€90 euros

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