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Un Georges de la Tour détecté comme une copie d’atelier

par Revue de presse

Nous avons sélectionné dans notre revue de presse un article juste paru dans La Gazette Drouot, concernant la découverte d’un Saint Jacques attribué à l’atelier de Georges de La Tour. Cet article est suivi d’un entretien avec Jean-Pierre Cuzin, éminent spécialiste de l’oeuvre du maître de Vic sur Seille.

La vente de cette toile se déroulera le 21 juin 2023.
Estimation: 100.000/150.000€

Identifié dans une collection privée, ce grand Saint Jacques ajoute à l’ensemble des nocturnes de Georges de La Tour un sujet inattendu. Passionnante toile, même si un examen attentif conduit à donner son exécution à l’atelier du maître.

L’image est spectaculaire. Ce nouveau tableau va beaucoup apporter à ce que nous savons de Georges de La Tour, artiste dont on s’attache depuis un siècle à recomposer le corpus en cherchant à lui donner sa vraie place dans l’histoire de la création picturale.  Ce Saint Jacques au grand livre est unique dans l’œuvre du peintre lorrain, dont l’une des caractéristiques est la reprise, d’un tableau à l’autre, de thèmes et d’organisations formelles récurrents, comme dans le cas des Vielleurs ou des Madeleine. Pas d’autre Saint Jacques en effet chez La Tour, si ce n’est, mais il s’agit d’une figure à mi-corps éclairée à la lumière du jour, celui qui fait partie de la série dite des « Apôtres d’Albi » et aujourd’hui dans une collection privée des États-Unis. 

Saint Jacques atelier de Georges de La Tour
École Française vers 1640, atelier de Georges de La Tour (1593-1652), Saint Jacques, toile, 132 x 100 cm (détail). 

Une composition singulière

 La toile réapparue est bien différente. Dans un imposant format, une figure largement cadrée, d’esprit monumental, montre assis, vu de profil, un homme jeune portant barbe et longs cheveux, contemplant un livre ouvert. Les deux coquilles appliquées sur le mantelet de cuir gris à l’aspect argenté, comme le bâton de pèlerin appuyé à la saignée du coude, comme les grosses sandales et la robe couleur de vieux corail, désignent clairement le sujet. Le livre ne doit pas étonner : il est un attribut commun des apôtres, et l’on peut penser aussi à l’épître de Jacques. Mais il fait plus probablement allusion au texte le plus diffusé attribué au saint, dit le «Protévangile de Jacques», récit populaire de l’enfance du Christ, défendant et exaltant la virginité de Marie.  Nous avons ici affaire à un nocturne particulièrement subtil, où la lumière vient éclairer par l’arrière les pages du livre, provenant d’un chandelier placé derrière celui-ci et dont on aperçoit juste le pied. D’où cet effet en même temps naturaliste et irréel d’un livre lumineux, centre d’intérêt et centre spirituel de la composition. On connaît chez La Tour un autre exemple de l’utilisation d’une page à travers laquelle la lumière agit par transparence : celui de la Madeleine au grand livre d’une collection privée des États-Unis, où le souffle de la flamme semble soulever, en la ployant, la feuille de papier. Dans ce Saint Jacques, l’effet est encore plus intrigant, puisque bougie et flammèche sont entièrement dissimulées. L’apôtre tourne la page, ou peut-être la retient-il pour que le souffle de la flamme ne la déplace pas. 

Un fidèle écho vers 1640-1645

 Le tableau redécouvert n’est hélas pas un original. Seulement un fidèle écho, par un membre de l’atelier, d’un chef-d’œuvre qui reste à retrouver. La délicatesse d’exécution de certains morceaux comme la main, au centre, qui tourne la page ne peut tromper, et une certaine régularité un peu froide du pinceau, ainsi que certains traits cernés un peu appuyés, ne peuvent faire illusion. L’état de conservation particulièrement bon permet en tout cas de bien juger.  Le niveau de qualité des meilleurs morceaux du tableau est celui des plus réussies des peintures d’atelier qui nous permettent d’apprécier plusieurs chefs-d’œuvre de La Tour disparus : Saint Alexis du musée lorrain de NancyExtase de saint François du musée du Mans, toiles considérées par certains il n’y a pas si longtemps comme des originaux. La création reste admirable et l’une des plus ambitieuses de tout le corpus de La Tour, très complexe dans son art de faire circuler la lumière, le livre devenu comme une lampe éclairant fortement le milieu du corps avec les mains, la cape de cuir et les coquilles, laissant le visage dans une semi-clarté, l’œil s’allumant d’un vif éclat, et plongeant dans une pénombre vivante le reste de la composition, notamment la magnifique partie inférieure avec les gros pieds chaussés de sandales, celles du pèlerin. Quelle place donner au Saint Jacques dans la carrière de Georges de La Tour ? Dater l’original disparu veut dire dater le tableau réapparu, puisque ce dernier a manifestement été réalisé peu de temps après. On est frappé par les rapports qu’entretient la toile, dans la présentation d’ensemble et dans le parti lumineux, avec plusieurs des Madeleine, comme avec le Saint Joseph charpentier du Louvre, notamment pour la partie inférieure de ce dernier tableau ; on notera aussi des ressemblances entre les visages du Saint Jacques et du Saint AlexisOn peut donc proposer pour cette extraordinaire création une date vers 1640-1645. 

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Entretien avec Jean-Pierre Cuzin

L’actualité de Georges de La Tour est riche !

Jean-Pierre Cuzin
© Artcento

Jean-Pierre Cuzin : C’est un moment plutôt fertile, si l’on peut dire, pour la redécouverte de plusieurs tableaux. L’actualité La Tour est nourrie précisément aujourd’hui grâce à l’achat par le musée de Vic-sur-Seille d’une belle version d’atelier des Mangeurs de pois de Berlin, qui va faire l’objet d’une exposition à partir de ce mois après une très fructueuse et heureuse restauration. Celle-ci va démontrer combien des œuvres de la jeunesse, comme celle de Berlin réalisée vers 1625, que l’on pensait isolées, ont continué à être copiées et interprétées au sein de l’atelier, et ce jusqu’à une date tardive. Il y a eu quelque chose d’encore plus important l’année dernière avec la découverte par Nicolas Milovanovic, dans les réserves du musée d’Art ancien de Lisbonne, d’un Saint Grégoire qui pose mille questions.

Vous croyez fermement au caractère autographe de ce tableau, que vous avez eu l’occasion d’étudier à Lisbonne, mais cela reste l’objet de débats…

La reconstitution de l’œuvre de Georges de La Tour est complexe et, on l’a souvent dit, la réapparition d’un nouveau tableau oblige à remettre en question ce que l’on croyait établi, notamment pour la chronologie. On en revient toujours à cette évidence : autant pour la dernière partie de sa vie, disons après 1645, des œuvres suffisamment nombreuses et par ailleurs précisément datées permettent de comprendre la création du peintre et son évolution, autant pour toutes les années qui précèdent, nous sommes dans le brouillard, les tableaux qui subsistent apparaissant souvent isolés, difficiles à ordonner, impossibles à dater. C’est le cas, souvent cité, de L’Argent versé du musée de Lviv en Ukraine. On tremble en songeant au sort de ce chef-d’œuvre ! La réapparition au moment de l’exposition de l’Orangerie de 1972 de ce nocturne manifestement peint au début de la carrière de La Tour mettait par terre, si l’on peut dire, toute la chronologie proposée par les auteurs même du catalogue, qui séparaient clairement la production de La Tour en deux périodes, diurne puis nocturne. Le Saint Grégoire de Lisbonne ne sera exposé et publié qu’après des études scientifiques rigoureuses et une restauration qui s’avère longue et délicate. L’œuvre soulève beaucoup de questions en raison de son style et surtout de sa technique très particulière, une matière picturale mince sur une préparation tout aussi mince recouvrant une grosse toile. Et le tableau n’a jamais été rentoilé ! Cette figure à mi-corps évoque bien sûr différents Saint Jérôme du peintre lorrain, mais la facture virtuose et compliquée, comme le traitement naturaliste de la magnifique colombe, interrogent. On est conduit à se poser la question d’un possible voyage de La Tour dans la péninsule ibérique, plusieurs tableaux s’y trouvant depuis longtemps, ou ailleurs en Europe.

Vous avez changé dernièrement de perspective vis-à-vis d’un éventuel séjour de Georges de La Tour en Italie, dont vous aviez toujours fermement nié la possibilité. Aujourd’hui, suggérez-vous donc un voyage en Espagne ?

Cette œuvre est techniquement préparée de façon extrêmement différente de tout ce que nous connaissons de La Tour. Je me demande si elle n’a pas été réalisée hors de son atelier en Lorraine. Elle n’a probablement pas non plus été peinte à Paris vu, encore une fois, cette technique. L’allure un peu chiffonnée avec cette matière compliquée fait songer aussi aux caravagesques d’Utrecht. Il y a là un réel mystère qui m’a fait douter de l’originalité du tableau lorsque je l’ai vu pour la première fois, mais la qualité d’exécution est telle que je suis maintenant convaincu. Aucun copiste n’aurait pu atteindre ce degré de dextérité, cette virtuosité et cette saveur du pinceau.

Y aurait-il une parenté entre ce « nouveau » La Tour et ceux qui sont conservés en Espagne ?

Le magnifique Saint Jérôme, tout rouge, actuellement déposé au musée du Prado est une figure à mi-corps symétrique par rapport à un axe et lisant un document qui rappelle par sa mise en page, évidemment, le tableau de Lisbonne. Dans ce cas, la matière picturale reflète bien la technique des œuvres de Georges de La Tour peintes en Lorraine.
Par ailleurs, il a existé un tableau signé, aujourd’hui disparu, mais mentionné dans un inventaire à Cadix au début du XIXe siècle. Ce Souffleur à la chandelle a été répété par La Tour et par l’atelier, et probablement par son fils Étienne, à plusieurs reprises. Nous attendons sa réapparition car il s’agit sans doute du prototype. On a aussi toujours dressé des parallèles entre la peinture de Georges de La Tour et celle de Zurbarán, Vélasquez, Ribera et Maíno, mais ces analogies, réelles quant à l’esprit, n’ont jamais pu être démontrées par un document ou une preuve quelconques.

Finalement, la copie découverte récemment est un sujet plus facile à appréhender !

Le Saint Jacques réapparu aujourd’hui, une copie ancienne d’une telle fidélité et d’une telle qualité qu’elle permet vraiment de juger avec un effort d’imagination minime de l’original, constitue un apport notable. Ce grand nocturne fait immédiatement penser à La Tour, même s’il n’est qu’un excellent travail de l’atelier. Mais de fait, il élargit singulièrement la portée de l’art de Georges de La Tour, ou ce que l’on en sait. Il s’agit en effet d’une toile ample, très ambitieuse, d’une belle respiration dans l’espace et d’un caractère unique dans l’œuvre. L’artiste n’attache pas la même attention aux morceaux réalistes, minutieusement décrits dans leurs matériaux, comme on le voit dans les Madeleine, par exemple. Le Saint Jacques respire une forme de noblesse, je n’ose pas dire de classicisme. Avant la géométrisation propre aux dernières œuvres, nous sommes ici les témoins d’une nouvelle recherche de la lumière dans une gamme rose saumon, plutôt que rouge, sans concession au pittoresque des beaux morceaux, quelque chose de simple et d’apaisé.

Croyez-vous aux chances de voir un jour l’original réapparaître ?

L’original de la Rixe de mendiants, qui n’était connue que par une belle copie conservée au musée de Chambéry, est réapparu dans la collection des barons Trevor, en Angleterre, et a été acheté par le Getty Museum en 1972. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres…

Si vous aviez le choix, que voudriez-vous voir découvrir demain ?

La réponse pour moi est facile ! Un portrait par Georges de La Tour ! C’est une grande lacune, et il en a certainement peints.

Reconstruire le corpus de Georges de La Tour s’apparente à un exercice pieux.

Ces « démonstrations » n’en sont pas, j’en ai bien conscience. Elles ne valent que par des comparaisons qui se font immédiatement, entre l’œil et je ne sais quelle partie du cerveau, entre ce que je vois, ce que je sais de La Tour en me fondant sur des œuvres sûres : technique, traitement des formes par tel ou tel type d’éclairage, tels coloris ou rapports de coloris particuliers, tel traitement de la troisième dimension, vu de près, de loin, dans un espace resserré ou non, emploi ou non d’une perspective linéaire, vue par en haut, par en bas, distorsions, traitement simplifié ou non, attachement à la description des matériaux… De chacun des cas que l’on peut essayer d’expliciter naît un sentiment général, dangereux chez La Tour, qui procède de plusieurs styles, en avançant dans sa carrière. Devant une nouvelle œuvre, on a une appréciation presque immédiate en recherchant un air de famille : c’est lui ou ce n’est pas lui. Ou bien c’est lui, mais c’est un reflet, une copie. Pour Georges de La Tour plus que pour tout autre, on peut comparer l’exercice de l’attribution à celui d’un œnologue, qui, à force d’avoir goûté tous les vins, est capable d’identifier le cru, et même l’année ! Mais attention, l’exercice de l’attribution est dangereux, car on souhaite peut-être trop ardemment trouver.

Propos recueillis par Carole Blumenfeld
Publication dans La Gazette Drouot (cliquer). 8 Juin 2023

La Tour
Jean-Pierre Cuzin

éditions Citadelles & Mazenod, 2021

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