Courage, honor and the glory of war… a visual tour de force… kind of heroic literature not easily accommodated in our liberated age. ( New-York Times)


Chacun possède son propre « panthéon » du septième art. Le mien comprend un film français de Pierre Schoendoerffer : Le Crabe-tambour, (1977), inspiré par certains moments de la vie du lieutenant de vaisseau Pierre Guillaume, mais magnifiés par la poésie ambiante, la justesse de ton, le jeu sublimé des acteurs, la beauté des décors, l’exceptionnelle qualité des images.

Pierre Guillaume (1925-2002), officier de marine pendant la guerre d’Indochine, sauveteur de 1600 vietnamiens catholiques fuyant le communisme, rentrant en France seul à bord d’une jonque qui échoua sur les côtes somaliennes en novembre 1956, volontaire pour remplacer son frère officier tué en Algérie, il participera au putsch d’Alger comme adjoint du général Challe puis plongera dans la clandestinité au service de l’OAS. Arrêté, il sera condamné à huit ans de détention…

Atteint d’un cancer en phase terminale (une leucémie), un commandant de la marine (Jean Rochefort) se voit confier une dernière mission, qu’il a sollicitée: assistance et surveillance des pêcheurs sur les bancs de Terre-Neuve. Son but véritable ? Croiser un homme qu’il a connu autrefois, joué par Jacques Perrin, le crabe-tambour, devenu patron d’un chalutier à l’équipage composé d’hommes perdus… Et le regarder en face une nouvelle et dernière fois, comme la sentinelle qu’il a toujours été…

Olécio partenaire de Wukali

Au moment du putsch d’Alger (1961), il lui avait donné sa parole d’officier mais n’a pu la tenir sur ordre personnel de : « Dieu le père : le Général De Gaulle

 »… La raison d’état… Il en a beaucoup souffert. Il va mourir et veut se dresser, une ultime fois, lui qui a obéi, face à celui qui s’est rebellé et qui en a payé le prix : la prison pour haute-trahison. Il aurait d’ailleurs pu être exécuté…

Le hasard(?) fait que le médecin du bord (Claude Rich) a bien connu le crabe-tambour pendant la guerre d’Indochine….Sur la passerelle, il parle (trop!) de cet homme qui fut son ami et qui l’a tant marqué… Comme l’officier chef de service des machines (Jacques Dufilho)… Les souvenirs, les témoignages s’entremêlent, s’entrechoquent parfois…

Tous, ils évoquent cet individu particulier… Ils vont s’interroger sur leur vie… Et sur leurs destins : « j’ai passé ma vie a monté la garde » dira le commandant… Ils ont tous la cinquantaine, ils sont tous des soldats… Ils sont tous passés à côté de leur existence… Ils ont tous échoué… Ils le savent… C’est l’heure du bilan… Pas folichon…

Le réalisateur a rencontré Pierre Guillaume (qui sera conseiller technique sur le tournage du film), laissons-le raconter : « c’était un de ces capitaines légendaires… On a sympathisé. Quand j’ai écrit mon livre, je me suis dit qu’il y avait dans son histoire quelque chose qui m’intéressait. Ce n’est pas sa biographie, c’est mon histoire telle que je l’ai rêvée  »…


Le film comporte d’authentiques repères historiques (guerre d’Indochine : armistice en 1954, putsch des généraux en 1961, chute de Saigon en 1975). L’action restitue l’ambiance réelle sur les bateaux de guerre, avec respect des règlements et passerelle réservée : «  le commandant n’aime pas que l’on parle sur la passerelle en-dehors du service  »… Quand celui-ci débarque, la cérémonie est impeccablement rendue avec la garde d’honneur qui présente les armes…

Mais tout cela ne fabrique pas un chef d’œuvre : il faut d’autres ingrédients. Une immense émotion contenue, sorte de rêve éveillé, domine tout le film : dialogues percutants parce que réduits et efficaces, caméra analytique découvrant et décryptant les visages, les attitudes corporelles, les situations : l’escale à Saint-Pierre et Miquelon est particulièrement révélatrice sous cet angle avec l’infirmière (Aurore Clément), amoureuse du médecin du bord (Claude Rich) mais qui le regarde partir sans un geste, avec le vieux marin complètement saoul qui déclenche une bagarre dans la taverne d’où fuiront les membres galonnés de l’équipage. En toute volonté, le réalisateur suggère plus qu’il ne montre…Le film devient une épure…

Les prises de vue sont d’une beauté époustouflante, ce qui n’a rien d’extraordinaire lorsque l’on sait que Schoendoerffer s’est adjoint Raoul Coutard, le meilleur « metteur en images » du cinéma français ! Récompensé d’ailleurs par un César. Le plus étonnant dans la manière de raconter du réalisateur, ce sont les « passages » d’une scène à la suivante : quelques images de mer : de la houle, des vagues, la passerelle du bateau… Une sensation d’être en dehors du temps… Puis un autre moment de la vie du crabe-tambour… Où des souvenirs de Pierre, le médecin-chef joué par Claude Rich… La nostalgie est ce qu’elle devait être… De rencontre maritime en rencontre maritime, le navire se rapproche de celui du crabe-tambour… Mais il n’y a aucune dramaturgie : nous savons que l’affrontement aura lieu, d’ailleurs Willsdorf (nom du crabe-tambour dans le film) dira, en entendant la voix du commandant, « je m’y attendais »…

L’interprétation de Jean Rochefort, le commandant, est hors-norme, d’ailleurs il ne joue pas un rôle : il EST ce personnage, il le met dans sa peau. Encore une fois, les gestes, les attitudes, le message physique qu’il nous transmet nous laissent pantois : ni trop, ni trop peu, le ton juste, les mouvements précis, forts, impeccables Il recevra le César du meilleur acteur pour cette transmutation de l’humain. Il avouera plus tard que la mort de son frère (d’une leucémie), qui l’a bouleversé, l’aura fait transcender son sujet… Les voies du seigneur sont impénétrables…

Le médecin-chef du bord, Claude Rich, de retour du Vietnam où il a passé 20 ans, ne retrouvera rien de son passé en France, excepté un ancien soldat d’Indochine au bras d’une asiatique. Cet homme est bousillé dans sa tête, il n’a jamais pu se réadapter et il lui dira : « fous-le camp, ici ça sent la mort  »… D’où son retour dans l’armée… Il devient presque spectateur, observe, se fait manipuler par le commandant qui veut impérativement finir sa mission, ce dont il se rend parfaitement compte mais l’accepte au nom de… De quoi, d’ailleurs ? Une certaine solidarité de frère d’armes… Et de souvenirs, liés au crabe-tambour…

Quand au chef machiniste, Jacques Dufilho, il raconte ses histoires du pays bigouden… C’est fabuleux de l’entendre… Quel conteur ! Où est le rêve ? Où est la réalité ? C’est lui qui explique au docteur le passé commun du commandant et du rebelle… Avec une force de persuasion incroyable et en peu de mots…

Reste le crabe-tambour, Jacques Perrin, devenu un paria…Qui commande un bateau de pêche aux confins du Groenland… Toujours accompagné d’un chat noir… Il y a une vie après l’armée, après la honte d’avoir été un rebelle… Mais ce n’est évidemment plus pareil… Il a tout perdu, même ce qu’il considère comme son honneur d’officier… Alors, il attend la grande faucheuse… Résigné et sans illusion : il a combattu pour rien, il le sait…

Ce film rare est magnifique : réalisation technique impeccable, puissance expressive, images magiques, force des sentiments… Il devient un moment d’éternité… Intemporel et lumineux… On en sort différent de ce que l’on était en arrivant… Plus humain peut-être… Rien de « révolutionnaire », un classicisme poussé à la perfection… La poésie de l’image est issue du réel, presque naïve.

Comme déjà écrit, les chefs d’œuvre ne meurent jamais… C’est valable pour le septième art comme pour les autres…

Jacques Tcharny


WUKALI

02/03/2016
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