Du bon, du beau, du Baudelaire

par Jean-René Le Meur

Comme toujours chez Jean Teulé, une biographie précise mais romancée, enlevée, décalée et vivante

« C’est beau de l’air » graffitaient les jeunes « followers » de Charles Baudelaire sur les murs lors de la sortie des Fleurs du mal. Autant vous dire tout de suite, si vous voulez de l’air pur pour les vacances de la Toussaint passez votre chemin. Car Baudelaire (l’homme) ça décape ; ça pique parfois les yeux, ça décolle la pulpe ! Donc pour le « bol de l’air », partez au Crotoy, à la Pointe du Raz ou mieux à Belle-Île au milieu de mets locaux. 

Beautés et immondices. Une biographie décapante, surprenante et flamboyante. Sublime et déprime ! 

« L’Atelier du peintre »de Courbet.
(détail). 1854-1855
On y voit ici Baudelaire
Musée d’Orsay. Paris

L’artiste et l’œuvre 

Dans une interview entendue cet été sur les routes des Alpes-de-Haute-Provence, hors de mon charnier natal, Teulé disait qu’il faisait la différence entre l’œuvre sublime et l’artiste (ou l’homme) détestable. On avait déjà entendu cela aux César de sinistre mémoire. Vaste débat.

En tout cas sa biographie ne cesse de faire le lien entre l’auteur sa vie et l’œuvre. C’est d’ailleurs sa grande réussite.

C’est ce qu’on aime en effet. C’est l’effet que ça fait. Il crée un lien, une proximité avec le lecteur. Une intimité.

Olécio partenaire de Wukali

Les poèmes que nous n’avions pas réouverts depuis nos 20 ans nous reviennent en tête grâce à cette connexion avec la vie de l’auteur. Mais oui, mais c’est bien sûr ! Le rapport à la mère, c’est évident. 

Un amour fou, charnel et sensuel pour cette « panthère tachetée de Java » souple et câline. Mariette, la gouvernante pour qui il écrit plus tard, « ressent l’intensité de l’émotion sensorielle de ce petit qui semble considérer sa génitrice plutôt comme une divinité, un astre. » Je vous laisse prendre connaissance des détails. 

Son père meurt, plus de rival, sa mère est à lui. Sauf que très vite elle succombe aux charmes d’un chef de bataillon aussi décoré que rustre. Abandonné, « sa bouche se plisse d’un horizontal trait amer qui risque de durer. D’ici à ce qu’un jour il considère l’ensemble des femmes comme des putes ou des salopes, il n’y a pas loin. » Du Teulé100%. 

Plus tard, lors de leur rencontre, il dira à Jeanne Duval : « Vous voyez ma belle chérie, depuis la première qui m’aura trahi lors de ma prime enfance, moi j’ai dorénavant des stéréotypes odieux à l’égard des femmes. En un mot, je ne leur fais plus aucune confiance ». Jetant la clef de la chambre conjugale abhorrée dans le puits, il y jette aussi sa vie sans son adorée. 

Baudelaire abandonné construit son personnage désabusé et crée cet espace vide et sans fin qu’il emplira de lignes et de vers : « parmi les condisciples corvéables fais selon lui pour l’écurie c’est-à-dire exercer des profession, il préfère se mettre à explorer son propre laboratoire mental. » 

Il critique Hugo,ne respecte pas Racine : « il est des morts qu’il faut qu’on tue ! ».  Il agace à Louis le Grand jusqu’en s’en faire virer. 

Son beau-père archétypal qu’il traite de « squelette musqué »n’en peut plus. Le jeune Charles veut un jour l’étrangler car il s’est senti humilié par des remarques de corps de garde. C’en est trop. On ne supporte plus sa légèreté, sa supériorité, son indiscipline son arrogance. 

Caricature de Baudelaire par Nadar
Huile sur toile. BnF

On envoie le décalé faire ses humanités en Inde. Embarquement sur le Paquebot-des-Mers- du Sud. Deuxième abandon de sa mère. Mais qui lui dit : « Charles je t’assure qu’il me coûte bien pour accepter qu’on punisse mon amour. » Il ne résiste pas et oublie la trahison ou l’excuse, la comprend presque. Ce sera pareil avec Jeanne.

Insipide voyage : « homme libre, toujours tu chieras la mer ! » Insupportable à bord, tout le monde est ravi qu’il quitte le bateau à La Réunion pour faire demi-tour. Magnifique scène à Saint-Denis d’un Baudelaire à poil, des livres à la main. Il revient de l’escapade aux Mascareignes tout de même avec L’Albatros… Magnifique.

Il revient bien décidé à …. « conquérir Paris » ? Oh que non. Il se contentera de dépenser sans compter le capital laissé par son défunt père. 

Il achète une fille, Sarah la Louchette (sans commentaire) et de fausses antiquités Quai d’Anjou où il vit. Eugène Delacroix (Monsieur Eugène) qui passe par là lui dit bien que cette toile italienne du 13èmeest suspecte ! Une toile du 13ème… Allons Charles !

Il rencontre Jeanne Duval, la deuxième femme de sa vie, centrale dans sa vie. 
Il l’habille comme une poupée exotique, la gâte, ils sortent : « Jeanne, ce fauve à corps de femme métamorphosé en créature d’apparat, est maintenant prête. » Il l’a dans la peau. C’est son « soleil noir ».Il retrouve en elle le parfum de sa mère. Un Parfum exotique. Souvenez-vous :

Jeanne Duval photographiée par Nadar
« Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,
Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,

Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone ;

Une île paresseuse où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;
Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l'œil par sa franchise étonne.

Guidé par ton odeur vers de charmants climats,
Je vois un port rempli de voiles et de mâts
Encor tout fatigués par la vague marine,

Pendant que le parfum des verts tamariniers,
Qui circule dans l'air et m'enfle la narine,
Se mêle dans mon âme au chant des mariniers. »

Teulé n’en parle pas. (C’est juste pour faire plaisir à Hélène ma femme !)

Baudelaire boit, se drogue, dépense sans compter. Oh les belles bottes en Python ! En raison de ces folles prodigalités, il est mis sous tutelle. Finie la belle vie et la Tour d’Argent. Son quotidien déjà un peu glauque mais caché par la flamboyance le devient vraiment ! Ca sent l’urine, la putréfaction, les corps malades, les fluides, les sécrétions…

Bon, place à l’œuvre.

L’œuvre et des artistes

L’artiste ? Et bien son corps se délite, se disloque, s’étiole, se liquéfie. Il devient pustules et ulcères. On a bien compris Teulé. 

Son œuvre, elle, elle se déploie, se conçoit, le consume. 

Les Fleurs du Mal sont lancées sur l’idée d’Hippolite Babou ou de Charles Asselineau brave bibliothécaire à la Mazarine. Il voit, il veut une œuvre. Attention pas un simple « ramassis de poésies mises bout à bout » mais une œuvre avec un début et une fin. Elle est donc bien autobiographique, ce que nous imaginions. Et on sent que sa diffusion sonnera la fin. 

Je vous laisse reprendre ces 100 poèmes. On n’en connait bien une petite dizaine mais les relire 20 ans après c’est revenir en adolescence en savourant en homme (mûr ?) la densité. 

Ce que l’on aime aussi dans les biographies c’est croiser les personnages de l’époque, Apollonie Sabatier dont les visiteurs du Petit-Palais et d’Orsay connaissent bien les caractères.

Jean- Baptiste Clésinger, Femme piquée par un serpent, 1847, marbre, 70 x 560 x 180 cm
Paris, Musée d’Orsay. ©photo RMN).

Le bon gros barbu Théophile Gautier, Eugène Delacroix on l’a vu, Flaubert et puis surtout l’ami d’Ornans et de la rue Hautefeuille Gustave Courbet qui dans son Atelier du peintre met à l’honneur Baudelaire avec Jeanne. Au gré des engueulades et des rabibochages, Baudelaire demandera à Courbet de l’effacer et de la repeindre à ses côtés. 

Et puis c’est quand meurtrie dans ses chairs que Jeanne disparait de sa vie qu’elle réapparait. Comme par magie sur le tableau alors que Baudelaire et Courbet l’avaient définitivement effacée derrière un mur gris. 

Encore un instant Monsieur le bourreau

Il y a quelques mois sur un réseau social professionnel j’avais été ému par cette mention manuscrite : « je tiens absolument à cette virgule. » L’émotion sur Linkedin est assez rare. 

Moments savoureux proposés par Teulé que ces allers et retours avec l’imprimeur avec fac-similés des épreuves. Affreux petit d, interlignes erronées, rapprochement de lettres…  

Si la diffusion de l’œuvre sonne la fin… et bien, il faut sans doute inconsciemment repousser son impression et sa publication grâce à ces allers et retours avec l’imprimeur d’Alençon. 

Bon à tirer avec corrections autographes de Baudelaire dans les marges.
Le sommeil de la raison produit des monstres
Série Les Caprices. Goya

La quatrième de couverture est assez éclairante « Si l’œuvre éblouit, l’homme était détestable. Charles Baudelaire ne respectait rien, ne supportait aucune obligation envers qui que ce soit, déversait sur tous ceux qui l’approchaient les pires insanités. 

Mais alors Teulé, qu’allais-tu faire dans cette galère ? (oui on se tutoie avec Jean, enfin j’ai envie).

Mais enfin c’est bien sûr « Drogué jusqu’à la moelle, dandy halluciné, il n’eut jamais d’autre ambition que de saisir cette beauté qui lui ravageait la tête et de la transmettre grâce à la poésie. Dans ses vers qu’il travaillait sans relâche, il a voulu réunir dans une même musique l’ignoble et le sublime. Il a écrit cent poèmes qu’il a jetés à la face de l’humanité. Cent fleurs du mal qui ont changé le destin de la poésie française. »

Du coup, on se dirige vers sa bibliothèque on extrait une anthologie avec une mention « maman, mai 1996 » écrite maladroitement, on sourit, on écrase une larme. On cherche son édition des Fleurs du mal et on se souvient qu’on l’avait laissée à un petit cousin pour son Bac Français. 

On ne va quand même pas envoyer les huissiers alors direction Librairie de Paris
Rien que pour cela merci Teulé !

Crénom Baudelaire!
Jean Teulé

éditions Mialet- Barrault. 21€

Illustration de l’entête: La femme au perroquet (1827). Eugène Delacroix.
Huile sur toile, 24,5cm/ 32,5cm. Musée des Beaux-Arts de Lyon.

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