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La vitesse de l’ombre, un essai d’Anne Le Brun

par Suzanne Ferrières-Pestureau

Proche des surréalistes, poète, essayiste, critique d’art et spécialiste de Sade, Annie Le Brun poursuit sa lutte pour défendre la vertu subversive de l’imagination en mettant en garde contre le « gavage » d’informations et d’images qui ne laissent aucun espace de liberté à l’imagination pour se déployer.  

Dans ses deux précédents essais, elle insistait sur l’urgence de « sauver ce qui n’a pas de prix », à commencer par l’imagination qui serait en danger de mort[1]. Elle soulignait l’enjeu que représente l’image dans un monde où la prolifération des images les a paradoxalement vidées de leur contenu, depuis que l’image est devenue « l’arme par excellence du capital ». L’auteur situe ce basculement dans les années 1990, quand l’image est devenue la proie de la finance. Cette première offensive contre la sensibilité aurait ouvert la voie à la colonisation systématique de l’imaginaire à laquelle nous assistons. 

Marcel Duchamp
Marcel Duchamp. Nu descendant un escalier n2 (1912).
Huile sur toile 89/146cm. Philadelphia Museum of Art

Dans son dernier essai La vitesse de l’ombre[2], composé de courts chapitres entrecoupés de poèmes, Annie Le Brun nous invite à porter un regard différent sur les œuvres. En puisant dans certaines, elle montre comment la multiplication des images empêche de voir ce que l’on ne voit pas encore car il y a quelque chose qui résiste dans l’œuvre d’art. Il faut faire sauter ces « barricades mystérieuses »[3], pour voir derrière l’image, une absence qui intrigue. 

Portée par cette quête de quelque chose d’inconnu, elle va puiser dans les images qui lui sont revenues avec insistance au moment d’écrire, des images qui au premier abord n’avaient rien en commun si ce n’est qu’elles se singularisaient par l’énigme dont elles étaient porteuses. Elle va suivre ces images en fuite qui, pour la plupart, en appelleront d’autres, tout aussi énigmatiques, jusqu’à faire apparaître certaines constellations propices à l’ouverture d’un autre espace. Un dialogue va alors s’instaurer entre ces images de Marcel Duchamp : Avoir l’apprenti dans le soleil, (1914), Nu descendant un escalier, (1911 et 1912) et de René Magritte : Le jockey perdu, (1942).

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La première image qui surgit : Avoir l’apprenti dans le soleil est un dessin daté de 1914, qui fait suite à une série de trois esquisses que Marcel Duchamp avait réalisées pour illustrer des poèmes de Jules Laforgue.

Ce dessin énigmatique, montrant la silhouette d’un cycliste à l’assaut d’une portée de musique, s’éclaire si on le situe dans la pensée duchampienne qui s’exprime souvent par métaphore. Lorsque Duchamp évoque le soleil et sa symbolique platonicienne, il parle de Porteurs d’ombres qu’il identifie comme ceux qui peuvent nous faire entrer dans la quatrième dimension, qui nous ouvrent la porte de l’inframince, cet espace-temps qui peut faire basculer les objets produits par les artistes dans le statut d’œuvre d’art. La sagesse ultime platonicienne, le soleil, et par glissement les Porteurs d’ombres, est pour Duchamp une métaphore pour décrire notre situation de regardeur moderne. Avoir l’apprenti dans le soleil c’est voir l’artiste contredit dans son élévation vers la sagesse ultime (le soleil) par la trivialité des regardeurs[4]

janvier 1914 (Rouen) / Encre de Chine et crayon sur papier à musique 27,3 x 17,2 / Signé en bas à gauche au crayon : Marcel Duchamp, 1914. Légendé en bas au milieu à l’encre : — avoir l’apprenti dans le soleil — cat.: L, 109, S 207, Ph. 96. Hist.: Coll. Louise et Walter Arensberg. New York (probablement acquis vers 1921). Coll. Louise et Walter Arensberg, Philadelphia Museum of Art.

Portée par l’évidence d’une même sidérante blancheur survint, aussitôt après, l’un des multiples Jockey perdu, réalisés par Magritte avec le sentiment que les deux images « se rejoignent à montrer quelque chose qui a commencé et que rien ne paraît pouvoir arrêter. On croirait volontiers qu’elles n’existent pareillement que pour emporter toujours plus loin (…) Dans les deux cas, il s’agit d’une course éperdue vers le visible [5] ». 

Ces deux images, qui ont surgi dans l’esprit d’Annie Le Brun, marquent un changement de cap dans l’œuvre des deux artistes dans la mesure où elles cherchent un passage vers un autre espace. Passage vers l’élaboration du Grand Verre suivi d’Étant donnés pour Duchamp et de l’ultime Jockey perdu pour Magritte[6].

Faisant référence à Aby Warburg et à son Atlas Mnémosyne dans lequel il tente d’établir les cartes de l’espace mental que les hommes n’ont cessé de créer entre eux et le monde, Annie Le Brun s’interroge sur les raisons qui empêchent l’apparition de cet espace mental :

 « N’est-ce pas parce qu’aujourd’hui tout est en place pour empêcher l’apparition de cet espace, que « l’apprenti dans le soleil » a soudain rejoint « le jockey perdu » comme un appel à l’effraction des horizons en trompe-l’œil que ce monde nous impose[7] » ?

Une nouvelle économie du regard s’est en effet imposée dans laquelle n’existe que ce qui est visible, où l’image devient preuve d’existence moins par son contenu que par sa profusion. De là à en conclure que dans un monde, où n’existe plus que ce qui est visible, l’image devient preuve d’existence. Mais aussi et surtout que désormais la fréquence avec laquelle l’image se montre importe plus que son contenu.  

Poursuivant sa quête, Annie Le Brun accueille d’autres images qui soudain font constellation : Bibi à Marseille (1928) de Jacques Henri Lartigue, une gravure anonyme pour l’édition de 1797 de La Nouvelle Justine ou les malheurs de la vertu du marquis de Sade, et Deux dames vénitiennes (1490) de Vittore Carpacccio, Elle trouve dans la charge érotique de ces images un lien probable : l’image d’une image que nous ne verrons jamais dit-elle. Une image absente dotée d’une puissance paradoxale, celle d’un regard insaisissable commun aux personnages des trois images qui soudain fait écho à une autre image oubliée, sortie de l’ombre : Les demoiselles d’Avignon (1907) un petit dessin de Picasso découvert vingt ans plus tôt. Ce détour par l’image fait naître une autre image absente : Environnement vaginal, (1902).[8], celle d’un « regard de face. Regard sans alternative. Regard d’une femme donnant à voir son sexe grand ouvert, elle-même lovée dans un sexe de femme grand ouvert qui regardait. Œil vide grand ouvert sur le vide. Regard sans origine de l’origine se faisant image au bord du néant qui nous fonde [9]».

Il y a une absence derrière l’image, un invisible qui nous intrigue d’autant plus qu’il tend à disparaître. L’absence est le sujet principal de ce très bel essai d’Annie Le Brun où parallèlement au texte, la poésie ouvre un autre passage aux ombres errantes. Face au tarissement de l’imagination, l’auteur nous invite à accueillir les images filantes qui montent des profondeurs de notre nuit pour réenchanter un monde qui « chaque jour un peu plus, travaille à nous faire oublier notre vie [10]».


[1] Annie Le Brun, « Ce qui n’a pas de prix, Beauté, laideur et politique », Stock, 2018.

[2] Annie Le brun, La vitesse de l’ombre, Editions Flammarion, 2023. 

[3]« Les barricades mystérieuses » font référence au titre d’une pièce pour clavecin que François Couperin composa en 1717.

[4] Marc Vayer, Centenaireduchamp.blogspot.com : (COD) Avoir l’apprenti dans le soleil. 

[5] Annie Le Brun, La vitesse de l’ombre, p. 21. 

[6] Annie Le Brun, op. cit., p.28.

[7] op. cit. p.29.

[8] Pablo Picasso, 

[9] Annie Le Brun, op. cit., p.71.

[10] op. cit.,p.121.

La vitesse de l’ombre
Annie Le Brun

éditions Flammarion. 23€90

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Illustration de l’entête: Le jokey perdu. Magritte. Gouache sur papier. 1948

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