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Guerre froide et Kulturkampf – Aux sources du soft-power américain

par Jacques Trauman

Dans la série: À l’Aube du XXIè siècle
Saison 3 Aux sources du soft-power américa
Épisode 1

Un hiver de circonstance

1947
C’était le chaos en Europe. Treize millions de personnes déplacées erraient a travers le continent, et, pour ne rien arranger, l’hiver 1947 fut glacial. Il neigea sur Saint-Tropez, des trains qui transportaient des produits de première nécessité gelèrent sur les rails, quatre millions de moutons moururent. La Guerre Froide commençait par un hiver du même acabit.

Les Européens n’avaient plus rien, mais les soldats américains se prenaient pour des pachas. Une cartouche de cigarettes américaines coutait 50 cents, mais valait 180 dollars au marché noir. Avec quatre cartouches de cigarettes, vous pouviez louer un orchestre symphonique pour la soirée, et avec 24 cartouches, vous pouviez acheter une Mercedes-Bentz datant de 1939.

Hôtel Ritz. Place Vendôme
©Roger Schaal

L’agent secret John Hay Whitney réquisitionna l’hôtel Ritz, où il organisa une soirée avec son ami David Bruce, un proche de F. Scott Fitzgerald, qui arriva avec Ernest Hemingway et une petite armée de libérateurs; vinrent aussi Eric Blair (George Orwell), et Simone de Beauvoir accompagnée de Jean-Paul Sartre, qui, ce soir là, à force de whisky, se prit une cuite mémorable.

Olécio partenaire de Wukali

Arthur Koestler, lui, dînait avec André Malraux, au menu il y avait caviar, vodka, blinis, balyk et soufflé sibérien tandis que le philosophe britannique, le futur Sir Alfred Ayer, auteur de «Langage, vérité et logique», roulait en Bugatti avec chauffeur.

Susan Mary Alsop, jeune épouse d’un diplomate américain, raconte que, en sortant du Ritz, elle jeta un mégot à terre; aussitôt, un homme bien habillé se précipita pour le ramasser.

Pendant ce temps là, les magasins étaient désespérément vides, et les gens frigorifiés dormaient dans des hall d’immeubles, dans des escaliers, dans des caves et dans des abris anti-aériens.

Voilà ce que raconte Frances Stonor Saunders dans son livre extraordinaire sur le rôle, encore bien méconnu, de la CIA dans la Guerre Froide Culturelle.
Diplômée d’Oxford, Frances Stonor Saunders, journaliste, historienne, productrice de cinéma, réalisa des documentaires, en particulier sur le rôle de la CIA dans l’émergence du mouvement de peinture de «l’expressionnisme abstrait», travailla pour la BBC, puis publia son premier livre, «Qui mène la danse» (*), dont s’inspire largement cette série d’articles.

Une improbable rencontre

Berlin, 1947
«OMGUS» signifie «Office of Military Government US», que les Allemands appelaient «BUS» parce que le sigle était peint sur des autobus réquisitionnés par les Américains. OMGUS espionnait bien sûr les autres puissances alliées, mais son rôle principal était d’étudier des piles et des piles de dossiers remplis de «Fragreboten»,  des questionnaires que tout Allemand cherchant un job devait remplir.
Toutes sortes de questions étaient posées, sur la nationalité, la religion, le casier judiciaire, l’éducation, la profession, les éventuels écrits, les revenus et les actifs, les voyages à l’étranger et surtout, surtout, sur l’affiliation politique. L’idée, en théorie, était de débusquer les nazis. Mais alors qu’un «technicien de sol» pouvait se voir refuser un job parce qu’il ou elle avait, un jour, nettoyé le parquet de la Chancellerie du Reich, des dizaines et des dizaines de scientifiques, d’hommes d’affaires, voire d’anciens militaires furent embauchés en dépit de leur passé nazis, car il s’agissait d’empêcher l’Allemagne de s’effondrer complètement.  Néanmoins, travailler à l’«OMGUS» était une fonction bureaucratique, ennuyeuse et répétitive…

Habitante de Berlin cultivant des pommes de terre en face de la porte de Brandebourg. 1947. Carte postale

Parmi le staff de «l’OMGUS», on pouvait trouver deux Américains qui, à priori, n’avaient pas grand-chose en commun.

L’un se nommait Michael Josselson, dit «the fixer», parce qu’il pouvait vous arranger n’importe quoi. Né à Tartu, en Estonie, de parents juifs ayant fui la révolution russe en 1917, Jesselson fit ses études à l’université de Berlin, travailla pour un grand magasin à Paris, puis émigra aux Etats-Unis en 1936, où il devint citoyen américain. Recruté par les services secrets, car ses compétences pouvaient servir, il s’occupa de traquer les nazis dans les domaines de la radio, de la presse, du théâtre, du cinéma.

L’autre se nommait Nicolas Nabokov. C’était un Russe blanc issu de l’aristocratie terrienne de Minsk. Compositeur (il avait travaillé avec les ballets russes de Diaghilev et écrira des opéras), il avait vécu à Berlin avant de se retrouver lui aussi à Paris, et enfin, en 1933, aux Etats-Unis où il devint américain. Cet égard, il partagea un petit studio avec Henri Cartier-Bresson alors que ni l’un ni l’autre n’avaient guère d’argent. Pour Cartier-Bresson, écrira Nabokov, «le mouvement communiste était porteur de l’Histoire, de l’avenir de l’humanité». Nabokov était grand, beau, expansif, extraverti et toujours en retard, alors que Josselsson était plutôt réservé et très pointilleux.

L’un donc était un Juif estonien et l’autre un aristocrate russe blanc, et ils n’auraient pas du, en principe, se rencontrer, mais ils avaient en commun leur expérience de l’exil. Ils devinrent amis et, comme l’écrivit Nabokov, ensemble ils «réussirent leur chasse aux nazis, mettant sur le grill quelques chef d’orchestres fameux, des pianistes, des chanteurs, et des musiciens d’orchestre».

Une belle brochette de nazillons

En 1947, Wilhelm Furtwängler se retrouva dans la ligne de mire; ce grand chef d’orchestre avait trouvé un arrangement avec les nazis après l’accession d’Hitler au pouvoir, et avait continué de conduire le Philharmonic de Berlin pendant le Troisième Reich. «Je jouais un rôle primordial en évitant à ce grand chef d’orchestre l’humiliation d’avoir a se soumettre au processus de dénazification», écrira Jesselson. Furtwängler joua d’ailleurs habilement les Soviets contre les Américains, car les Russes lui avaient offert la direction du Staatsoper Unter den Linden, et Furtwängler profita de cette offre pour faire chanter les Américains.

Newell Jenkins, chef du département du «théâtre et de la musique» auprès du gouvernement militaire du Würtenberg, n’apprécia pas, et se demanda «comment il se faisait que tant de nazis prééminents dans le domaine de la musique soient encore actifs?». Car Furtwängler n’était pas le seul a être épargné par les autorités militaires américaines.

Herbert von Karajan fut un membre du parti Nazi dès 1933, au point même que ses ennemis le surnommaient «SS Colonel von Karajan». Qu’importe, on le laissa à la tête du Philharmonic de Berlin où il fit la carrière mondiale que l’on sait.

La chanteuse d’opéra Elizabeth Swartzkopf avait donné des concerts pour la Waffen SS, avait figuré dans des films de propagande de Goebbels, qui disait d’elle qu’elle était «bénie des dieux»;  elle portait le numéro 7548960 au Parti Nazi; mais elle fut plus tard anoblie par la Reine d’Angleterre…

Pourquoi tant de mansuétude à l’égard de Nazis certifiés pur jus ? Parce qu’il fallait contrer la politique culturelle soviétique. Les Russes, n’ayant pas la puissance économique des américains, ni la bombe atomique, mirent en place, sous l’impulsion de Staline, une stratégie consistant à gagner la «bataille des âmes». Les Américains étaient encore incompétents en matière de Kulturkampf, mais la Guerre Froide devint vite une bataille psychologique, une guerre de propagande.

Portrait de Staline affiché sur Unter den Linden  à Berlin (1945)
Photo Imperial War Museum 

Ainsi, par exemple, les Russes ouvrirent une très luxueuse «Maison de la Culture» à Berlin, dans «Unter den Linden», agrémentée de beaux meubles anciens, de beaux tapis, des chandeliers et de tableaux de maîtres. Ils y ouvrirent un bar luxueux, tout cela avec des biens réquisitionnés cela va de soi. Les Américains n’allaient pas tarder à répliquer.

Cominform versus Pax Americana

Selon Serge Guilbaut dont nous avons présenté l’excellent travail de recherche dans de précédents articles de cette série, Jean Cocteau aurait prévenu les Américains «qu’ils ne seraient pas sauvés par leur armement, ni par leur argent, mais par une minorité pensante, parce que le monde expire car il ne pense plus, il ne fait plus que dépenser».

En septembre 1947, pour répondre au Plan Marshall, Staline créa le Cominform, tandis qu’Andreï Jdanov, architecte de la politique culturelle des l’URSS, demandait aux intellectuels du monde entier de se lever pour combattre l’impérialisme américain.

Les Américains avaient enfin compris. Ils créèrent a leur tour les Amerika-Häuser à travers l’Allemagne, maisons de la culture et points d’encrage de la politique culturelle américaine, destinées à combattre l’image d’Américains intellectuellement retardés et mâcheurs de chewing-gum. On y montra des films, on y organisa des concerts, des récitals, des conférences, des expositions d’expressionnisme abstrait, bref de tout ce qui pouvait rehausser l’image intellectuelle de l’Amérique (la Amerika-Häus Berlin fut remise aux autorités allemandes en 2004, et fermée en 2014).

 Ziegfeld Follies, réalisateur Vincente Minnelli (1946)
Fred Astaire et Gene Kelly

Les compositeurs américains –Leonard Bernstein, Georges Gershwin, etc…- furent mis en avant, un programme théâtral massif fut organisé, promouvant Eugene O’Neill, John Steinbeck, tandis que les autorités militaires américaines mirent au point une liste de valeurs morales qu’il convenait d’encourager. Ainsi, Jules Cesar de Shakespeare, fut banni parce qu’il glorifiait la dictature, Le Mariage de Figaro de Beaumarchais et Hamlet furent encouragés sur le thème de la condamnation de la corruption, tandis que le Faust de Goethe exposait, selon les autorités américaines, la puissance de la foi, etc…etc… «Un livre peut-être plus utile qu’une bataille», aurait dit Disraeli en son temps.

Des traductions furent financées par la «Psychologival Warfare Division» du gouvernement militaire américain, Pearl Buck, William Faulkner, Ernest Hemingway furent promus en Europe. Certains auteurs européens trouvèrent grâce aux yeux des Américains, dont par exemple André Gide, qui n’avait décidément pas été convaincu par un de ces voyages de prestige en URSS organisé par les Soviets.

«Nous sommes dans une situation sans précédent depuis l’antiquité. Il n’y a jamais eu, depuis Rome et Carthage, une telle polarisation de pouvoirs sur terre. De plus, les deux grandes puissances sont divisées par un gouffre idéologique sans fond», avait conclu, devant le Congrès, Dean Acheson, secrétaire d’État de Truman.

Scandale au Kammespiel Theatre

Melvin Lasky

Melvin Joah Lasky était né en 1920 dans le Bronx. C’est son grand-père, qui parlait le yidddish, qui avait forgé son caractère. Lasky devint un féroce anti-staliniste, avec un goût prononcé pour la bagarre, aussi bien intellectuelle que physique.

Les Soviets, en 1947, avaient organisé un «Congrès des écrivains» au théâtre Kammerspiel, à Berlin Est, et Lasky, qui parlait allemand sans une trace d’accent, tint le micro pendant 35 minutes afin de louer les écrivains qui tinrent tête à Hitler, comparant dans la foulée le régime nazi au régime communiste.

Ce fut un scandale, à un point tel que même les autorités militaires américaines en furent offusquées et pensèrent même à l’expulser de Berlin. Mais le général Lucius Clay, qui commandait les armées d’occupation, n’était pas de cet avis. Le 7 décembre 1947, Lasky remit un mémo au général, «La proposition Melvin Lasky», dans lequel il recommandait de mener une guerre culturelle contre les Soviets. «Ne vous y trompez-pas, écrivit Lasky, la substance de la Guerre Froide est culturelle».

Lasky proposa de créer un journal pour défendre les positions américaines, un journal qui, avec l’appui de Lucius Clay, vit le jour à Munich le 1er octobre 1948, sous le nom de «Der Monat», dont le but était de combler le fossé entre les intellectuels allemands et américains. A terme, «Der Monat» fut intégralement financé par la CIA et la Fondation Ford.

«Lasky le militant, écrit Frances Stonor Saunders, Josselson l’ancien employé d’un grand magasin, et Nabokov le compositeur, se trouvaient maintenant aux avant-postes de ce qui allait devenir, sous leur tutelle, une des opérations secrètes les plus ambitieuses de le Guerre Froide : gagner l’intelligentia européenne aux propositions américaines».

Lire la suite:
Quand les WASP s’en mêlent
. Mise en ligne mercredi 10 mars

Récapitulatif de la série
À l’aube du XXIéme siècle
par  Jacques Trauman

Saison 1
La « French Theory » et les campus américains

Episode 1. Erudition et savoir faireJeudi 25 février
Episode 2. Citer en détournantVendredi 26 février
Episode 3. Le softpower américain. Samedi 27 février

Saison 2
Comment New-York vola l’idée d’art moderne

Episode 1. Du Komintern à la bannière étoilée. Mardi 2 mars
Episode 2. En route pour la domination mondialeMercredi 3 mars
Episode 3. L’apothéose de PollockJeudi 4 mars
Episode 4. La guerre froide de l’art.Vendredi 5 mars

Saison 3
Aux sources du softpower américain

Episode 1. Guerre froide et « Kulturkampf »Mardi 9 mars
Episode 2. Quand les WASP s’en mêlent. Mercredi 10 mars
Episode 3. Ce n’était pas gagné d’avance. Jeudi 11 mars
Episode 4. Un cordon ombilical en or. Vendredi 12 mars

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