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Le dernier roman de Houellebecq vu d’Italie

par Silvia Ionna

Il y a un peu de Saturne chez nous-autres français, c’est à dire que nous avons en France une certaine volupté, une certaine propension à nous combattre et nous entredéchirer, à nous mésestimer. Je ne saurais dire s’il s’agit du concept du village gaulois popularisé par les albums d’Astérix, peut-être faut-il y voir là le fruit de notre géographie et de notre histoire. Plus probable, serait-ce là le fruit de ce mouvement d’idées qui sans remonter au jansénisme (et pourtant!), oppose une fraction des Français les uns contre les autres depuis des siècles, une forme tout simplement devenue laïque d’un débat d’essence religieuse et spirituelle.

Fort intéressant au demeurant le regard de nos amis d’autres pays, francophones ou non, sur notre beau pays et nos disputes intestines. Silvia Ionna, italienne et européenne convaincue qui vit à Turin, passionnée d’art, de photo et de littérature française, et qui a rejoint l’équipe de WUKALI dois-je le préciser depuis quelques années, nous a adressé ce billet sur Michel Houellebecq.

Que de conversations et de débats entre nous, et parfois tournant au vinaigre autour d’un livre ou d’un film, et si d’aventure un des protagonistes demande au débotté « Mais l’as-tu lu ? » ou « As-tu vu ce film » , son interlocuteur est capable de lui répondre « Non ! ». Paradoxe d’une culture qui s’époumonne en privilégiant le paraître sans se remettre en question. Avouons au demeurant que la critique, dans le sens journalistique du terme (et je bats ici ma coulpe), participe de ce pas de deux et fournit des arguments prémâchés pour de telles disputes salonnardes. Mais voila, comme chacun sait dans les relations de pouvoir, celui qui prend la parole, n’aurait-il rien à dire, assure ainsi son existence… !

Pierre-Alain Lévy


« J’accuse le cafard » pourrait résumer l’une des deux questions épineuses que Michel Houellebecq, l’un des plus grands écrivains français contemporains, aborde dans son dernier livre.

Le cafard en question, plus connu sous le nom du réalisateur Stefan Ruitenbeek, serait coupable d’avoir voulu diffuser des images d’un film pornographique, auquel Houellebecq avait participé, mais à la diffusion duquel il n’avait pas donné son accord. Mais prenons un peu de recul.

Les derniers mois de la vie de l’écrivain, à en juger par son état d’esprit, décrit en détail dans le livre « Quelques mois dans ma vie« , n’ont pas été de tout repos. Et qui peut le lui reprocher ?

En effet, Houellebecq a été pris entre les feux de deux événements médiatiques très suivis et discutés en France, au point de l’inciter à sortir de sa réserve proverbiale et à participer à des interviews télévisées dans lesquelles il a répondu publiquement à toutes les affirmations, parfois très brutales, contenues dans son pamphlet.

Olécio partenaire de Wukali

En effet, après avoir décidé de participer à un film pornographique en société le malentendu est imprégné d’un contrat, dont Houellebecq produit lui-même une copie dans son livre, énumérant les clauses qui n’ont alors pas été respectées, ce qui a conduit l’écrivain à s’adresser aux autorités judiciaires, dont la réponse définitive est toujours attendue et qui décidera si les vidéos litigieuses seront ou non rendues publiques.

Parallèlement à cet événement, Houellebecq a également suscité un émoi sans précédent en raison de ses propos publiés dans le journal Front populaire de Michel Onfray, dans lesquels il suggérait aux immigrés, qui selon lui volaient et agressaient les Français, de respecter la loi ou de quitter la France. Ces propos, qualifiés de racistes, ont évidemment déclenché une déploration générale, mais ils ont également irrité Mohammed Moussaoui, président de l’Union des Mosquées de France, à tel point qu’il a dénoncé Houellebecq au Tribunal de Nanterre en raison de la gravité des propos tenus. Afin de clarifier sa position et de mettre définitivement fin aux accusations dont il faisait l’objet, l’écrivain français a corrigé ses propos, s’excusant auprès de tous ceux qui s’étaient sentis offensés par ses paroles, modifiant le texte incriminé et en produisant un autre, qui est reproduit dans le livre.

Le comportement de l’écrivain face à tous ces événements a fait l’objet d’une analyse approfondie en France. D’une part, le livre représente une analyse lucide des problèmes, où, décrivant l’état de prostration que les événements ont provoqué chez l’auteur, il les affronte néanmoins avec une lucidité inflexible, entrant dans les plis les plus inconfortables de la question, même à son détriment, en s’excusant d’avoir heurté la sensibilité de ses interlocuteurs et du public français.

En revanche, décrivant les étapes qui l’ont conduit à tourner les séquences du film pornographique litigieux, il utilise un jargon parfois violent, machiste et antiféministe, notamment à l’égard de la célèbre actrice pornographique Jini van Rooijen (surnommée « la truie »), censée l’avoir flanqué dans les scènes pornographiques, ou se lancer dans des interprétations du comportement sexuel féminin lors de relations intimes, plutôt que d’illustrer son idéal sexuel personnel dans lequel la pornographie d’une part et l’amour d’autre part coexistent pour donner du plaisir, sans aucune dichotomie entre eux.

En fait, la combinaison de tous ces éléments introduit l’une des principales caractéristiques de la poétique de l’auteur, à savoir une dichotomie qui n’est jamais une fin en soi ou qui cherche une résolution spécifique, mais plutôt une analyse des possibilités présentes, observée de manière analytique, capable surtout de provoquer, mais aussi de faire réfléchir. Beaucoup se sont donc demandé si le livre en question n’était que le résultat de la volonté de l’écrivain d’attirer l’attention du public sur un événement personnel qui l’a touché, qu’il considère comme injuste et qui fait donc l’objet de sa défense, ou si le texte incarnait le courant du roman-vérité mené en France par Emmanuel Carrère, où les différents aspects d’un événement privé sont abordés à la manière d’un roman.

En mettant en scène une sorte de fable moderne où les personnages contemporains du plateau pornographique incarnent des rôles d’animaux, dans une transposition qui rappelle tant les fables de La Fontaine, l’ironie mordante de Houellebecq affleure et il est impossible de ne pas ressentir son orgueil blessé et son effroi, comme il l’avoue lui-même dans le livre, que la seule trace qui puisse rester de sa vie sexuelle, l’aspect le plus vivant de son existence, soit représentée « comme un coït médiocre, avec une truie inerte, filmé par un réalisateur dégénéré« .

En définitive, tenter de trouver une résolution à la multiplicité des éléments de ce livre serait allé contre le personnage Houellebecq et de sa propre complexité humaine. Certes, on peut s’étonner de la légèreté avec laquelle il aborde cette expérience du décor pornographique, mais c’est lui-même qui fournit les outils pour interpréter sa pensée. En définissant sa position sur l’utilisation et la consommation de pornographie amateur comme amoraliste, avec une franchise qui ne laisse pas de place aux secondes interprétations, ainsi qu’en modifiant sa propre position sur les propos racistes qu’il a tenus à l’égard des musulmans, Houelebbecq fait preuve de toute sa naïveté. Il aurait été plus facile d’ignorer les accusations de droitisation dont il a fait l’objet et qu’il a fermement démenties, expliquant plutôt ses convictions populistes ou souverainistes, mais pas de droite. De même, il aurait été plus astucieux de s’adresser simplement aux autorités judiciaires pour obtenir raison d’un contrat, selon lui mal formulé, et de laisser les faits parler d’eux-mêmes. Au lieu de cela, Houellebecq a décidé de parler ouvertement de tout l’incident, s’exposant évidemment au ridicule public, mais ne manquant pas l’occasion de dire ce qu’il pense, quelle que soit l’opinion d’autrui.

Je pense que c’est essentiellement la raison pour laquelle on en a tant parlé en France. Houellebecq a toujours été considéré comme un grand écrivain, ses livres ont été prédictifs, comme dans le cas de la sortie de Soumission et de l’attentat contre Charlie Hebdo, qui s’est produit les mêmes jours. Son choix de s’exposer, même avec des idées qui ne sont pas partagées par la plupart, a fait l’objet d’un dialogue, parfois d’une réprobation ou d’une prise de position contraire à ses sentiments, mais dans certains cas, il a suscité des réactions de solidarité sincère, comme dans le cas de Bernard-Hénry Lévy ou de Gérard Depardieu.

Personnellement, je ne suis pas d’accord avec tout ce que j’ai lu dans le livre, je considère Houellebecq comme un excellent romancier, mais je crois que dans ces affaires privées, il a vraiment péché par une dangereuse naïveté, finissant par instiller le doute, surtout dans l’esprit de ses détracteurs, que son brillant talent n’est pas soutenu par autant de moralité ou de sens pratique. On demandait toujours aux intellectuels, surtout aux Français qui faisaient école, de pousser la réflexion plus loin. Il ne s’agissait pas seulement d’éduquer les masses, mais d’introduire une pensée latérale qui leur ferait voir les choses sous un kaléidoscope multicolore capable d’ouvrir l’esprit. Malgré certains défauts, je crois donc que cet exercice même de confrontation avec quelque chose de différent de nous, de la majorité de l’opinion publique ou même de la pensée engagée de la gauche, a fait mouche et a démontré combien Houellebecq est le chantre de cette « conscience esclave » définie par Bruno Viard, dans laquelle les hommes vivent à notre époque avec une sorte de pessimisme nihiliste, affligé par leurs propres misères, se reconnaissant dans celles que l’écrivain français incarne, à l’intérieur et à l’extérieur des pages de ses livres.

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