Lu dans la Presse.


Les Échos. Week-End (15/03/2013)

On ne présente plus l’avocat, l’ancien garde des Sceaux, l’homme de conviction et de combat qu’est Robert Badinter. Aujourd’hui, il se remet en danger en devenant librettiste d’un opéra tiré de l’oeuvre de Victor Hugo. Rencontre.

Son bureau, qui donne sur le jardin du Luxembourg dénudé par l’hiver, est comme hanté par la peine de mort. Des crayonnés de guillotines voisinent sur les étagères avec des tableaux représentant des accusés confrontés au verdict fatal ; « le plus grand des abolitionnistes » – titre que l’ancien ministre de la Justice délivre avec un tremblement d’admiration dans la voix à Victor Hugo -, s’y perpétue dans les moindres recoins, photographié à tous les âges, toujours le front fier, par son fils Charles ; et les autographes que collectionne amoureusement le maître des lieux parlent eux aussi à leur façon de la sinistre habitude prise par ceux qui ont fait l’Histoire d’en finir sommairement avec leur prochain. Robert Badinter, sans dissimuler sa fierté d’avoir su flairer l’occasion, sort d’un étui sa plus récente acquisition, la condamnation à mort en latin d’un juif par le tribunal de l’inquisition portugaise. Le document rejoindra bientôt sans doute la console où reposent sous verre d’autres pièces rares – tel cet ordre d’exécution du Comité de salut public, signé de la main de Robespierre -, parmi lesquelles trône un futur joyau pour les collectionneurs des siècles à venir : le texte de la loi du 18 septembre 1981 décrétant l’abolition de la peine de mort.

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« Je suis un monomane de la justice », confesse avec un large sourire celui qui restera à la postérité pour avoir fait adopter par le Parlement la promesse historique de François Mitterrand. Le regard, qu’on a connu traversé de lueurs sombres au moment de ses grands discours au Palais-Bourbon, pétille cette fois de flammèches malicieuses. « Un monomane et un hugolâtre », rajoute-t-il, la voix inchangée, comme toute l’allure d’ailleurs, malgré le poids des années : « Le parcours de Victor Hugo est unique, poète de cour à ses débuts, il est à la fin de sa vie le défenseur de tous les misérables. » C’est ce dialogue permanent qu’il entretient avec l’écrivain français le plus fameux de la planète qui l’a conduit à une aventure créatrice inédite : écrire le livret d’un opéra, intitulé « Claude », dont la première mondiale aura lieu le 27 mars à Lyon, à trois jours de ses quatre-vingt-cinq ans, sur une musique de Thierry Escaich et dans la mise en scène d’Olivier Py.

Tragédie programmée

Tout a commencé il y a trois ans, lors d’un dîner en ville auquel assiste Serge Dorny, le directeur de l’Opéra de Lyon. L’avocat de Roger Bontems évoque avec ses convives le plaisir qu’il avait pris à écrire une pièce sur la descente d’Oscar Wilde au bout de l’enfer pénitentiaire, montée par Jorge Lavelli au théâtre de la Colline. Un autre sujet lui tient à coeur, inspiré une fois encore par les thèmes de la prison et de la peine capitale. Il s’agit de l’histoire de Claude Gueux racontée par Hugo dans sa préface du « Dernier Jour d’un condamné ». « Je me suis demandé quelle était la part de la fiction et du réel dans le récit de Hugo, je suis allé exhumer dans les archives le texte du procès de Troyes. » Le vrai était un voleur récidiviste, ouvrier agricole qui volait les autres ouvriers agricoles, un individu fort peu recommandable. Il tua le directeur des ateliers de la centrale parce que ce dernier avait voulu le séparer de son compagnon Albin. « Une relation que l’on qualifierait aujourd’hui d’homosexuelle, observe Badinter, ce qui n’a rien d’extraordinaire dans le milieu carcéral. » A son tour, suivant l’exemple de son idole littéraire, il va adapter l’histoire : « J’ai changé le personnage, j’en ai fait un révolté, un ouvrier qui a participé à l’insurrection des canuts, parce qu’il ne supporte pas l’injustice. » Entre cet éternel rebelle et un directeur de prison pour qui la révolte est le pire des poisons, la tragédie est d’emblée programmée. Du dîner parisien émerge le projet de faire de cette intrigue un opéra pénitentiaire où le directeur de prison serait une sorte de Javert. « Clairvaux, la plus grande centrale de France, 1.300 personnes à cette époque, monastère cistercien devenu un système pour broyer les hommes, en est le décor tragique », explique le librettiste néophyte. Sa seule exigence fut donc que tous ses compagnons de création fassent le voyage à Clairvaux, transformée à la fin des années 1970 en musée de l’univers carcéral, pour s’imprégner de l’atmosphère.

Pianiste amateur, Robert Badinter est un passionné d’opéra, qui reste à ses yeux « un spectacle total, unique ». S’il n’est pas loin de partager avec Einstein le sentiment que « Mozart est la seule preuve convaincante de l’existence de Dieu », il s’avoue rétif à la mythologie wagnérienne. « Je suis allé souvent à Salzbourg pas à Bayreuth ». Avec Thierry Escaich, organiste internationalement renommé, « un homme charmant », ils vont passer de longs moments à pianoter pour accorder le texte aux notes. « J’ai été un collaborateur docile, assure l’ex-garde des Sceaux, je lui ai dit d’entrée : « Le maître, c’est vous« . » Parmi ses nombreux bonheurs d’auteur, il y a notamment celui d’avoir imaginé un des airs à partir d’une négociation très « économique » entre l’entrepreneur qui avait la concession de la prison et le directeur. « A l’époque on consentait à une entreprise la gestion de l’établissement, elle recevait une subvention de l’administration, le travail des détenus était pour elle, mais en contrepartie elle devait les entretenir, sa marge dépendait de sa capacité à les exploiter au moindre coût. » L’opéra dure une heure quarante, dont près d’une heure trente à l’intérieur de la centrale. Présent au filage, il y a deux semaines, l’auteur de « Claude » avoue avoir été très impressionné par le spectacle. « La musique de Escaich est plus proche de Berg que de Mozart, convient-il, c’est une musique contemporaine mais ce n’est pas une musique d’avant-garde. »
La rencontre du crime et de l’art a souvent trouvé en Robert Badinter un entremetteur. Avec Jean Clair, il avait organisé pour Orsay il y a quelques années une exposition intitulée « Crime et châtiment » qui fut un énorme succès. « J’espère monter un festival de cinéma consacré au crime à l’écran », confie-t-il avant de lâcher non sans une certaine pointe de gourmandise : « l’acte criminel c’est un mystère ». Tous ses livres, une douzaine, de « L’Exécution » à « L’Abolition », tournent autour du même thème, la violence judiciaire, qui est aussi celui de sa pièce « C.3.3. ».

Mais qu’on n’aille pas prétendre devant lui qu’il y a peut-être un peu de comédie dans l’art de la plaidoirie. Le vieux monstre sacré des prétoires se réveille et rugit : « Celui qui donnerait le sentiment de jouer comme un acteur aurait perdu d’avance. La différence majeure avec un discours, c’est qu’au terme de la plaidoirie à cette époque, était en jeu la vie ou la mort de l’accusé. » Lui en sait quelque chose, qui sauva la tête de six condamnés à mort coup sur coup : « A chaque fois c’était un peu plus difficile, ce n’est pas par un discours écrit, mais par une absolue sincérité, le coeur à nu, que vous arrachez la conviction ; j’avais l’écume aux lèvres. » Au point qu’il s’était dit, pendant la campagne de 1981, que si Valéry Giscard d’Estaing était réélu et l’abolition à nouveau repoussée à plus tard, il se condamnait à mourir du coeur à la barre.

Mais François Mitterrand a gagné l’élection présidentielle, et son ministre, une fois la peine capitale extirpée de l’arsenal judiciaire, a abandonné définitivement la robe d’avocat. Maintenant lorsqu’il plaide encore, c’est seulement avec le chant aux lèvres.

Henri Gibier


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