Accueil Livres, Arts, ScènesHistoire Le XXe siècle, un siècle de fer et de sang. Maoïsme. (Saison 3/5). Nous sommes informés de tout. Nous ne savons rien*

Le XXe siècle, un siècle de fer et de sang. Maoïsme. (Saison 3/5). Nous sommes informés de tout. Nous ne savons rien*

par Jacques Trauman

Une histoire de palombe

Pierre Rickmans, de son nom de plume Simon Leys, débute son livre «La forêt en feu» (**), par ce petit conte philosophique de Zhou Lianggong, un lettré chinois du 17 ième siècle : des palombes habitaient dans une forêt. Mais la forêt prit feu et les palombes trempèrent leurs ailes dans une rivière proche puis secouèrent des gouttes au dessus de l’incendie. Dieu leur dit que leur intention était touchante mais que ce manège ne servirait à rien. «On s’en doute, répondirent les oiseaux, mais cela nous fend le coeur de voir cette forêt ainsi ravagée».

Simon Leys grand spécialiste de la Chine
Simon Leys

Ainsi, l’intention déclarée de Simon Leys était de faire connaître aux lecteurs ce qu’était la brillante culture chinoise avant l’incendie, c’est-à-dire avant que le maoïsme et la Révolution culturelle ne détruisent tout. Sa dénonciation du maoïsme, qui datait du tout début des années 1970, alors que les élites françaises et américaines encensaient le Grand Timonier, lui valut d’être ostracisé et lui coûtera sa carrière au sein de l’Université française. Peu importe qu’il fut Prix quinquennal de l’essai en 1981, Prix du meilleur roman étranger décerné par The independant, Prix du meilleur roman décerné en Australie en 1992, Prix Renaudot 2001, Prix Guizot-Calvados en 2004, Prix du Centenaire du Prix Femina 2004, Prix mondial Cino del Duca 2005, Prix quinquennal de littérature 2005, Docteur honoris causa de l’Université de Louvain, etc...non, Simon Leys restera toujours celui qui le premier a dénoncé le maoïsme. En 2008, le département «Philosophie, histoire et sciences de l’homme» de la Bibliothèque Nationale de France proposa une sélection de livres sur la Révolution culturelle. Pierre Rickmans n’y figurait même pas…Pour certains bons esprits, Paul Rickmans, décédé en 2014, était déjà mort depuis longtemps.

Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire ou l’histoire des singes de la sagesse

Or, avec le recul, nous pouvons évaluer aujourd’hui, et en toute objectivité, ce que fut la Révolution culturelle 文化大革命 . C’est là que la phrase finale du livre de Bernd  Freytrag von Lornghoven, «Dans le bunker de Hitler» (déjà citée dans un précédent article), prend tout son sens: «Quand l’histoire vient éclairer la mémoire, c’est le meilleur antidote contre l’intolérance et le retour des illusions».

Dans cet épisode, nous allons parler du livre de Simon Leys, «La forêt en feu» (1983), où il dénonce les faux savants et les faux prophètes du maoïsme. Certes son propos est ironique, tranchant, définitif, excessif sans doute, mais au regards des dizaines de millions de morts de la dictature maoïste, on est tenté d’excuser Simon Leys, qui ne cherche qu’a épancher quelques gouttes d’eau sur la forêt en feu.

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Simon Leys s’en prend d’abord avec délice au Quai d’Orsay, et en particulier à l’ambassadeur Etienne Manac’h.

L’ambassadeur Etienne Manac’h n’avait, en matière de méconnaissance de la Chine, probablement pas fait pire que d’autres, et sans doute moins. Il n’était d’ailleurs pas n’importe qui. Rallié à la France libre en 1941, il fut, de 1951 à 1969, directeur du cabinet de Guy Mollet, puis directeur Asie-Océanie du Quay d’Orsay. De 1969 à 1975, il est ambassadeur de France en République populaire de Chine, puis, en 1974, il est élevé à la dignité d’Ambassadeur de France. Une tâche à ce tableau cependant: il sera accusé de contacts un peu trop étroits avec le KGB, mais ceci est une autre histoire.

Pour Simon Leys, qui fit de Manac’h une de ses têtes de turc (peut-être parce qu’au début de sa carrière Manac’h avait enseigné la philosophie au lycée Galatasaray d’Istanbul! private joke), il y avait une autre ombre au tableau. Retiré près de Pont-Aven, il avait entreprit de rédiger ses mémoires, considérées comme «très reposantes», selon Simon Leys. «Banalités et lieux communs se bousculent , en effet, au fil de ces pages immortelles…».

L'ambassadeur de France salue Mao Zedong
Etienne Manac’h ambassadeur de France en Chine salue Mao Zedong
accompagné par madame Couve de Murville. (1970)

«A l’heure où je m’exilais, j’étais au bord de l’épuisement physique, écrit l’ambassadeur. La Chine était un havre. Je me délivrais de l’action pour entrer en méditation». Ainsi, pour Simon Leys, «la Révolution culturelle aura été «merveilleusement propice» au sommeil de l’estimable diplomate…on se demande quand même ce qui avait amené de Gaulle à se désintéresser aussi brusquement de la Chine -la crise de la Révolution culturelle ? Il ne devait en tous cas plus en attendre grand-chose, comme l’indique le choix de son envoyé».

Simon Leys-Chine-Mao Zedong-Révolution culturelle

Simon Leys ajoute «qu’à l’entendre, aujourd’hui, on est souvent tenté de se demander si l’homme qui parle est l’ancien ambassadeur de France en Chine  ou l’actuel ambassadeur de Chine en France, tant il a le souci, sur notre question, de prévenir les moindres désirs de Pékin».

C’est ainsi que Simon Leys cite cruellement plusieurs passages des mémoires du diplomate, du genre: «Denise à fait la conquête de Kiou et il va même jusqu’à lui ouvrir la portière de la voiture» (vous voyez, commente Leys, ça s’apprivoise très bien, il suffit de savoir comment s’y prendre); «Kiou ne connaît de la langue française que quelques mots essentiels» (qu’à cela ne tienne, dit Leys, si vous saviez ce qu’on réussit à enseigner maintenant, même à des phoques); «Nous nous entendons cependant fort bien, les gestes et les mimiques y aident beaucoup. Quand il faut choisir un vin, Kiou descend à la cave et en rapporte trois bouteilles, qu’il nous présente. Je désigne du doigt la bonne, et le serveur inspecte attentivement l’étiquette. Il sait maintenant distinguer à l’image, à la couleur et au son, le Saint-Emilion du Muscadet, et le Champagne du Chambertin» ( Leys note que, bref, si l’on s’en tenait à ces signes superficiels, on finirait par croire que ces créatures sont douées d’une espèce d’intelligence).
Leys intitule d’ailleurs le chapitre sur Manac’h «En Chine, les yeux fermés».
Mais arrêtons le massacre !

Le Yin et le Yang 陰  陽

Puis Simon Leys s’attaque ensuite à une cible, un peu plus classique, dirons-nous, en la personne de Han Suyin 韩素音. Cette dernière, écrivain a succès morte en 2012 à l’âge respectable de 92 ans, a écrit de très nombreux livres sur la Chine, dont ses mémoires, «Multiples splendeurs», publié en 1952 et adaptées au cinéma par Henry King sous le titre «La colline de l’adieu», qui remporta 8 oscars.

Disons-le tout net : Han Suyin, maoïste apparemment convaincue, fut le porte parole officieux de Mao Tsé Toung en Occident, ce qui lui valut de nombreuses inimitiés et la réputation d’opportunisme, qui lui a souvent fait dire une chose et son contraire.

Pour le sinologue Philippe Paquet, par exemple, il dit d’elle «qu’elle est un monument s’il en est de la littérature sur la Chine, belle eurasienne au talent indéniable de conteuse, mais qui, précisément, ne dédaignait pas de réinventer l’histoire quand cela l’arrangeait (c’est-à-dire souvent)».

Par ailleurs, Claude Roy dit «qu’elle ne dit pas la vérité sur la Chine» et relève des affirmations contradictoires entre plusieurs de ses ouvrages publiés pendant la Révolution culturelle. C’est précisément la brèche dans laquelle s’engouffre Simon Leys en relevant ces contradictions dans un chapitre qui se nomme «Han Suyin : l’art de naviguer».

Relevons trois des nombreux exemples de contradictions dans un petit jeu auquel Simon Leys se livre en les confrontant dans un système de «Pile ou Face», citant des extraits tirés des livres de Han Suyin :

Pile «Dans cette révolution culturelle, une importance toute particulière est donnée à l’usage du raisonnement et du débat. Ce que l’on recherche, ce n’est pas le châtiment physique des éléments mauvais, mais une nouvelle prise de conscience, un ralliement, une unité».
Face «Désormais, chaque organisation, chaque usine, chaque université, possède son espace carcéral… Au cours de séances d’«enquête», on défenestra Luo Ruiqing et il se cassa la jambe».

Révolution culturelle en Chine-
Une humiliation par les gardes rouges

Pile «Loin d’être une absurdité résultant de la folie ou de l’autoritarisme, la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne est un événement logique, utile, nécessaire…».
Face «On traîna l’écrivain Zhao Shuli de village en village…il en mourut. Et tout cela au nom de la démocratie».

Pile «Et pour ceux qui s’imaginent qu’il y a toujours des purges «stalinistes» et des liquidations, je cite maintenant le «Drapeau rouge» : une porte de sortie doit être laissée même aux pires tenants de la voie capitaliste…une porte de sortie, dans la grande tradition de l’humanisme chinois. Pas de liquidations, pas de purges massives».
Face «Une terreur gratuite régnait. C’était terrifiant…du simple harcèlement au meurtre, de l’interrogatoire interminable aux matraquages à mort».

Etc…etc… Merci, Madame Han, on a compris…

De la bien pensance

Je dois l’avouer, ayant terminé mes études au début des années 1970 à l’Université Columbia de New-York, il m’avait totalement échappé que les campus américains fussent des temples de la bien pensance; sans doute étais-je trop occupé à étudier pour remarquer à quel point les universités américaines, influencées souvent d’ailleurs par des philosophes français, sont gangrénées par la pensée unique. Et aujourd’hui encore, plus que jamais.

Révolution culturelle en Chine-Les gardes rouges font la loi
Violences et humiliations pendant la Révolution culturelle. Harbin, août 1966.
Une « session de lutte » : l’accusé porte un bonnet d’âne sur lequel sont inscrits son nom et ses « crimes »
Tout autour les gardes rouges vociférant

A cet égard, Ross Terrill, historien australien spécialiste de la Chine, ayant enseigné à l’Université du Texas après avoir fait de la recherche à Harvard, en est un bel exemple. C’est de lui que Simon Leys se moque après avoir étrillé Han Suyin.

«Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il ait jamais transmis à ses lecteurs aucune information utile sur la Chine (en fait il les a fréquemment induits en erreur); néanmoins, à la différence de ses collègues moins subtils, il s’est arrangé pour naviguer sans avaries majeures dans les eaux traîtresses et turbulentes, et a réussi à maintenir son expertise à flot malgré des conditions particulièrement défavorables».

Leys cite Terrill, qui défend les apports du maoïsme : «C’en est fait de ces anciennes superstitions qui amenaient les paysans chinois à se considérer comme des bâtons ou des oiseaux plutôt que comme des individus conscients». «Mr Terrill croit-il vraiment que, dans la Chine d’avant 1949, les gens se prenaient pour des bâtons ou des oiseaux ?», s’interroge Leys.

Le Laogai, l’enfer concentrationnaire chinois

Car Terrill est un admirateur inconditionnel de Mao. «Nous ne sommes pas des avocats, mais des admirateurs de la Révolution chinoise, affirme-t-il. J’étais touché également par les conquêtes sociales de la Révolution chinoise. D’une façon magnifique, elle a guéri les malades, nourri les affamés et donné la sécurité aux gens ordinaires de Chine…le maoïsme constituait une transformation guidée par un dessin, et ce dessein signifie force, indépendance, un leadership qui subordonne le pouvoir politique à des valeurs…etc…». Mr Terrill écrit tout ceci alors que la Chine sortait à peine d’une des périodes les plus sombres de son histoire. «Le pays qui venait d’avoir été saigné à blanc par les violences de la Révolution culturelle était paralysé de terreur, recru de malheur et de misère, et osait à peine respirer sous le joug imbécile et cruel du gang maoïste», commente Leys.

Mais fermons le ban.
On est tenté de baisser les bras devant tant de stupidité. Et pourtant, il ne le faut pas. Alors que de nouveaux «ismes» redressent la tête, cherchant à perpétuer une longue tradition de stupidité crasse qui se nomme fascisme, nazisme, stalinisme, maoïsme.

C’est que l’heure est à nouveau venue de rester vigilants et de ne pas se laisser entraîner par le chant des sirènes d’une certaine intelligentsia qui semble avoir oublié que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Considérons et méditons enfin cette pensée si profonde de Bossuet : «Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences dont ils chérissent les causes ».

(*)  Saul Bellow, «To Jerusalem and back»(**)
«La fôret en feu», Simon Leys, Herman 1983

Toute la série:
Le XXè siècle, un siècle de fer et de sang
Préambule
Une série de 15 articles/ Staline, Hitler et Mao

Saison 1/
Staline

1/1 Une sympathique petite équipe
1/2 Un dîner qui finit mal
1/3 Le tribunal des flagrants délires
1/4 Une improbable rencontre
1/5 Un mélomane passionné

Saison 2
Hitler
2/1 Dans la tanière du diable
2/2 Le style c’est l’homme
2/3 Hitler chef de guerre
2/4 Le commencement de la fin
2/5Vingt-quatre heures avant l’apocalypse

Saison 3
Mao Zedong毛泽东
3/1 La momie de  Zhongnanhai
3/2 Mao et Staline
3/3 Dans la tannière de la louve
3/4 Guerre et Paix
3/5 Nous sommes informés de tout, nous ne savons rien

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